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JTI MacDonald Corporation c. Canada (Procureure générale)

no. de référence : 500-05-031306-978

JTI MacDonald Corporation c. Canada (Procureure générale)
2009 QCCS 3908

JD1648


COUR SUPÉRIEURE



CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE
MONTRÉAL



N° :
500-05-031299-975

500-05-031306-978

500-05-031332-974






DATE :
2 septembre 2009

______________________________________________________________________



SOUS LA PRÉSIDENCE DE :
L’HONORABLE
ANDRÉ DENIS, J.C.S.

______________________________________________________________________





500-05-031299-975



J.T.I. MACDONALD CORPORATION

Demanderesse intimée



c.



LA PROCUREURE GÉNÉRALE DU CANADA

Défenderesse

et

LA SOCIÉTÉ CANADIENNE DU CANCER

Intervenante

et

JOYAL, LEBLANC

Requérants

et

GILBERT, SIMARD, TREMBLAY

Requérants











500-05-031306-978



ROTHMANS, BENSON & HEDGES INC.

Demanderesse intimée



c.



LA PROCUREURE GÉNÉRALE DU CANADA

Défenderesse

et

LA SOCIÉTÉ CANADIENNE DU CANCER

Intervenante

et

JOYAL, LEBLANC

Requérants

et

GILBERT, SIMARD, TREMBLAY

Requérants





500-05-031332-974



IMPERIAL TOBACCO CANADA LIMITED

Demanderesse intimée



c.



LA PROCUREURE GÉNÉRALE DU CANADA

Défenderesse

et

LA SOCIÉTÉ CANADIENNE DU CANCER

Intervenante

et

JOYAL, LEBLANC

Requérants

Et

GILBERT, SIMARD, TREMBLAY

Requérants







JUGEMENT



(sur requête amendée pour honoraire spécial)







I LE DOSSIER

[1] Les cigarettiers intimés ont contesté devant le soussigné la validité constitutionnelle des mesures législatives et réglementaires mises en place par le gouvernement canadien afin de réglementer la promotion des produits du tabac.

[2] Ont été contestés, la Loi sur le tabac (L.S. 1997, c. 13), la Loi modifiant la Loi sur le tabac (S.C. 1998, c. 38), le Règlement sur l'information relative aux produits du tabac (SOR 2000-272) et le Règlement sur les rapports relatifs au tabac (SOR 2000-273).

[3] Le 13 décembre 2002, le soussigné rejetait le recours des cigarettiers et déclarait constitutionnel l'ensemble des mesures législatives adoptées par le parlement canadien.

[4] Le 22 avril 2005, la Cour d'appel maintenait la validité de l'ensemble des dispositions législatives à l'exception de certaines parties de la Loi sur le tabac.

[5] Le 28 juin 2007, la Cour suprême du Canada, à l'unanimité, cassait le jugement de la Cour d'appel, rejetait les pourvois incidents des cigarettiers et rétablissait le jugement de première instance du soussigné.

II LA PROCÉDURE

[6] Les bureaux d'avocats requérants Joyal, Leblanc, bureau permanent du PGC et Gilbert, Simard, Tremblay, cabinet privé, présentent une requête amendée pour honoraire spécial fondée sur l'article 15 du Tarif des honoraires judiciaires des avocats (L.R.Q. c. B-1, r. 13).

[7] Ils réclament de chacune des trois compagnies de tabac intimées la somme de 300 000 $ soit 900 000 $ au total.

[8] Ils ne réclament aucuns dépens sauf en cas de contestation sur la présente procédure.

[9] La requête est contestée.

III L'HONORAIRE SPÉCIAL

[10] L'article 15 du Tarif permettant l'octroi d'un honoraire spécial est d'une sobriété monacale :

« La Cour peut, sur demande ou d'office, accorder un honoraire spécial, en plus de tous autres honoraires, dans une cause importante. »

[11] La cause Aztec[1] demeure, malgré son âge vénérable, la référence en matière d'honoraire spécial. Le juge Archambault de cette Cour y énumère les facteurs objectifs et les critères d'appréciation de l'importance d'une cause.

1. La gravité et la complexité des questions de fait et de droit soulevées dans l'instance.

2. La nature particulière du litige et le peu de fréquence de son apparition devant les tribunaux.

3. La durée de la préparation et de la présentation de la cause.

4. Le quantum du montant ou des intérêts en jeu.

5. Les études et recherches obligatoires avant et pendant le procès dans un domaine autre que le juridique.

6. Le genre de preuve requise et, particulièrement, la preuve scientifique ou technique par experts.

7. L'assistance ou présence nécessaire d'un conseil ou d'un aide ou expert, surtout lorsque les parties adverses agissent de la sorte.

8. La quantité, l'importance ou complexité des documents étudiés et produits.

9. Le nombre de jours d'enquête et d'audition, le nombre de témoins ordinaires ou experts entendus.

10. La multiplicité des actes et incidents de procédure et leur importance ou utilité relative.

11. La tenue de commissions rogatoires, leur éloignement et leur durée.

12. La répercussion normale du jugement sur la réputation et les affaires des parties ayant commandé une préparation plus complète et plus soignée de la demande ou de la défense.

13. L'ordonnance de mémoires après audition au fond ou sur les incidents sur faits et droit.

14. Les difficultés particulières que présentaient la préparation de la cause et la tenue du procès.

15. Les conférences préparatoires entre avocats, parties ou experts en vue d'écourter l'enquête et de fournir des aveux sur des points particuliers.

16. Les conférences avec les témoins et spécialement les experts avant et pendant le procès.

17. La réunion de plusieurs causes présentant des aspects particuliers, chacune d'elles devant toutefois être traitée séparément en regard de l'honoraire supplémentaire ou spécial demandé.

18. L'existence de multiples recours dont l'exercice ou l'abandon peuvent résulter du jugement définitif dans la cause préparée, entendue, plaidée et décidée.

19. Le nombre de parties au litige, le fait que plusieurs défendeurs plaident séparément ou non des moyens similaires ou différents.

20. L'insuffisance manifeste des honoraires tarifés en regard de l'ensemble de la cause, de ses incidents, circonstances et répercussions.

21. Très rarement exercerait-on une « sage discrétion » en accordant un honoraire supplémentaire spécial, à moins qu'il apparaisse que l'importance d'une cause résulte de la conjugaison de plusieurs des facteurs ci-dessus, dont l'énumération n'est pas présentée dans l'ordre de leur valeur respective.

[12] Le juge Archambault énonce également quelques règles régissant l'octroi d'un honoraire spécial (p. 283 ss.) que l'on peut résumer comme suit :

· l'honoraire spécial est distinct de l'honoraire additionnel fixé au tarif;

· la Cour a discrétion pour l'octroi d'un tel honoraire;

· le juge ayant présidé le procès est le mieux placé pour décider de l'honoraire spécial;

· l'honoraire spécial ne doit pas s'assimiler à une punition ni tenir lieu d'honoraires extrajudiciaires dus par le client à l'avocat.

[13] Les parties intimées ne contestent pas le fait qu'il s'agisse d'une cause importante, mais plaident que le montant réclamé est exagéré.

[14] Elles plaident essentiellement les éléments suivants :

a) les avocats au dossier ont déjà été rémunérés par leur client;

b) le Procureur général du Canada ne réclame jamais d'honoraire spécial et lui en octroyer un serait un dangereux précédent qui risque de décourager quiconque de s'attaquer à une législation fédérale;

c) le Procureur général est habitué aux causes complexes de nature constitutionnelle;

d) la cause de la MIUF (Berthiaume c. Réno-Dépôt (C.S.) [1996] R.J.Q. 1323 ) a établi un plafond de 350 000 $ que l'on ne saurait dépasser.

Le dossier en Cour supérieure.

A) Généralités

[15] Il est inutile de répéter le jugement d'instance pour se convaincre de l'importance de la cause.

[16] Qu'il suffise de rappeler que la Loi sur le tabac et sa réglementation mettaient en cause d'importantes questions constitutionnelles liées aux libertés fondamentales et à l'intérêt général de la collectivité.

[17] Cette Loi faisait référence à un problème mondial puisque l'Organisation mondiale de la santé attribue à l'usage du tabac le décès de 3,5 millions de personnes annuellement dont 45,000 Canadiens.

[18] La Loi et le jugement la validant ont eu un retentissement mondial.

[19] La preuve a démontré que les coûts du tabagisme au Canada avoisinaient les 15 milliards de dollars annuellement.

[20] L'enjeu était donc vital pour le Procureur général du Canada tout comme pour les cigarettiers qui dépensent des centaines de millions de dollars annuellement pour la promotion de leurs produits.

[21] Tous s'entendent pour dire que la cause était d'une importance nationale, l'audition des pourvois en Cour suprême en étant la manifestation juridique.

B) Les procédures judiciaires

[22] La juge Danielle Grenier de cette Cour a assumé la gestion du dossier pendant près de cinq années jusqu'à l'audition au fond par le soussigné.

[23] Le 18 avril 1997, avant l'entrée en vigueur de la Loi, les intimées signifiaient trois requêtes en injonction provisoire et interlocutoire demandant la suspension de l'application de la Loi.

[24] Après deux journées d'audition, la requête en injonction provisoire est rejetée.

[25] S'ensuit une série de procédures :

a) déclarations amendées;

b) défenses;

c) requête en intervention de la Société canadienne du cancer (6 et 7 août 1987) accordée en partie le 28 avril 1997;

d) trois interrogatoires hors cours en vue de cette requête;

e) avis par le Procureur général du Canada du dépôt de 280 pièces et contestations de cet avis par les intimées (plaidoiries et notes et autorités);

f) jugement autorisant le dépôt;

g) d'août 1997 à mai 2000, interrogatoires hors cours d'une durée de 46 jours de nombreux témoins nécessitant une longue préparation et la production de plusieurs centaines de documents;

h) 6 juillet 2000, signification par les intimées d'une requête visant la suspension de l'application du Règlement de la Loi;

i) 20 septembre 2000, rejet de la requête après deux journées d'audition.

[26] Vu l'ampleur du procès (86 000 pages de procédures, témoignages, pièces et expertises), le Procureur général du Canada a dû mettre en place une base de données informatique et retenir les services d'un consultant externe pour la mise en place d'un réseau informatique nécessaire au litige.

[27] Le Procureur général du Canada a fait préparer de nombreuses expertises qui ont été présentées au tribunal par chacun des auteurs.

[28] Certains experts ont assisté les procureurs du Procureur général du Canada pendant toute la durée du procès.

[29] Vu le caractère innovateur de la Loi, une preuve abondante de la communauté internationale en matière de tabac a été présentée.

[30] Vingt-deux conférences préparatoires ont été tenues du 29 avril 1997 au 13 décembre 2001.

[31] L'audition s'est tenue du 14 janvier au 19 septembre 2002 devant un juge particulièrement exigeant, de l'admission de toutes les parties en cause.

[32] Vingt-deux avocats représentaient les parties et plus de 1000 pièces ont été déposées.

[33] En mars 2002, la Cour s'est déplacée en commission rogatoire à Dorchester, Grande-Bretagne, pour entendre un expert des cigarettiers retenu par la maladie.

[34] Le dossier devant la Cour supérieure reproduit en appel comptait 86 490 pages.

[35] Les avocats du Procureur général du Canada ont consacré plus de 25 000 heures au dossier, d'avril 1997 à septembre 2002.

[36] Le procès fut l'objet d'une attention médiatique soutenue et fut suivi tant par la communauté juridique, les organismes gouvernementaux et non gouvernementaux et la communauté internationale vu les questions juridiques et sociales qu'il soulevait.

[37] Devant la Cour suprême du Canada, les procureurs généraux du Québec, de l'Ontario, du Nouveau-Brunswick, du Manitoba, de la Saskatchewan et la Société canadienne du cancer ont reçu la permission d'intervenir au débat et de déposer un mémoire.

[38] Le jugement de la Cour supérieure du Québec fut rendu simultanément dans les deux langues officielles du Canada vu l'importance de la cause pour les Canadiens.

C) La complexité des questions de faits

[39] La contestation de la Loi des compagnies intimées portait essentiellement sur le fait que celle-ci brimait leur droit à la liberté d'expression garanti par la Charte canadienne des droits et libertés et leur droit à mettre en marché un produit dont la vente était légale.

[40] Pour démontrer l'existence d'un lien rationnel entre les mesures législatives attaquées et l'objectif législatif, le Procureur général du Canada a produit une preuve d'expertise complexe notamment sur les sujets suivants :

a) l'utilisation des outils de promotion aux fins de promouvoir la légitimité sociale du tabagisme;

b) la publicité dite « style de vie»;

c) la cigarette « légère»;

d) la fidélité aux marques de cigarettes;

e) l'utilisation de la commandite, de la mise en marché et du paquet de cigarettes comme outil de promotion.

[41] Le Procureur général du Canada a aussi mis en preuve :

a) un « corps d'opinion » mondial sur le tabagisme;

b) une étude comparée de la législation sur le tabac dans 19 pays;

c) une étude comparée sur la législation internationale en matière de mise en garde sur les emballages de tabac;

d) la réalité des maladies causées par l'usage du tabac et l'effet de la dépendance à la nicotine;

e) la création artificielle du concept de cigarette légère ou moins irritante;

f) les effets de la publicité exceptionnellement persuasive des intimées pour diminuer l'anxiété face aux problèmes du tabagisme, pour viser des groupes cibles de fumeurs et lier l'usage du tabac à un style de vie agréable;

g) l'étude statistique en matière de tabagisme au Canada.

D) La complexité des questions de droit

[42] Toutes les questions relatives à la Charte ont été abordées par les parties à telle enseigne que la Cour d'appel a émis des réserves sur le jugement d'instance invitant la Cour suprême à se pencher sur le dossier.

[43] Quant à la Loi, il a été question notamment :

a) de l'admissibilité de la preuve extrinsèque;

b) de la révision complète des principes applicables à l'article 1 de la Charte et de l'article 2 quant à la liberté d'expression;

c) de l'étude de l'article 7 de la Charte et de son application à l'égard des personnes morales;

d) de l'étude de l'article 39 de la Loi sur la preuve au Canada;

e) de la notion d'imprécision législative;

f) de la portée dite excessive des articles 58, 59 c) et 59 f) de la Loi;

g) de la défense de diligence raisonnable prévue à l'article 8 de la Charte.

[44] Quant au règlement de la loi, on aura insisté notamment sur :

a) la légalité et la notion d'expropriation illégale des droits des cigarettiers;

b) la liberté d'expression (article 2 de la Charte) et les principes des articles 1 et 8 de la Charte;

c) le partage des compétences fédérales/provinciales;

d) la présomption d'innocence;

e) la règle d'extraterritorialité.

DISCUSSION

[45] C'est un euphémisme d'affirmer que cette cause est une cause importante au sens de l'article 15 du Tarif et des critères de l'affaire AZTEC.

[46] Tous les éléments auxquels se référait le juge Archambault dans cette affaire et tous ceux précisés par la jurisprudence depuis quant aux critères d'appréciation de l'importance d'une cause sont réunis.

[47] Le professeur Yves-Marie Morissette, un des experts entendus à la demande du Procureur général du Canada, décrivait son expertise comme digne de l'œuvre d'un Cistercien (ordre plus rigoriste que celui des Bénédictins).

[48] Toutes les expertises entendues par le Tribunal participaient de la même exigence.

[49] Les honoraires judiciaires du Procureur général du Canada en vertu du Tarif ont été taxés à 8070 $.

[50] Cette affaire est unique à tous égards et fait partie de la même mouture que l'affaire de la MIUF mutatis mutandis (Berthiaume c. Réno-Dépôt inc. (C.S.) [1996] R.J.Q. 1323 ).

[51] Il est vrai que le dossier de la MIUF a nécessité 460 jours d'audition répartis sur six années. Cette affaire, tout importante soit-elle, demeure une cause de responsabilité civile.

[52] La présente affaire a exigé cinq années de préparation sous gestion particulière, six mois d'audition dans une cause d'intérêt national aux retombées internationales où tous les principes qui constituent le fondement de l'identité canadienne ont été examinés.

[53] Exerçant sa discrétion, le Tribunal qualifie le dossier comme étant de la plus grande importance. De celles qui méritent les honoraires spéciaux les plus élevés.

[54] Le juge Hurtubise dans la MIUF avait accordé un honoraire spécial de 350 000 $ en 1996. Cette somme actualisée en 2008 vaudrait 454 000 $ selon l'indice des prix à la consommation pour le Canada (taux annuel d'inflation à 2,20 %) selon la preuve non contredite déposée par le Procureur général du Canada.

[55] Il est évident que toute comparaison entre les dossiers apparaît boiteuse et qu'une part d'arbitraire restera toujours présente dans l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire.

[56] Ce qui importe est la qualification de cette cause comme étant celle qui doit recevoir le plus haut degré d'importance.

[57] La qualification est affaire de discrétion, de jugement de valeur et d'appréciation. Bref, l'exercice judiciaire de la discrétion décidée par le législateur et confié au juge qui a entendu la cause.

* * * * *

[58] Les intimées, on l'a vu, soulignent quatre objections à l'octroi d'un honoraire spécial.

[59] Le premier veut que les avocats requérants soient déjà rémunérés par leur client. L'argument n'est pas retenu. La Loi sur le Barreau et ses règlements prévoient le type de relation que l'avocat doit avoir avec son client si un honoraire spécial est accordé. L'honoraire spécial existe indépendamment de la note d'honoraires extrajudiciaires de l'avocat.

[60] La deuxième objection veut qu'il serait dangereux d'octroyer un honoraire spécial au Procureur général du Canada, ce qui risque de décourager le citoyen canadien de s'attaquer à la validité d'une loi du parlement.

[61] Il a été convenu de mettre ce moyen en veilleuse jusqu’à la décision de la Cour d’appel dans un dossier connexe qui devait être plaidé dans les jours suivants.

[62] Le troisième argument veut que le lot quotidien du travail des avocats du Procureur général du Canada soit de travailler dans des dossiers constitutionnels et qu'ils sont habitués aux causes complexes. La proposition n'est pas retenue.

[63] D'une part, il faut noter que l'un des cabinets requérants est un cabinet privé alors que l'autre est un cabinet permanent du Procureur général du Canada.

[64] D’autre part, il est vrai que le Procureur général du Canada est souvent mêlé à des causes de droit administratif complexes. Ce fait ne lui nie pas le droit à un honoraire spécial et ce n'est pas à tous les jours qu'une contestation constitutionnelle prend l'ampleur du présent dossier.

[65] Cela dit, la Cour prend acte de l'admission que les avocats et avocates du Procureur général du Canada (tout comme ceux du Procureur général du Québec) sont des procureurs de très haut niveau.

[66] Le dernier argument veut que cette Cour ait établi un plafond de 350 000 $ à titre d'honoraire spécial dans le dossier de la MIUF.

[67] Il est vrai que l'enseignement du juge Hurtubise dans la MIUF ne peut être écarté à la légère, mais les plafonds sont toujours révisables. D'autant que cette cause remonte à 1996.

LE QUANTUM

[68] Cette cause est unique et se situe au plus haut niveau des causes importantes dont traite l'article 15 du Tarif.

[69] Le tribunal fixe à 375 000 $ l'honoraire spécial auquel ont droit les procureurs requérants soit 125 000 $ par intimé.

L'OBJECTION PRISE SOUS RÉSERVE

[70] Le recours a été présenté à cette Cour fin octobre 2008 et, dans les jours suivants, une requête pour honoraire spécial était également présentée devant la Cour d’appel.

[71] Par déférence pour la Cour d’appel et parce qu’aucun précédent jurisprudentiel n’existait, le soussigné a préféré laisser à cette dernière le soin d’ouvrir la voie.

[72] Le jugement qui précède a donc été rédigé dans les premiers jours de novembre 2008 et mis en veilleuse jusqu’à la décision de la Cour d’appel rendue le 23 janvier 2009 ( 2009 QCCA 110 ).

[73] Les procureurs ont souhaité être entendus à nouveau pour commenter ce jugement et plaider l’objection prise sous réserve.

LE JUGEMENT DE LA COUR D'APPEL

[74] La Cour rappelle le caractère discrétionnaire de l’octroi d’un honoraire spécial.

[75] Elle examine ensuite les quatre moyens soulevés par les cigarettiers.

[76] Elle rejette le moyen voulant que les avocats du Procureur général du Canada (PGC) n’aient pas le droit en principe de réclamer un honoraire spécial qui, de toute façon, serait versé au Receveur général du Canada.

[77] Elle rejette la prétention des cigarettiers voulant que la cause ne soit pas une cause importante au sens de l’article 15 du Tarif. Elle affirme au contraire qu’il s’agit d’une cause importante, s’agissant du litige entendu par la Cour d’appel.

[78] Elle retient le moyen voulant qu’il serait contraire à l’ordre public d’accorder un honoraire spécial dans un litige fondé sur la Charte.

[79] Parlant au nom de la majorité, le juge André Forget énonce :

INTÉRÊT PUBLIC

[42] Les intimées plaident qu'il serait contraire à l'ordre public de contraindre les citoyens qui revendiquent la protection des droits garantis par la Chartre à acquitter des sommes importantes (en sus des frais taxés) aux avocats du P.G.C. Une telle approche pourrait avoir un effet dissuasif (« chilling effect ») sur les citoyens qui requièrent la protection de la Charte. Dans Black's Law Dictionary[22] on définit ainsi la doctrine du « chilling effect » :

In constitutional law, any law or practice which has the effect of seriously discouraging the exercise of a constitutional right, e.g., the right of appeal. North Carolina v. Pearce, 395 U.S. 711, 89 S.Ct. 2072, 23 L.Ed.2d 656. The deterrent effect of governmental action that falls short of a direct prohibition against the exercise of First Amendment rights. To constitue an impermissible chilling effect the constrictive impact must arise from the present of future exercise or threatened exercise of coercive power. Reporters Comm. for Freedom of the Press v. American Telephone & Telegraph Co. et al., C.A.D.C., 593 F.2d 1030, 1052; Sec. of State of Md. V. Joseph H. Munson Co., 467 U.S. 947, 104 S.Ct. 2389, 2847, 81 L.Ed.2d 786.

[43] Je sais bien que les intimées défendent uniquement leurs intérêts financiers dans la mise en marché d'un produit qualifié de nocif pour la santé des citoyens. De plus, les intimées n'ont pas invoqué de contraintes financières. Il n'est donc pas question de les comparer aux groupes désavantagés qui tenteraient de faire valoir leurs droits fondamentaux.

[44] Malgré tout, je ne peux me convaincre qu'il soit souhaitable d'accorder des honoraires spéciaux dans un litige fondé sur la Charte. Je crains que le précédent ait un effet pervers.

[45] Les avocats des intimées ont raison de décrire ainsi le rôle particulier du procureur général :

Lorsque la constitutionnalité d'une loi fédérale est contestée, le Procureur général est le représentant de l'État chargé de défendre sa constitutionnalité. Il agit alors dans l'intérêt public. Son rôle et ses obligations diffèrent donc de ceux de parties privées qui cherchent à défendre leurs intérêts particuliers.

[46] Dans les dossiers concernant l'application de la Charte, le citoyen doit prouver la violation d'un droit fondamental. Une fois cette étape franchie, l'État a le lourd fardeau d'établir la justification en conformité avec l'article 1 de la Charte.

[47] Cette exigence impose souvent au P.G.C. le fardeau d'une preuve complexe sur des enjeux sociaux, culturels et politiques qui nécessitent parfois un examen comparatif avec la situation dans d'autres sociétés libres et démocratiques.

[48] Le P.G.C. pourrait presque toujours prétendre que l'affaire est « importante » et réclamer des honoraires spéciaux. Pourtant en s'acquittant de ce rôle, le P.G.C. ne fait que remplir son devoir constitutionnel qui doit être empreint d'objectivité et de neutralité.

[49] Je suis donc d'avis qu'en principe, il n'est pas approprié d'accorder des honoraires spéciaux aux avocats du P.G.C. qui défendent la Constitution. Je dis bien en principe puisque je n'exclus pas que, dans des circonstances exceptionnelles, une semblable demande puisse être accordée; il est toujours périlleux de tenter de prévoir l'avenir.

[50] Je ne crois p as que la présente affaire soit exceptionnelle au point de justifier le paiement des honoraires spéciaux; je souligne que les intimées avaient tout de même obtenu gain de cause en partie devant cette Cour avant de subir un échec en Cour suprême.

[80] De son côté, le juge Joseph Nuss, dissident, ne voit aucun principe légal niant aux avocats du PGC le droit à un honoraire spécial. Il aurait accordé un honoraire de 15,000 $ payable par chacun des trois intimées/appelantes.

L'AUDITION DE MARS 2009

[81] À la suite du jugement de la Cour d’appel, les parties ont demandé à être entendues et l’audition fixée au 13 mars 2009.

[82] À cette date, le PGC présente une requête pour permission d’amender la requête initiale pour honoraire spécial et « demande à être autorisé à faire des représentations concernant les moyens qui n’avaient pas été plaidés lors de l’audition du 31 octobre 2008 et pour soumettre une preuve additionnelle ».

[83] La requête est contestée.

[84] L’amendement est contenu aux articles 7 à 13 de la requête amendée. Il ajoute la pièce R-5, un tableau résumant les dispositifs des jugements de la Cour suprême en matière de dépens dans les causes civiles impliquant le PGC.

[85] L’amendement propose également la pièce R-6, un affidavit de M. Bruno Scheire, gestionnaire au gouvernement canadien qui explique le fonctionnement du Programme de contestation judiciaire du Canada (PCJ), organisme sans but lucratif créé en 1994 et servant à financer les actions en justice qui font évoluer le droit constitutionnel canadien. Un même programme a été créé en juin 2008 visant à aider les personnes qui souhaitent faire respecter devant les tribunaux les droits des minorités linguistiques. Il s’agit du Programme d’appui aux droits linguistiques (PADL).

[86] L’amendement participe également de la demande en réouverture d’enquête.

[87] Nous sommes dans une situation exceptionnelle et la cause n’a pas été plaidée selon les critères traditionnels. Ce n’est pas l’idéal, mais nous devons vivre avec cette réalité.

[88] En règle générale, la Cour supérieure entend la cause, la Cour d’appel étudie le jugement et, le cas échéant, la Cour suprême fait le même exercice.

[89] Ici, deux requêtes distinctes pour honoraire spécial sont présentées simultanément devant cette Cour et la Cour d’appel.

[90] Par déférence, la Cour supérieure attend les enseignements de la Cour d’appel avant de se prononcer. Celle-ci décide « qu’en principe, il n’est pas approprié d’accorder des honoraires spéciaux aux avocats du PGC qui défendent la Constitution. » (Paragr. 49).

[91] Mais du même souffle, la Cour affirme : « je n’exclus pas que, dans des circonstances exceptionnelles, une semblable demande puisse être accordée. » (Paragr.49).

[92] Pour les cigarettiers, il y a chose jugée et cette Cour est liée par le jugement du 23 janvier 2009. Il ne saurait être question de rouvrir le débat ni même d’entendre les arguments du PGC.

[93] Avec égards, la Cour ne partage pas ce point de vue.

[94] Quant aux faits, la Cour d’appel s’est penchée sur la cause qu’elle a entendue. La Cour supérieure se penche sur ce qui s’est passé devant elle.

[95] Quant au droit, la Cour supérieure est liée par les principes émis par la Cour d’appel. Malheureusement, les deux parties ne comprennent pas les principes de la même façon.

[96] Je retiens donc, s’agissant de la requête présentée à la Cour supérieure, qu’en principe il n’est pas approprié d’accorder un honoraire spécial aux avocats du PGC, mais qu’en circonstances exceptionnelles, on peut le faire.

[97] Respectant cet enseignement, la Cour supérieure peut et doit examiner, à la lumière de la preuve faite devant elle, si des circonstances exceptionnelles sont présentes en première instance. C’est une discrétion judiciaire que la loi l’oblige à exercer.

[98] Les règles de procédure sont destinées à faire apparaître le droit et en assurer la sanction.

[99] La Cour supérieure a suspendu le délibéré pour permettre à la Cour d’appel de se prononcer sur une question de droit.

[100] Cette démarche faite, la Cour supérieure reprend le contrôle des débats et vise à ce que les fins de la justice soient servies. Je rappelle que cette requête est distincte de celle présentée en Cour d’appel.

[101] La loi permet l’amendement en tout temps avant jugement en autant qu’il n’est pas inutile ou contraire aux intérêts de la justice.

[102] La Cour autorise l’amendement puisqu’il permet d’obtenir une preuve complète, nécessaire et utile vu le nouveau principe émis par la Cour d’appel.

[103] Il importe peu de se pencher sur la réouverture d’enquête puisque l’amendement étant reçu, la Cour permet le dépôt des pièces R-5 et R-6.

DISCUSSION SUR LES CIRCONSTANCES EXCEPTIONNELLES

[104] Il n’est pas facile de rendre jugement en l’instance en respectant les enseignements de la Cour d’appel.

[105] On a vu que le juge Forget établit un principe qui souffre des exceptions.

[106] Le juge Nuss ne croit pas à ce principe.

[107] De son côté, le juge Brossard ne croit pas que ce dossier soit « le dossier approprié pour se prêter à une telle distinction ou discussion » (paragr. 76). Il ne croit pas non plus que ce dossier soit un dossier important au sens de l’article 15 du Tarif.

[108] Les juges majoritaires craignent l’effet dissuasif (chilling effect) d’accorder un honoraire spécial au PGC sur le droit éventuel d’un citoyen qui revendique la protection de droits garantis par la Charte.

[109] La preuve en l’instance, que la Cour d’appel n’a pas eu le loisir d’apprécier, montre que ce dossier est un dossier exceptionnel qui permet l’octroi d’un honoraire spécial.

[110] La Cour d’appel souligne que, dans des circonstances exceptionnelles, un honoraire spécial peut être accordé au PGC. Le tribunal craint que si ce dossier n’est pas un dossier exceptionnel au sens où l’entend la Cour d’appel, aucun dossier ne se qualifiera dans l’avenir.

[111] Tous les arguments constitutionnels des intimées visaient la défense de leurs intérêts commerciaux et notamment à promouvoir un produit nocif à la santé des consommateurs.

[112] Leur attaque de la constitutionnalité de la Loi, jugée ultimement valide, a coûté une fortune aux citoyens canadiens pour que soit protégé l’intérêt public.

[113] Toute la stratégie commerciale des intimées, la preuve le montre, visait à inciter à la consommation d’un produit inutile et nocif en grande partie au moyen de fausses représentations (cigarettes légères, filtre moins dommageable pour la santé, publicité style de vie, etc.).

[114] Cette stratégie visait les segments les plus fragiles de la société tout en créant une dépendance à la nicotine, une des drogues les plus addictives qui soit.

[115] Bref, nous sommes bien loin de la liberté d’expression et de commerce et du « chilling effect » redoutés par les intimées.

[116] Une personne bien au fait de l’affaire ne saurait craindre que l’octroi d’un honoraire spécial en l’instance provoque un effet dissuasif envers tout plaideur revendiquant un droit garanti par la Charte.

[117] Il existe au Canada des programmes de contestation judiciaire qui servent à financer les actions en justice qui font évoluer les droits constitutionnels des Canadiens (pièce R-6). Il n’y aurait rien de scandaleux, s’agissant de la présente affaire, à ce que l’autorité gouvernementale décide de verser à ces programmes un éventuel honoraire spécial accordé par un tribunal canadien.

[118] Il existe une coutume bien établie devant la Cour suprême du Canada d’accorder ou non des dépens dans des causes civiles impliquant le PGC (pièce R-5).

[119] Cette Cour ne saurait exercer son droit discrétionnaire d’accorder des dépens ou un honoraire spécial dans une cause où son octroi aurait un effet dissuasif sur toute personne revendiquant un droit constitutionnel sérieux.

[120] Exerçant la discrétion voulue par le législateur, la Cour en vient à la conclusion que les circonstances exceptionnelles de l’affaire en Cour supérieure militent en faveur de l’octroi d’un honoraire spécial.

PAR CES MOTIFS, LA COUR :

ACCUEILLE en partie la requête;

FIXE l'honoraire spécial payable aux avocats JOYAL, LEBLANC et à GILBERT, SIMARD, TREMBLAY à 375 000 $;

ORDONNE aux intimés J.T.I. MACDONALD CORPORATION, ROTHMANS, BENSON & HEDGES INC. et IMPERIAL TOBACCO CANADA LIMITED de payer chacune 125 000 $ aux cabinets JOYAL, LEBLANC et GILBERT, SIMARD, TREMBLAY avec intérêts à compter du 2 octobre 2009;

AVEC DÉPENS.






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ANDRÉ DENIS, J.C.S.





Me Claude Joyal

Me Marie Marmet

JOYAL, LEBLANC

GILBERT, SIMARD, TREMBLAY

Requérants



Me Douglas Mitchell

Me Catherine McKenzie,

IRVING MITCHELL KALICHMAN, S.E.N.C.R.L.

Me Rachel Ravary

McCARTHY TÉTRAULT S.E.N.C.R.L.

Me Gregory Bordan

OGILVY RENAULT S.E.N.C.R.L.

Intimés