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Cégep Beauce-Appalaches c. Morin

no. de référence : 200-17-010865-095

Cégep Beauce-Appalaches c. Morin
2009 QCCS 3770

COUR SUPÉRIEURE



C A N A D A

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE QUÉBEC




N° :
200-17-010865-095



DATE :
14 août 2009

______________________________________________________________________



SOUS LA PRÉSIDENCE DE L’HONORABLE NORMAND GOSSELIN, j.c.s.



______________________________________________________________________





CÉGEP BEAUCE-APPALACHES



et



CHARLES GARNEAU



Requérants



c.



ME FERNAND MORIN



Intimé



et



SYNDICAT DES ENSEIGNANTS(TES) DU CÉGEP BEAUCE-APPALACHES



Mis en cause

______________________________________________________________________



JUGEMENT

______________________________________________________________________





[1] Les requérants Cégep Beauce-Appalaches (le Cégep) et son directeur Charles Garneau présentent une requête en révision judiciaire à l'encontre de la sentence arbitrale rendue par l'arbitre Fernand Morin le 5 janvier 2009, qui accueille un grief formulé par monsieur Jean Couture, membre du Syndicat des enseignants(tes) du Cégep Beauce-Appalaches (CSN) mis en cause.

LES FAITS

[2] Le plaignant Jean Couture est professeur de physique électronique à l'emploi du Cégep depuis près de 30 ans.

[3] La série d'événements qui mènera aux trois griefs qui seront éventuellement soumis à l'arbitre Morin commence le 30 mars 2007. Au cours d'une session d'examen dont il a la surveillance ce jour-là, monsieur Couture s'endort pendant une période que l'employeur évalue à environ 15 minutes.

[4] Convoqué par l'employeur, monsieur Couture rencontre le directeur des ressources humaines, monsieur Georges Salvas, et l'adjointe à la direction des études, madame Rachel Aubé, le 16 avril 2007. Accompagné alors de deux représentants syndicaux, il est requis d'expliquer son comportement.

[5] Le 3 mai 2007, le directeur des études Denis Rousseau adresse à monsieur Couture un avis de doléance[1]. Les deux derniers paragraphes de cette lettre se lisent comme suit :

« Le Collège ne peut tolérer qu'un de ses enseignants dorme pendant ses périodes de cours. Toute récidive fera l'objet d'un nouvel avis de doléance, conformément à l'article 5.18.01 de la convention collective.

Par ailleurs, si vous rencontrez des problèmes de santé qui vous rendent totalement incapable d'accomplir les tâches habituelles de votre emploi, nous vous enjoignons d'en informer le Collège, conformément aux dispositions de l'article 5-5.26 de la convention collective. »

[6] Ce même 3 mai 2007, monsieur Couture dépose une plainte de harcèlement contre le directeur des ressources humaines, monsieur Georges Salvas. Cette plainte est adressée au comité du traitement des plaintes constitué en vertu de la politique du Cégep visant à promouvoir un milieu d'études et de travail exempt de harcèlement et de violence[2].

[7] Le Cégep retient les services du consultant Jean-Pierre Giguère en vue de mener une enquête sur la plainte de monsieur Couture, toujours en vertu de sa politique. Au terme de cette enquête, monsieur Giguère fait rapport le 27 juin 2007. Il conclut à l'absence de harcèlement psychologique de la part de monsieur Salvas au sens de l'article 81.18 de la Loi sur les normes du travail[3]. À titre de recommandation, il écrit cependant, à la fin de son rapport :

« Même si cet événement (épisode de sommeil) ne constitue pas selon M. Couture, une invalidité permanente au sens de la convention collective, article 5-5.26, afin d'éviter toute ambiguïté dans l'avenir et applanir (sic) les difficultés, monsieur Couture aurait avantage à fournir à son employeur un certificat (billet) médical, provenant de son médecin traitant, qui pourrait expliquer ses épisodes de sommeil le jour au travail, si toutefois ce problème que vit M. Couture est du domaine médical, comme il l'a fait antérieurement pour expliquer son besoin de boire (s'hydrater) lorsqu'il en ressent l'envie. »

[8] Le 18 octobre 2007, à l'occasion d'une session d'examen dont il a la surveillance, monsieur Couture s'endort à nouveau.

[9] Le 5 novembre 2007, accompagné du représentant syndical Maxime Poulin, monsieur Couture rencontre le directeur général Charles Garneau et le directeur des ressources humaines Georges Salvas. À l'insu de messieurs Garneau et Salvas, la conversation est enregistrée. La transcription sera éventuellement produite à l'audience.

[10] L'objectif de la rencontre est de convaincre le directeur général de retirer du dossier de monsieur Couture la lettre de doléance du 3 mai 2007. D'entrée de jeu, monsieur Couture remet à monsieur Garneau un billet médical signé par son médecin traitant sur lequel on peut lire « hypersomnolence d'éthyologie pathologique actuellement en cours d'évaluation »[4].

[11] Tout au long de cette rencontre, le directeur général se montre sceptique comme le montrent ces quelques extraits de ses interventions :

p. 25 :

« Moi, là, je commence à être un peu inquiet de la situation qui vous concerne. On a eu une première plainte relative au fait que vous avez dormi, et, consécutivement à ce… à cet événement-là, vous avez fait un grief, selon la procédure. »

p. 34-35 :

« Non.

Mais je vous ai dit que j'allais faire une petite remarque, je voudrais la compléter.

Ce comportement-là est inacceptable, quelles que soient les raisons, médicales, familiales, et cetera, c'est un comportement devant les étudiants qui nous nuit beaucoup, qui nous donne mauvaise réputation et qui vous donne mauvaise réputation.

Le savez-vous, ça?

Deuxièmement, je m'inquiète parce que je me questionne à dire, on s'est parlé au mois d'août, on a très bien dit : « Si vous avez un billet médical, on va regarder ça, on va l'analyser. »

Mais, là, il y a une deuxième plainte qui rentre et, là, woups! demande de rendez-vous de la part de monsieur Couture pour déposer un document.

Quel hasard! »

p. 36-37 :

« Non, mais vous allez répondre après.

Je vous ai laissé parler tantôt, là, vous allez répondre après.

Je suis inquiet, parce que voici une série d'événements qui se répètent et on retombe dans des… dans des situations, des explications questionnables. Et, je vous dis, je commence à avoir la mèche courte pour de tels comportements, parce que ce comportement-là ne peut pas être accepté dans un cégep.

Vous avez eu une très belle carrière, monsieur Couture, O.K., puis là vous êtes en train de vous préparer une sortie pas mal désagréable – pas mal désagréable. Parce que, là, vous êtes en train de nous mettre dans une situation où il faudra qu'on prenne des décisions qui seront pas, peut-être, très intéressantes pour tout le monde.

C'est ce que j'avais à vous dire ce matin. »

p. 47 :

« … c'est que votre DG, ce qu'il vous dit c'est que votre corridor, il commence à être rapetissé pas mal. C'est ça que je vous dis.

Parce que vos exemples que vous donnez, vos explications que vous nous donnez, vos manipulations que vous mettez sur la table, je vous dis que ça commence à rapetisser comme ça. »

p. 78 :

« Je suis inq… tu sais, je suis inquiet puis il faudrait pas que ces événements-là se multiplient trop parce que je vais être dans l'obligation de prendre une décision, pis, là, ben, regardez, ça suivra son cours pis il y a des affaires que c'est ben long à régler, là, pis ça se réglera dans ben longtemps, là, pis on… ça va être de même.

Et c'est le message que je veux que vous reteniez aujourd'hui, que je voulais vous transmettre.

p. 105-106 :

« … puis si la situation devait se répéter de nouveau ou continuer, je vais prendre une décision. Puis elle sera pas avantageuse pour monsieur Couture, mais je vais prendre une décision pour que ces comportements-là, inacceptables, ne se reproduisent.

Même si monsieur Couture nous a donné trente-quatre (34) années, ou trente-deux (32), ou vingt-huit (28) ans de sa carrière ici, puis même s'il a eu des hommages dans le passé, moi, je vis en deux mille sept (2007) puis, en deux mille sept (2007), on se donne la main pour avoir une bonne réputation au cégep, puis ça, ça nous nuit, c'est une honte puis il se nuit lui-même puis j'accepterai pas ça.

Alors, je vais prendre une décision un jour si ça continue, puis, là, ben, regarde, ça prendra… ça prendra une voie que… qu'on connaît.

Ça va être… on va régler des affaires ici, certain. On va mettre devant nos étudiants des profs qui sont capables d'avoir les yeux ouverts devant eux. Point à la ligne. Quelles que soient les raisons.

Il y a aucune raison qui justifie qu'on tolère qu'un enseignant dorme devant les étudiants… »

[12] Quelques jours plus tôt, soit le 2 novembre 2007, monsieur Salvas, directeur des ressources humaines, avait convoqué monsieur Couture à une rencontre devant se tenir le 8 novembre 2007 relativement à l'épisode de sommeil du 18 octobre 2007.

[13] À cette rencontre du 8 novembre 2007, sont présents, outre monsieur Salvas, madame Aubé et messieurs Couture et Maxime Poulin, représentant syndical. À cette occasion, monsieur Couture remet à monsieur Salvas un billet médical signé le 25 octobre 2007 par son médecin traitant, le docteur Clément Morin.

[14] Le docteur Morin y fait état de trois facteurs susceptibles de générer de la somnolence chez monsieur Couture : Premièrement, la prise d'un médicament appelé Catapress destiné à contrôler la tension artérielle du patient. Deuxièmement, la présence d'apnée du sommeil aggravée par une condition d'obésité morbide. Troisièmement, l'apparition d'un diabète qui n'était pas encore contrôlé au moment des épisodes de somnolence. Le médecin termine ainsi :

« […] En conclusion, M. Couture a plusieurs raisons d'être hyper somnolent et toutes ces conditions réunies constituent un facteur extrêmement dangereux de provoquer de la somnolence de sorte que, des traitements adaptés seront incidemment entrepris dès que possible pour corriger l'ensemble de cette situation.

Ces démarches ont déjà été entreprises et seront complétées avec la médication que nous allons instaurée (sic) aujourd'hui le 25 octobre 2007. »

[15] Le lendemain de cette rencontre, soit le 9 novembre 2007, monsieur Salvas écrit à monsieur Couture pour lui demander d'autoriser le docteur Michel Lizotte, médecin retenu par le Cégep, à communiquer avec le docteur Clément Morin afin de discuter de la portée du billet médical du 25 octobre 2007. Le 28 novembre 2007, monsieur Salvas écrit à nouveau à monsieur Couture pour lui demander de se présenter le 5 décembre 2007 au bureau du docteur Lizotte en vue d'une expertise médicale conformément à la clause 5-5.26 de la convention collective.

[16] Ce 28 novembre 2007, monsieur Salvas convoque monsieur Couture à une rencontre devant se tenir le même jour pour faire suite à la rencontre du 8 novembre 2007. Au terme de cette réunion, à laquelle assistent aussi madame Rachel Aubé et monsieur Maxime Poulin, représentant syndical, madame Aubé remet à monsieur Couture un avis de doléance. Il convient de reproduire le texte de cet avis :

« Objet : Avis de doléance – article 5-18.01 b) de la convention collective.

Monsieur,

Le 8 novembre 2007, je vous rencontrais en présence de messieurs Georges Salvas, directeur des ressources humaines et Maxime Poulin, vice-président aux relations du travail du Syndical des enseignantes et des enseignants du Cégep Beauce-Appalaches (SEECBA) afin de discuter de votre comportement lors du cours (période d'examen) de mécanique et statique donné le 18 octobre 2007. Des étudiants de ce cours nous ont informé (sic) que, pendant une période approximative de 15 minutes, vous avez eu des périodes de sommeil intermittent.

Pour toutes explications, vous nous avez déposé une lettre de votre médecin traitant, attestant que vous avez plusieurs raisons d'avoir présenté des épisodes de somnolence qui ont pu nuire dans l'exécution de votre travail et vous nous avez mentionné que vous avez failli vous endormir mais que des étudiants assis près de vous vous ont tenu éveillé.

Tel que mentionné dans notre lettre datée du 3 mai 2007 et signé par monsieur Denis Rousseau, le Collège ne peut tolérer qu'un de ses enseignants dorme pendant ses périodes de cours. Pour cette raison, nous portons le présent avis de doléance à votre dossier.

Cependant, cet avis pourra être retiré de votre dossier si votre médecin traitant ou le médecin désigné par le Collège en vient à la conclusion que les problèmes de santé que vous rencontrez vous rendent totalement incapable d'accomplir les tâches habituelles de votre emploi.

Recevez, Monsieur, mes salutations.



La directrice des études

(S) Rachel Aubé

Rachel Aubé

RA/lp

c.c. M. Georges Salvas, directeur des ressources humaines »

[17] Tel que prévu, monsieur Couture se présente à la clinique du docteur Lizotte le 5 décembre 2007 pour y être examiné en relation avec sa condition. Le 11 décembre 2007, l'expert fait parvenir au Cégep son opinion. On peut y lire, aux pages 4 et 5 :

« DISCUSSION :

M. Couture est un enseignant né en 1950 et qui présente principalement comme problématique médicale l'hypertension artérielle essentielle qui est assez bien contrôlée au point de vue des chiffres tensionnels actuellement. Cependant, c'est une médication dont la combinaison n'a pas été nécessairement facile selon l'information que l'employé nous a donnée. De plus, il y a des effets secondaires à ces médicaments dont la somnolence. Le nouveau médicament qui a été recommandé par le médecin traitant explique cette somnolence. M. Couture devrait s'y adapter.

L'obésité représente un facteur de risque et il en est conscient. Il commence à perdre du poids mais il devra perdre environ 100 livres, ce qui pourrait pendre plus de 1 an, soit près de 2 ans avant qu'il puisse vraiment atteindre cet objectif. Son diabète est bien contrôlé selon l'information qu'il nous transmet. C'est un diabète traité avec hypoglycémiants oraux, ce qui est différent d'un diabète insulinodépendant. Il aurait avantage à consulter une diététiste pour l'aider dans cette perte de poids tout en considérant son état diabétique. Il est motivé et il ne veut pas ignorer ce facteur de risque. Il veut s'assurer des résultats en suivant les conseils de son médecin et en étant plus rigoureux dans son suivi médical.

M. Couture est-il toujours apte à enseigner ou est-il invalide au sens du régime d'assurance-vie, maladie et traitement dont il bénéficie?

Au questionnaire et à l'examen, nous ne retrouvons pas d'état pathologique qui pourrait justifier une absence au travail actuellement. Bien sûr, il a des problèmes comme mentionné précédemment et le suivi médical ne nécessite pas un arrêt de travail. Il demeure de la responsabilité de M. Couture de suivre les recommandations médicales de son médecin traitant.

Si M. Couture est toujours apte à enseigner, doit-il bénéficier d'aménagements particuliers d'horaire ou de travail afin de rendre une prestation de travail conforme à nos attentes?

À notre avis, il n'y a aucune restriction médicale et il n'y a pas lieu d'aménager quoi que ce soit dans son horaire ou son travail.

Le diagnostic émis par son médecin traitant?

Le diagnostic a été mentionné dans la discussion, c'est-à-dire l'hypertension, l'obésité et le diabète non insulinodépendant.

La nature, la nécessité, la suffisance ou la durée des soins ou des traitements administrés ou prescrits?

La médication a déjà été prescrite par le médecin traitant. Nous pensons que tout est adéquat. Il faut donc suivre les recommandations et si l'évolution est favorable, le pronostic s'avère bon.



(S) Michel Lizotte

MICHEL LIZOTTE

Médecin conseil

ML/kt

Transcrit le : 2007-12-11 »

[18] Bref, le docteur Lizotte confirme la justesse du billet médical du docteur Morin.

[19] Quelques semaines plus tard, soit le 8 janvier 2008, le docteur Lizotte écrit un rapport complémentaire portant sur les effets secondaires de la médication que prend monsieur Couture :

« Le présent rapport fait suite à l'expertise médicale de M. Jean Couture qui nous a été possible de rencontrer le 5 décembre 2007 à la demande du CEGEP Beauce-Appalaches.

L'interrogation porte sur les effets secondaires de la médication qu'il prend en regard d'une situation de somnolence qu'il a présentée. Il est vrai que dans la médication de M. Couture, certains médicaments peuvent engendrer de la somnolence comme par exemple, le Catapress. Cependant, ce médicament n'est tout de même pas un somnifère et habituellement, l'employé peut s'adapter à cette médication et il ne peut pas à lui seul expliquer le fait qu'il puisse s'endormir alors qu'il est dans un local où il surveille les examens. En effet, il faut convenir qu'il y a d'autres facteurs qui se réfèrent aux habitudes de vie.

Considérant ces faits, nous avons conclu qu'il pouvait accomplir ses tâches de travail sans aucune restriction médicale.



(S) Michel Lizotte

MICHEL LIZOTTE

Médecin conseil

ML/kt

Transcrit le : 2008-01-08 »

[20] Le 21 décembre 2007, le syndicat dépose un grief de harcèlement visant le directeur général. Il est rédigé comme suit :

« Nature du grief 1 : HARCELEMENT

Clauses :

Date de l'avis d'arbitrage : 2008-01-14

Faits et correctifs :

Exposé du grief:

J'ai été victime de propos et de comportements de la part de mon Directeur Général de mon collège, qui constituent au sens de la Loi, du harcèlement psychologique.

Correctif requis:

Que cette pratique cesse immédiatement. Que je sois compensé pour les dommages que j'ai subis et que l'on rétablisse tous mes droits reconnus à la convention collective incluant les dommages moraux et exemplaires, le tout avec intérêts. »

[21] Comme nous le verrons plus loin, ce grief réfère aux propos tenus par monsieur Garneau lors de la rencontre du 5 novembre 2007.

[22] Le 24 janvier 2008, monsieur Garneau écrit à monsieur Couture :

« Objet : Grief de harcèlement

Monsieur Couture,

J'ai été informé par le directeur des ressources humaines, monsieur Georges Salvas, que vous avez déposé un grief d'harcèlement à mon égard.

Tenant compte de cela, je vous informe que je suspends le traitement de votre demande de retirer de votre dossier la lettre de doléance relative au fait que vous avez eu un épisode de sommeil lors de la surveillance d'un examen.

Je demeure disponible si vous avez besoin d'explications supplémentaires.

Acceptez, monsieur Couture, mes salutations.

Le directeur général,

(S) Charles Garneau

Charles Garneau »

[23] Cette lettre est suivie de deux autres griefs déposés le 28 janvier 2008. Ils portent les numéros 2010-0000193-1120 et 2010-0000194-1120 au greffe des tribunaux d'arbitrage du secteur de l'éducation. Le premier est un grief syndical et le second émane de monsieur Couture. Ils sont tous deux libellés comme suit :

« Faits et correctifs :

Exposé du grief:

Suite aux événements du 03 mai 2007 des propos tenus le vers le 22-23 janvier 2008 et une lettre du 24 janvier 2008 de la part du Directeur Général de mon Cégep, je considère être victime d'humiliation et de comportements non désirés qui constituent du harcèlement psychologique et une atteinte à ma dignité.

Correctif requis:

Que cette pratique cesse immédiatement. Que votre membre soit compensé pour les dommages qu'il a subit (sic) et que l'on rétablisse tous les droits reconnus à la convention collective incluant les dommages moraux et exemplaires, le tout avec intérêts. »

[24] Le 25 janvier 2008, monsieur Salvas, directeur des ressources humaines, met en branle le processus d'enquête prévu en vertu de la politique du cégep visant à promouvoir un milieu d'études et de travail exempt de harcèlement et de violence. Par lettre du même jour, il invite monsieur Couture à rencontrer monsieur Jean Benoit qui a été nommé pour mener l'enquête. La rencontre doit avoir lieu le 29 janvier 2008.

[25] Monsieur Couture et son syndicat déclinent l'invitation. Dans son rapport du 4 février 2008 sur la recevabilité de la plainte 001-008 (le premier grief), monsieur Benoit conclut qu'il s'avère impossible de poursuivre l'instruction de l'allégation de harcèlement psychologique dans le cadre de son enquête.

[26] Les trois griefs sont confiés à l'arbitre Fernand Morin.

INTERVENTION ET PRÉCISIONS

[27] Avant que les griefs ne soient entendus, l'arbitre Fernand Morin est saisi d'une demande d'intervention de la part du directeur général Charles Garneau visé par les allégations de harcèlement.

[28] Dans une décision préliminaire du 4 juin 2008, l'arbitre fait droit à la demande d'intervention. Il considère notamment que les trois griefs portent sur les propos et le comportement de monsieur Garneau et que les moyens de défense que pourrait opposer l'employeur pourraient ne pas concorder avec ceux du principal concerné.

[29] Par ailleurs, l'employeur demande aussi que soient précisés les fais à l'appui de chaque grief. Ces précisions sont communiquées par le syndicat à l'arbitre Morin le 19 juin 2008[5]. On y indique que les gestes de harcèlement reprochés à monsieur Garneau ont été posés à trois occasions : lors de la rencontre du 5 novembre 2007, lors d'une rencontre à la cafétéria le 21 janvier 2008 et enfin dans une lettre de monsieur Garneau à monsieur Couture en date du 24 janvier 2008.

[30] En début d'audience, le syndicat ajoute, par amendement, un quatrième événement, soit une rencontre entre monsieur Garneau et monsieur Couture survenue le 1er et le 12 décembre 2007.

LA SENTENCE ARBITRALE

[31] La sentence arbitrale est déposée le 5 janvier 2009. Elle fait suite à cinq jours d'audition.

[32] Bien que trois griefs aient été formulés et soumis à l'arbitre, il ne se prononce que sur le premier grief, celui du 21 décembre 2007 relatif aux propos tenus par monsieur Garneau lors de la rencontre du 5 novembre 2007. Il convient de reproduire sa conclusion :

« Par ces motifs, nous faisons droit au grief de M. Jean Couture (point 1.1) et ordonnons à l'employeur de cesser ces contrôles abusifs auprès de M. Couture et notamment l'usage exceptionnel de contrôle administratif concernant son enseignement.

À l'égard des autres conclusions recherchées par ce grief, il y a lieu de procéder auparavant à un complément d'enquête tel que préalablement convenu entre les procureurs (point 2). De même en est-il, s'il y a lieu, pour ce qui est des griefs présentés par l'employeur (point 1.3). »

[33] Après avoir résumé les témoignages entendus et la position respective des parties, Me Morin expose les motifs de sa décision aux pages 11 à 14.

[34] L'arbitre analyse d'abord la conduite de l'employeur relativement aux avis de doléance du 3 mai et du 28 novembre 2007 reliés aux épisodes de sommeil en classe. Il dénonce l'attitude de l'employeur qui, non satisfait de l'attestation médicale déposée par monsieur Couture et confirmée par le médecin du Cégep, exige, comme condition du retrait des avis de doléance, qu'il soit médicalement établi que le plaignant est totalement incapable d'accomplir les taĉhes habituelles de son emploi.

[35] Ce constat étant fait, l'arbitre mentionne ensuite une série de tracasseries administratives « dont la concomitance ne peut être que révélatrice d'une attention tracassière et soupçonneuse apportée aux affaires concernant M. Couture »[6].

[36] Il fait état d'une enquête au sujet du respect par monsieur Couture de droits d'auteur et d'une convocation du 23 janvier 2008 (S-28) à cet égard.

[37] L'arbitre réfère aussi à un questionnement de l'employeur relativement aux coûts demandés aux étudiants par monsieur Couture pour le matériel pédagogique qu'il leur fournissait (S-7).

[38] Enfin, Me Morin mentionne aussi la lettre du 15 janvier 2007 adressée à monsieur Couture par le directeur des études Denis Rousseau (S-6) relativement à des plaintes émanant des étudiants relativement aux plans de cours, aux critères de correction, aux délais de correction, à la pondération des cours, aux consignes de laboratoire, au cadre horaire et à la vente des notes de cours. Dans cette lettre, monsieur Couture se voit imposer des mesures de contrôle visant à corriger ses lacunes.

[39] Qualifiant ces interventions de l'employeur de tracasseries administratives imposées au plaignant, l'arbitre conclut conne suit, à la page 13 :

« Il n'y a pas lieu de nous arrêter à la qualification des intentions réelles de l'employeur ni d'en supputer quelques autres portées car les effets de ses multiples décisions administratives concernant à la fois l'état de santé de M. Couture et la qualité de son enseignement que nous avons déjà soulignés nous contraignent à constater que M. Couture connut une situation vexatoire, pénible, voire humiliante et ce, d'autant plus que les rapports de contrôle lui étaient plutôt favorables tant au plan médical (point 4.3.8 que pédagogique (point 4.6). Par les contrôles et les exigences imposés par l'employeur et répétés, nous considérons que M. Couture dut effectuer son enseignement en un milieu de travail qui portait atteinte à son intégrité psychologique et à sa réputation professionnelle et ce, à l'égard d'une personne qui enseigne depuis plus de trente ans. C'est pourquoi, nous sommes d'avis que M. Couture se trouva, bien malgré lui, en une impasse inique.

Certes, on invoqua le fait que M. Couture s'est déclaré néanmoins satisfait au terme de la rencontre du 5 novembre 2007 (point 7, in fine). Ce fait ne modifie en rien la situation antérieure provenant de la direction du cégep. Nous y voyons davantage une manifestation claire qu'il aurait fallu seulement un peu de compréhension, de compassion et d'attention pour établir un niveau de climat " tolérable " à l'avantage de M. Couture et il n'aurait pas eu à formuler une telle plainte (point 1.1).

En somme, M. Couture connut, au cours de la période visée par ce grief (point 1.1) un milieu de travail qui lui fut personnellement néfaste selon les termes retenus à l'article 81.18 , par. 1, LNT. Nous le réitérons, on demandait à ce professeur qui doit suivre une médication pour certains maux qui l'assaillent et qui l'accablent, d'établir qu'il était " […] totalement incapable d'accomplir les tâches habituelles de votre emploi […] " (pièce S-26) et ce, à titre de condition du retrait des avis de doléance. Nous le réitérons, cette condition signifiait, en français, en fait et en droit, que si cette même situation était établie, la durée de son emploi pourrait aussi se terminer. Cette dernière condition est malheureuse et inique parce qu'elle signifiait ainsi le peu de considération que l'on entretenait à l'égard du professeur. Si les mots sont les courriers de la pensée, celle-ci en l'occurrence, était contraire au climat de travail que tout employeur doit assurer au bénéfice des membres de son personnel (art. 81.19 LNT) et aussi le respect dû à sa dignité (art. 2087 C.c.Q.). »

[40] L'arbitre fait droit au premier grief et ordonne à l'employeur de cesser ses contrôles abusifs auprès de monsieur Couture et notamment l'usage exceptionnel de contrôle administratif concernant son enseignement.

PRÉTENTIONS DES PARTIES

[41] Les parties au litige admettent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

[42] Dans sa requête en révision judiciaire, le Cégep allègue que la sentence arbitrale est entachée d'erreurs manifestes de fait et de droit qui la rendent déraisonnable au sens de l'arrêt Dunsmuir[7]. Ces erreurs sont énumérées au paragraphe 16 de la requête qu'il convient de reproduire :

« a) L'arbitre intimé a omis ou négligé de tenir compte du libellé et partant de la portée des griefs dont il était saisi;

b) L'arbitre intimé a omis ou négligé de tenir compte des détails fournis par le Syndicat mis en cause, détails qui avaient pour effet de circonscrire le harcèlement allégué aux faits d'une seule personne lors de quatre (4) occasions très explicitement identifiées et décrites,

c) L'arbitre intimé conséquemment à ce qui précède, a omis ou négligé de répondre à la seule et unique réelle question soulevée par les griefs dont il était saisi, à savoir : le plaignant, M. Couture, a-t-il été harcelé au sens de la convention collective et de la loi par le directeur général du Cégep requérant lors des quatre (4) événements identifiés, dans la réponse écrite et verbale à la requête pour détails, accueillie par ordonnance verbale du tribunal d'arbitrage? Question qu'il avait pourtant très bien circonscrite dans la sentence intérimaire rendue en réponse à la demande d'intervention et dans la décision sur le fond tel qu'il en appert des extraits suivants tirés des décisions présentées en pièces R-2 et R-4 :

« Or, en ces affaires (point 1) le directeur général du Collège est personnellement et directement interpellé. Les griefs ne portent-ils pas sur les propos et comportements de M. Garneau? » (page 5 de R-2)

« M. Couture croit être harcelé et appuie sa prétention sur les actes d'une autre personne au sein du Collège, en l'occurrence, le directeur général. Il nous faut donc d'abord et avant tout se saisir de ces mêmes actes pour en apprécier la portée relative. » (page 11 de R-4)

d) L'arbitre intimé a omis ou négligé de tenir compte de l'absence totale de preuve fournie par le Syndicat mis en cause quant à ses prétentions de harcèlement lors des seuls éléments de faits allégués par les griefs et les détails fournis en réponse à la requête accueillie par le tribunal, absence de preuve qu'il a parfaitement constatée puisqu'il ne relève dans sa décision aucun élément factuel susceptible d'accréditer la thèse syndicale quant au harcèlement exercé par M. Garneau,

e) L'arbitre intimé a omis ou négligé de tenir compte de la preuve pertinente produite par le Cégep requérant et le tiers intervenant à l'effet de démontrer l'absence totale de crédibilité des prétentions du plaignant et du Syndicat mis en cause quant au harcèlement allégué à l'encontre du directeur général du Cégep requérant,

f) L'arbitre intimé a rendu une décision arbitrale (R-4), qui ne retient aucun des reproches allégués à l'encontre du directeur général du Cégep, requérant seule personne nominalement visée par les griefs et les détails fournis par le procureur du Syndicat mis en cause,

g) Sans parler du directeur général, et bien que ne retenant aucun des reproches allégués contre lui, l'arbitre intimé a pourtant fait droit à un seul des trois griefs (sans mention des deux autres) l'accusant ainsi de comportements abusifs équivalant à du harcèlement psychologique à partir d'événements ayant fait l'objet d'un désistement ou d'événements n'ayant fait l'objet d'aucun grief et d'aucune contestation,

h) L'arbitre intimé a rendu une telle décision malgré le fait qu'aucun des éléments de reproches injustement retenus n'impliquait l'action ou l'implication directe ou indirecte de M. Garneau et malgré le fait qu'il avait pourtant écrit précisément dans sa décision préliminaire (R-2) l'extrait suivant qui aurait du (sic) guider son raisonnement quant à la conclusion à donner au litige :

« Par ailleurs, si les griefs étaient accueillis, nous savons aussi que M. Garneau serait, de ce seul fait, qualifié de harceleur et les conséquences pratiques qui s'en dégageraient pourraient lui être préjudiciables, sous réserve de la preuve alors retenue. » (page 6 de R-2)

Note : les soulignés sont les nôtres

i) L'arbitre intimé a rendu une décision arbitrale (R-4), où il a prêté des intentions au Cégep requérant qui ne sont nullement étayées par la preuve présentée par les parties à l'arbitrage,

j) L'arbitre intimé réfère dans sa décision (R-4) à de prétendues exigences indues que le Cégep requérant aurait eues envers le plaignant, M. Couture et qui ne sont nullement étayées par la preuve présentée par les parties à l'arbitrage,

k) L'arbitre intimé a rendu une décision (R-4) entachée de l'erreur dite de l'ultra petita en ce qu'il a décidé manifestement sur des éléments non soulevés par les griefs et les détails fournis par le procureur du Syndicat mis en cause et en allant bien au-delà des conclusions recherchées par les griefs dont il était saisi,

l) L'arbitre intimé a excédé sa juridiction en émettant à l'encontre du Cégep requérant, dans le dispositif de sa décision (R-4), une ordonnance assimilable par sa teneur et sa portée à une injonction permanente déraisonnable compte tenu de sa nature, de la nature des obligations civiles et sociales du Cégep requérant et des règles de droit qui lui sont applicables quant à sa mission d'enseignement et quant à ses pouvoirs d'administrateur et de gérant l'institution. »

[43] L’intervenant Charles Garneau épouse la position du Cégep et ajoute que la décision de l’arbitre de le désigner comme un harceleur n’est pas justifiée par la preuve. Selon lui, le processus décisionnel n’est pas intelligible et ce résultat ne peut être une issue possible au regard des faits et du droit.

[44] L’intervenant prétend en outre que la sentence arbitrale compromet grandement son droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation, droit protégé par la Charte des droits et libertés de la personne.

[45] Le syndicat conteste la requête. Il soutient que l’arbitre pouvait examiner l’ensemble des circonstances pour conclure au harcèlement découlant de la rencontre du 5 novembre 2007. Il pouvait donc considérer les interventions des autres responsables du Cégep et il n’appartient pas au juge réviseur de substituer sa propre décision à cet égard.

[46] Enfin, le syndicat prétend que l’arbitre avait le pouvoir de rendre une ordonnance d’injonction enjoignant l’employeur de cesser ses contrôles administratifs. Selon lui, ce pouvoir émane de l’article 100.12 g) du Code du travail[8].

ANALYSE

A) La norme de contrôle

[47] Comme on l’a dit, les parties conviennent que la norme de contrôle applicable ici est celle de la décision raisonnable. Elles ont raison, sauf en ce qui concerne le pouvoir de l’arbitre de rendre une ordonnance d’injonction.

[48] Dans l’arrêt Dunsmuir[9], les juges Bastarache et Lebel indiquent la marche à suivre pour déterminer la norme de contrôle :

« [62] Bref, le processus de contrôle judiciaire se déroule en deux étapes. Premièrement, la cour de révision vérifie si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier. En second lieu, lorsque cette démarche se révèle infructueuse, elle entreprend l’analyse des éléments qui permettent d’arrêter la bonne norme de contrôle. »

[49] En matière de relations de travail, il a toujours été établi que la norme applicable était celle de la décision raisonnable. D’ailleurs, dans l’arrêt Dunsmuir, les juges Bastarache et Lebel le confirment :

« [54] La jurisprudence actuelle peut être mise à contribution pour déterminer quelles questions emportent l’application de la norme de la raisonnabilité. Lorsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie, la déférence est habituellement de mise : Société Radio-Canada c. Canada (Conseil des relations du travail), [1995] 1 R.C.S. 157 , par. 48; Conseil de l’éducation de Toronto (Cité) c. F.E.E.E.S.O., district 15, [1997] 1 R.C.S. 487 , par. 39. Elle peut également s’imposer lorsque le tribunal administratif a acquis une expertise dans l’application d’une règle générale de common law ou de droit civil dans son domaine spécialisé : Toronto (Ville) c. S.C.F.P., par. 72. L’arbitrage en droit du travail demeure un domaine où cette approche se révèle particulièrement indiquée. La jurisprudence a considérablement évolué depuis l’arrêt McLeod c. Egan, [1975] 1 R.C.S. 517 , et la Cour s’est dissociée de la position stricte qu’elle y avait adoptée. Dans cette affaire, la Cour avait statué que l’interprétation, par un décideur administratif, d’une autre loi que celle qui le constitue est toujours susceptible d’annulation par voie de contrôle judiciaire. »

[Soulignement ajouté]

[50] Et au paragraphe suivant, ils précisent les éléments qui permettent de retenir la norme de raisonnabilité :

« [55] Les éléments suivants permettent de conclure qu’il y a lieu de déférer à la décision et d’appliquer la norme de la raisonnabilité :



- Une clause privative : elle traduit la volonté du législateur que la décision fasse l’objet de déférence.



- Un régime administratif distinct et particulier dans le cadre duquel le décideur possède une expertise spéciale (p. ex., les relations de travail).



- La nature de la question de droit. Celle qui revêt « une importance capitale pour le système juridique [et qui est] étrangère au domaine d’expertise » du décideur administratif appelle toujours la norme de la décision correcte (Toronto (Ville) c. S.C.F.P., par. 62). Par contre, la question de droit qui n’a pas cette importance peut justifier l’application de la norme de la raisonnabilité lorsque sont réunis les deux éléments précédents. »

[51] Ces éléments se retrouvent ici. Le Code du travail contient, à son article 139, une clause privative complète, l’arbitre possède une expertise spécialisée et les questions qui lui ont été soumises relèvent de l’application de la convention collective. En effet, conformément à l’article 81.20 de la Loi sur les normes du travail[10], les dispositions relatives au harcèlement psychologique contenues aux articles 81.18 et 81.19 de la même loi sont réputés faire partie intégrante de toute convention collective.

[52] Par conséquent, le présent Tribunal doit appliquer la norme de la raisonnabilité à la décision rendue par l’arbitre Morin en application de ces dispositions.

[53] Comment reconnaître qu’une décision est déraisonnable? Toujours dans l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême du Canada propose le test suivant :

« [47] La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. »

[Soulignement ajouté]

[54] Cela dit, la question portant sur le pouvoir de l’arbitre d’ordonner au Cégep de cesser les contrôles abusifs auprès du plaignant exige l’examen de la compétence de l’arbitre au sens strict. Le Tribunal doit déterminer si le Code du travail lui attribue le pouvoir de rendre une ordonnance d’injonction.

[55] Soulignons que l’arbitre n’a pas été saisi de cette question de sorte qu’il n’y a pas lieu de se demander s’il a rendu une décision correcte à cet égard. Il suffira au présent Tribunal de déterminer s’il a agi à l’intérieur du cadre établi par sa loi habilitante[11].

B) La décision de l’arbitre de faire droit au grief de monsieur Jean Couture est-elle raisonnable?

[56] Dans le premier grief, celui du 21 décembre 2007 (2010-0000176-1120), monsieur Couture se plaint des agissements du directeur général Charles Garneau :

« J’ai été victime de propos et de comportements de la part de mon Directeur Général (sic) de mon collège, qui constituent au sens de la Loi, du harcèlement psychologique. »

[57] Dans son deuxième grief, celui du 28 janvier 2008 (2010-0000194-1120)[12], le plaignant ajoute ce qui suit :

« Suite aux événements du 3 mai 2007 des propos tenus le vers le (sic) 22-23 janvier 2008 et une lettre du 24 janvier 2008 de la part du Directeur Général de mon Cégep, je considère être victime d’humiliation et de comportements non désirés qui constituent du harcèlement psychologique et une atteinte à ma dignité. »

[58] Comme on le constate d’emblée à la lecture de ces deux textes, les propos et comportements reprochés au directeur général ne sont pas précisés. Le Cégep et l’intervenant se sont donc adressés à l’arbitre pour obtenir des précisions à cet égard.

[59] Le 19 juin 2008, à la demande de l’arbitre, le syndicat fournit les précisions suivantes qui permettent de circonscrire le débat :

« Monsieur,



Comme il a été demandé par le procureur du collège et celui de monsieur Charles Garneau et recommandé par le président du tribunal, nous vous précisons nos prétentions à l’effet que nous sommes face à un dossier de harcèlement psychologique. Nous nous référons aux événements suivants : 1) les événements du 5 novembre 2007 (rencontre officielle de messieurs Jean Couture, Maxime Poulin, Georges Salvas et Charles Garneau, directeur général), 2) la rencontre à la cafétéria du 21 janvier 2008, 3) la lettre de Charles Garneau du 24 janvier 2008.



1) Les événements du 5 novembre 2007



Lors de cette rencontre, nous dénonçons les paroles, les comportements et les attitudes de monsieur Charles Garneau envers monsieur Jean Couture.



Considérant notamment les faits suivants :



Ø Monsieur Charles Garneau se moque du billet médical de monsieur Couture;



Ø Monsieur Charles Garneau se moque des cours de monsieur Couture en disant que peut-être ses cours sont endormants;



Ø Monsieur Charles Garneau affirme que, même pour des raisons médicales, ce comportement est inacceptable;



Ø Qu’il commence à avoir la mèche courte;



Ø Que monsieur Jean Couture se prépare une sortie fort désagréable;



Ø De mettre le collège dans une situation où il devra prendre des décisions très importantes, concernant monsieur Jean Couture (et ce, à plusieurs reprises);



Ø Qu’il doit choisir ses arguments « et ce que je vous dis, et ce que votre directeur général vous dit, c’est que votre corridor commence à rapetisser beaucoup » et cela monsieur Charles Garneau l’a répété à plusieurs reprises;



Ø Monsieur Charles Garneau blâme monsieur Couture pour la réputation et le futur recrutement du collège;



Ø Monsieur Charles Garneau se moque du dossier médical de monsieur Couture à plusieurs reprises;



Ø Monsieur Charles Garneau se moque des inquiétudes de monsieur Couture à propos des plaintes des étudiants;



Ø Monsieur Charles Garneau qualifie les problèmes de monsieur Couture de honte pour le collège et quelle que soit la raison, il n’y a aucune raison valable qui tienne;



Ø Monsieur Charles Garneau conscient de la présence possible d’un parent au conseil d’administration, exprime le fait « que ça va chauffer pour monsieur Couture » et exprime le fait que la convention collective et les questions de procédures, « il va passer par-dessus et qu’il réglera cela en temps et lieu, comprenez cela très bien monsieur Couture ».



2) Les événements du 21 janvier 2008 :



Considérant notamment les faits suivants :



Ø Que monsieur Couture avait fait un grief;



Ø Qu’il était représenté par son syndicat;



Ø Monsieur Charles Garneau s’est présenté devant monsieur Couture, seul à la cafétéria;



Ø Affirmant qu’il était le directeur général, le patron;



Ø Que ce dossier le mettait dans l’embarras;



Ø Qu’il avait le pouvoir de faire ce qu’il voulait;



Ø Que monsieur Couture devrait régler cela en dehors du syndicat.



3) Lettre du 24 janvier 2008 :



Considérant notamment les faits suivants :



Ø Que monsieur Couture avait rempli toutes les exigences, (expertises médicales), demandées par le collège;



Ø Le collège a maintenu la lettre de doléances, malgré le préjudice important que cela occasionne dans le cadre de l’enseignement de monsieur Couture;



Ø Le collège a exercé, à l’encontre de monsieur Couture, des représailles à cause de l’exercice du droit de grief.



Espérant que les précisions demandées sont suffisantes, nous nous tenons à votre disposition pour tout renseignement complémentaire dont vous auriez besoin. »

[60] Voilà donc énumérés en détail les gestes et les paroles émanant de monsieur Garneau et qui, selon le plaignant, constituent du harcèlement psychologique exercé contre lui.

[61] Les deux griefs ne mentionnent pas les dispositions de la convention collective sur lesquelles ils s’appuient. Vu l’utilisation des termes « harcèlement psychologique », l’arbitre pouvait, comme il l’a fait, déduire que monsieur Couture invoquait les articles 81.18 et 81.19 de la Loi sur les normes du travail qui font partie intégrante de toute convention collective selon l’article 81.20 :

« 81.18 [Définition] Pour l’application de la présente loi, on entend par « harcèlement psychologique » une conduite vexatoire se manifestant soit par des comportements, des paroles, des actes ou des gestes répétés, qui sont hostiles ou non désirés, laquelle porte atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychologique ou physique du salarié et qui entraîne, pour celui-ci, un milieu de travail néfaste.

[Conduite grave] Une seule conduite grave peut aussi constituer du harcèlement psychologique si elle porte une telle atteinte et produit un effet nocif continu pour le salarié

81.19 [Droit du salarié] Tout salarié a droit à un milieu de travail exempt de harcèlement psychologique.

[Devoir de l’employeur] L’employeur doit prendre les moyens raisonnables pour prévenir le harcèlement psychologique et, lorsqu’une telle conduite est portée à sa connaissance, pour la faire cesser. »

[62] Bref, monsieur Couture se plaignait des gestes et propos de monsieur Garneau allégués et circonscrits dans ses précisions et il demandait que l’employeur prenne les moyens raisonnables pour faire cesser cette conduite.

[63] Ce comportement reproché à monsieur Garneau est relié aux deux épisodes de sommeil pour lesquels monsieur Couture a reçu, chaque fois, une lettre de doléance. La rencontre du 5 novembre 2007 avait été demandée par le syndicat et l’objectif était de convaincre le directeur général de retirer du dossier de monsieur Couture la lettre de doléance du 3 mai 2007 portant sur l’épisode de sommeil du 30 mars 2007.

[64] À ce moment, monsieur Garneau est au courant du deuxième épisode de sommeil survenu le 18 octobre 2007. De toute évidence, il est contrarié par cette récidive et, dans des termes à peine voilés, il laisse entendre qu’un comportement semblable à l’avenir fera l’objet d’une sanction sévère.

[65] Le premier grief déposé par monsieur Couture ne porte que sur les propos tenus par le directeur général lors de cette rencontre du 5 novembre 2007. En effet, ce grief a été transmis le 21 décembre 2007. Il ne pouvait donc pas porter sur les événements du 21 janvier 2008 et sur la lettre du 24 janvier 2008.

[66] Il faut donc conclure que le deuxième grief ne vise que les événements du 21 janvier 2008 et la lettre du 24 janvier 2008. Or ces deux faits ne sont reliés qu’aux épisodes de sommeil et aux lettres de doléance. Il est de même de la rencontre qui serait survenue les 1er et 12 décembre 2007.

[67] À l’audience toutefois, le syndicat, malgré les objections du Cégep et de l’intervenant, a été admis à administrer une preuve portant, non pas sur le comportement de monsieur Garneau tel que précisé mais, sur la conduite générale de l’employeur à l’égard de monsieur Couture. C’est ainsi qu’ont été mis en preuve les faits suivants qui n’ont rien à voir avec les deux griefs.

[68] D’abord, la question du besoin de monsieur Couture de s’abreuver pendant les cours. Il appert (paragraphe 4.5.1 de la sentence arbitrale) que l’employeur aurait interdit à monsieur Couture de boire au laboratoire sauf sur prescription médicale. Un billet médical a été déposé par monsieur Couture le 23 janvier 2007 établissant que sa médication lui donne soif. Malgré cela, le directeur des ressources humaines, monsieur Salvas, a indiqué au plaignant dans sa lettre du 31 janvier 2007 (S-8) qu’il devait obtenir des précisions additionnelles de la part du médecin.

[69] Vient ensuite l’enquête sur le respect des droits d’auteur. Le 23 janvier 2008 (S-8), monsieur Couture était convoqué par monsieur Salvas pour une rencontre avec madame Lisa Morissette, propriétaire de la Coopsco du Cégep. Lors de cette rencontre, la question des droits d’auteur a été réglée à la satisfaction des intéressés.

[70] L’arbitre traite aussi de la question des coûts exigés aux étudiants par monsieur Couture pour le matériel pédagogique qu’il leur fournissait. Ce reproche apparaît à la lettre du 15 janvier 2007 (S-6) adressée à monsieur Couture par le directeur des études Denis Rousseau.

[71] Enfin, l’arbitre fait état du contrôle d’ordre pédagogique consécutif à certaines plaintes de la part des élèves de monsieur Couture. La lettre du 15 janvier 2007 (S-6) énumère une série de demandes faites à monsieur Couture en regard de ces plaintes. Rappelons que cette lettre émane de monsieur Rousseau.

[72] Même si ces interventions proviennent d’autres cadres que monsieur Garneau et même si elles ne font pas partie du comportement reproché dans les deux griefs, l’arbitre considère qu’il s’agit-là de tracasseries administratives de la part de l’employeur qui portent atteinte à l’intégrité psychologique et à la réputation professionnelle de monsieur Couture. Ajoutant à cela la conduite de l’employeur relativement aux épisodes de sommeil, l’arbitre considère qu’il y a eu harcèlement psychologique, non pas de monsieur Garneau mais de la part de l’employeur.

[73] Pourtant, au début de ses motifs, aux pages 10 et 11, il semble bien définir sa mission :

« Il s’agit certes d’une situation assez particulière et qui, de ce fait, exige que nous analysions l’ordre séquentiel des faits qui suscitèrent ces avis de doléance puis, le sens et la portée de ces mêmes faits. Monsieur Couture croit être harcelé et appuie sa prétention sur les actes d’une autre personne au sein du Collège, en l’occurrence, le directeur général. Il nous faut donc d’abord et avant tout se saisir de ces mêmes actes pour en apprécier la portée relative. »

[74] Ayant posé cette prémisse, il s’en écarte par la suite. Ce qui devait être une enquête sur la conduite du directeur général à l’occasion d’événements précis, devient une enquête sur l’employeur ayant agi par l’entremise de son directeur général Garneau, de son directeur des études Rousseau, de son directeur des ressources humaines Salvas et de la directrice des études Aubé.

[75] Dans l’affaire Audette et als c. Lauzon et Ville de Farnham[13], Madame la Juge Otis écrit, avec l’aval des juges Mailhot et Steinberg :

« 18. Toutefois, l’arbitre n’exerce qu’une « compétence d’attribution limitée » lui conférant un champ d’intervention qui s’inscrit dans le cadre de la convention collective et du Code du travail.

19. Dans cette affaire, la saisine de l’arbitre lui vient de la présentation, par le syndicat, du grief à l’arbitrage. Cette demande formelle, émanant du syndicat, était la seule que l’arbitre avait pour mission statutaire de décider puisque sa compétence matérielle trouve son point d’aboutissement dans la nature du redressement qui lui est demandé. »

[Références omises]

[76] L’arbitre s’étant écarté de sa mission, force est de conclure que sa décision n’appartient à aucune des issues possibles pouvant se justifier au regard des faits, du droit et de la formulation des griefs. Sa décision est donc déraisonnable et doit être annulée.

[77] Néanmoins, le Tribunal répondra à la question portant sur sa compétence pour rendre une ordonnance d’injonction.

C) L’arbitre a-t-il le pouvoir de prononcer une ordonnance d’injonction?

[78] Depuis l'arrêt de la Cour suprême dans l'affaire St-Anne Nackawic[14] , il est reconnu que l'arbitre de griefs est investi du pouvoir d'ordonner l'exécution en nature d'une obligation prévue à la convention collective et l'auteur Robert Gagnon écrit d'ailleurs:

« L’arbitre peut également ordonner l’exécution en nature de toute obligation prévue à la convention collective, lorsque la simple compensation pécuniaire s’avère insuffisante pour remédier à une contravention à cette convention. »[15]

[79] En matière de harcèlement, l’arbitre a compétence pour ordonner à l’employeur de prendre les mesures pour faire cesser la conduite dérogatoire de son préposé.

D) Conclusion

[80] Enfin, les demandeurs concluent au rejet des trois griefs dont l’arbitre était saisi. Celui-ci ne s’étant pas prononcé sur ces griefs, ils seront plutôt renvoyés à l’arbitrage pour être entendus par un autre arbitre à être désigné conformément à la convention collective[16].

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[81] ACCUEILLE la requête;

[82] ANNULE la sentence arbitrale rendue par l’arbitre Fernand Morin le 5 janvier 2009;

[83] RENVOIE à l’arbitrage les trois griefs 2010-0000176-1120, 2010-0000193-1120 et 2010-0000194-1120 pour être entendus par un autre arbitre que Me Morin selon la procédure prévue à la convention collective;

[84] AVEC DÉPENS contre le syndicat mis en cause.




__________________________________

NORMAND GOSSELIN, j.c.s.



Me Pierre Bourgeois

Ellefsen, Bergeron, Tremblay

500, boul. Crémazie Est
Montréal (Québec) H2P 1E7

Procureurs des requérants



Me Fernand Morin

819, avenue Eymard

Québec (Québec) G1S 4A2

Intimé



Me Jean Mailloux (casier 170)

Pépin & Roy (Service juridique de la CSN)

155, boul. Charest Est, bureau 275

Québec (Québec) G1K 3G6

Procureurs du mis en cause



Date d’audience :
13 mai 2009









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[1] Il s'agit d'une mesure préalable de la nature d'une réprimande telle que prévue à la clause 5.18.01 b) de la convention collective.

[2] Cette plainte sera aussi considérée comme un grief et monsieur Couture s'en désistera avant l'audience devant l'arbitre Morin.

[3] L.R.Q., c. N-1.1.

[4] Il s'agit d'un court billet médical qu'il ne faut pas confondre avec celui du 18 octobre 2007 (S-21) remis à monsieur Salvas le 8 novembre 2007.

[5] Voir la lettre R-3 du 19 juin 2008.

[6] Paragraphe 4 de la page 12 de la sentence arbitrale R-4.

[7] Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190 .

[8] L.R.Q., c. C-27.

[9] Loc. cit. note 7.

[10] L.R.Q., c. N-1.1.

[11] GARANT, Patrice, Droit administratif, 5e éd., Cowansville, Les Éditions Yvon Blais, 2004, pp. 641 à 646.

[12] Il n’est pas nécessaire de traiter du grief syndical (2010-0000193-1120) déposé le même jour puisqu’il reprend textuellement le texte du grief individuel de monsieur Couture.

[13] EYB 1995-56224 , C.A. Montréal, 500-09-000425-892, 6 février 1995, juges Mailhot, Otis et Steinberg.

[14] St-Anne Nackawic Pulp & Paper Co. Ltd. C. Section locale 219 du Syndicat canadien des travailleurs du papier, [1986] 1 R.C.S. 704 .

[15] GAGNON, Robert P., Le Droit du travail du Québec, 6e éd., Les Éditions Yvon Blais, 2008, p. 616.

[16] Syndicat des chargés de cours de l’Université de Sherbrooke c. Morin et Université de Sherbrooke, D.T.E. 99T-150 .