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Filion c. Québec (Procureur général)

no. de référence : 550-05-002767-963

JUGEMENT

______________________________________________________________________




[1] Denis Filion (Filion) réclame 5,850,000 $ du Procureur Général du Québec (le PG) pour poursuites abusives par son substitut, Me Valmont Beaulieu.

[2] Il y a lieu de noter qu'initialement, Filion invoque aussi une faute de Me Georges Benoît, autre substitut du PG, et qu'il inclut dans sa poursuite Claude Whitlock, Yvan Leblanc, Réjean Lépine, Jean-Claude Lacasse et Pierre Poirier, policiers du Service de police de la Ville de Hull.

[3] Subséquemment, Filion se désiste de ses allégués de faute à l'égard de Me Benoît et de sa poursuite contre tous les policiers.

[4] Le PG nie toute faute de Beaulieu et demande le rejet de l'action.



Les faits

[5] Les principaux faits allégués par Filion dans la déclaration[1] sont admis par le PG dans la défense.

[6] Les paragraphes de la déclaration ainsi admis se lisent :

« 1. Le 30 août 1986, M. Ramiro Melo est décédé suite à la commission d'un acte criminel, ...;

2. Le 17 octobre 1986, M. Denis Filion fut mis en état d'arrestation relativement à cette affaire et conduit au poste de police de la ville de Hull où il fut dès lors incarcéré,…;

3. Le 17 octobre 1986, M. Filion comparaissait en Cour du Québec, chambre criminelle,…;

4. Du 17 octobre 1986 au 15 décembre 1986, Me Georges Benoît a agi au dossier comme substitut du Procureur général et à compter de cette date jusqu'au 30 mars 1987, Me Valmont Beaulieu prit sa relève,…;

5. Le 30 octobre 1986, M. Filion subissait son enquête préliminaire et fut renvoyé à subir son procès sous une accusation de meurtre au premier degré de Monsieur Ramiro Melo,…;

6. Le 30 mars 1987, M. Filion subissait son procès en Cour Supérieure, devant un jury présidé par l'Honorable juge Louis Landry, J.C.S. et fut reconnu coupable de ladite accusation, et condamné à une peine d'emprisonnement et admissible à une libération conditionnelle après 25 ans d'emprisonnement,…;

8. Le 9 décembre 1987, M. Filion présentait une requête pour permission d'appeler, laquelle était accueillie par la Cour d'Appel du Québec,…;

12. Le 4 mai 1990, le demandeur présentait une requête pour permission de produire une nouvelle preuve, laquelle fut accueillie par la Cour d'Appel du Québec,…;

14. Le 22 avril 1992, sous la plume de l'Honorable juge François Chevalier, J.C.A., la Cour d'appel ordonnait, …, la tenue d'un nouveau procès…;

18. Le 21 décembre 1994, M. Denis Filion fut acquitté de l'accusation de meurtre au premier degré de Ramiro Melo par un jury présidé par l'Honorable juge Réjean Paul, J.C.S….;»



[7] Ajoutons le détail suivant. Le 17 octobre 1986, les autorités policières portent d'abord contre Filion une accusation de port d'arme illégal puis, dans les heures qui suivent, changent l'accusation pour celle du meurtre de Ramiro Melo.

Prétentions de Filion

[8] Filion allègue que Me Valmont Beaulieu (Beaulieu), en tant que substitut du PG, commet les fautes suivantes dans l'exécution de ses fonctions :

- Omission de divulguer des éléments de preuve de l'enquête policière;

- Omission de divulguer le contenu d'une déposition d'un témoin, Mario Sabourin, interrogé par les policiers au sujet du meurtre de Ramiro Melo;

- Omission de divulguer le rapport des ambulanciers appelés sur la scène du meurtre[2];

- Omission de divulguer l'existence d'un témoin du meurtre, Mario Lavigueur, et sa déclaration aux policiers;

- Omission de divulguer un précis de fait daté du 9 septembre 1986 qui réfère à un autre témoin au sujet du meurtre, Francine Bériault;

- Omission de divulguer un précis de fait daté du 4 septembre 1986 qui réfère à un autre témoin au sujet du meurtre, Charles Cyr;

- Omission de divulguer la transcription de conversations enregistrées par écoute électronique.

[9] Selon Filion, les éléments de preuve non divulgués et les témoignages de Lavigueur, Bériault et Cyr permettent son acquittement au deuxième procès.

[10] Ainsi, Filion prétend avoir été poursuivi abusivement, détenu illégalement, privé de son droit à une défense pleine et entière et à un procès juste et équitable.

[11] Filion soutient que Beaulieu agit de façon volontaire, avec une intention malveillante, dans l'unique but de démontrer sa culpabilité.

Prétentions du PG

[12] Le PG nie toute faute de son substitut Beaulieu.

[13] En effet, Beaulieu a des motifs raisonnables et probables au soutien des poursuites contre Filion.



[14] Ainsi, Beaulieu agit sans intention malveillante ni recherche d'une fin illégitime et incompatible avec sa charge de poursuivant.

Le droit

[15] La Cour suprême énonce dans l'arrêt Nelles[3], les quatre éléments que Filion doit prouver pour avoir gain de cause:

« Le demandeur doit prouver quatre éléments pour obtenir gain de cause dans une action pour poursuite abusive:

a) les procédures ont été engagées par le défendeur;

b) le tribunal a rendu une décision favorable au demandeur;

c) l'absence de motif raisonnable et probable;

d) l'intention malveillante ou un objectif principal autre que celui de l'application de la loi.

Les deux premiers éléments sont clairs et, d'une manière générale, se passent d'explication. Les deux derniers en revanche exigent une analyse détaillée. Un motif raisonnable et probable a été décrit comme [TRADUCTION] «la croyance de bonne foi en la culpabilité de l'accusé, basée sur la certitude, elle-même fondée sur des motifs raisonnables, de l'existence d'un état de faits qui, en supposant qu'ils soient exacts, porterait raisonnablement tout homme normalement avisé et prudent, à la place de l'accusateur, à croire que la personne inculpée était probablement coupable du crime en question» (Hicks v. Faulkner (1878), 8 Q.B.D. 167, à la p. 171, le juge Hawkins).

Ce critère comporte à la fois un élément subjectif et un élément objectif. Il doit y avoir une croyance réelle de la part du poursuivant et cette croyance doit être raisonnable dans les circonstances. La question de l'existence d'un motif raisonnable et probable est à décider par le juge et non par le jury.

L'élément obligatoire de malveillance équivaut en réalité à un «but illégitime». D'après Fleming, la malveillance [TRADUCTION] «veut dire davantage que la rancune, le mauvais vouloir ou un esprit de vengeance, et comprend tout autre but illégitime, par exemple, celui de se ménager accessoirement un avantage personnel» (Fleming, op. cit., à la p. 609). Pour avoir gain de cause dans une action pour poursuites abusives intentée contre le procureur général ou un procureur de la Couronne, le demandeur doit prouver à la fois l'absence de motif raisonnable et probable pour engager les poursuites et la malveillance prenant la forme d'un exercice délibéré et illégitime des pouvoirs de procureur général ou de procureur de la Couronne, et donc incompatible avec sa qualité de «représentant de la justice». À mon avis, ce fardeau incombant au demandeur revient à exiger que le procureur général ou le procureur de la Couronne ait commis une fraude dans le processus de justice criminelle et que, dans la perpétration de cette fraude, il ait abusé de ses pouvoirs et perverti le processus de justice criminelle. En fait il semble que, dans certains cas, cela équivaille à une conduite criminelle. (Voir, par exemple, l'abus de confiance, art. 122, le complot en vue d'engager des poursuites injustifiées, al. 465(1)b), l'entrave à la justice, par. 139(2) et (3) du Code criminel, L.R.C. (1985), chap. C-46).» [4]

[16] Tout récemment, en février 2003, la Cour d'appel du Québec, dans l'affaire André[5], réitère l'application de ce test en droit privé québécois. Nous citons in extenso Messieurs les juges Baudoin et Proulx.

[17] Monsieur le juge Baudoin :

« Quant au régime de responsabilité civile du substitut, une première règle à observer est que, même s'il est un avocat, sa responsabilité professionnelle ne s'évalue pas à l'aide des mêmes critères que ceux applicables au professionnel de pratique privée. Le substitut exerce, en effet, une fonction publique et quasi judiciaire.

La plaignante n'est pas la cliente du substitut du procureur qui n'a d'autre commettant que la Justice. Il ne peut donc agir, comme le ferait un avocat de pratique privée avec sa cliente, et prendre simplement fait et cause pour elle. Se comporter de cette façon, sans exercer son sens critique, sans remplir son rôle de vérification des faits susceptibles de soutenir une plainte pénale, est une dénaturation de la fonction. Je suis loin d'être sûr ( mais dans les circonstances de l'espèce il ne m'est pas indispensable de me prononcer sur la question ) que, dans un tel cas, on ne se retrouve pas devant l'hypothèse condamnée par la Cour suprême dans l'affaire Proulx où le but poursuivi est illégitime et a pour effet de… «de dénaturer [le rôle] dans le cadre du système de justice pénale.»

Une seconde règle est que la personne acquittée à la suite d'un procès ou qui, comme dans le présent cas, a vu les plaintes retirées tôt dans le processus pénal, ne peut, sur ces seules bases, soutenir ipso facto un recours pour compenser le préjudice subi. Il s'agit d'un prix à payer pour le respect et la mise en œuvre du contrat social. Ce n'est donc que dans des cas exceptionnels qu'un tel recours se justifie.

Le droit privé québécois, comme la common law, reconnaît donc au substitut une certaine immunité. L'affaire Nelles, précitée, a rompu avec la tradition d'immunité absolue, héritée de la tradition britannique, et posé quatre conditions au caractère relatif de celle-ci à savoir :

1] que les procédures aient été engagées par le défendeur;

2] que le tribunal ait rendu une décision favorable au demandeur;

3] qu'il y ait absence de motif raisonnable et probable de porter les accusations;

4] qu'il y ait eu intention malveillante ou poursuite d'un objectif principal autre que celui de l'application de la loi.

Par la suite, dans l'arrêt Proulx, la Cour suprême, sous la plume des juges Iacobucci et Binnie, a précisé davantage le périmètre qui devait entourer l'immunité du substitut du procureur général.

Ces deux hauts magistrats, tout d'abord, ont clairement indiqué que les tribunaux devaient se montrer très réticents à mettre en doute, de façon rétrospective, la sagesse de la décision de poursuivre. Après une longue analyse de l'arrêt Nelles, ils s'expriment ainsi :

Pour qu'une action reprochant des poursuites abusives soit accueillie, il faut démontrer non seulement l'absence de motif raisonnable et probable, mais aussi la malveillance ou un but illégitime. Le juge Lamer a analysé ce critère dans l'arrêt Nelles, précité. S'exprimant au nom de la majorité de notre Cour, le juge Lamer a souligné que les cas de poursuites abusives comportaient des allégations graves ayant trait à l'abus du processus criminel et des pouvoirs du procureur de la Couronne. Il a affirmé ce qui suit (aux p. 193-194 et 196-197):

Pour avoir gain de cause dans une action pour poursuites abusives intentée contre le procureur général ou un procureur de la Couronne, le demandeur doit prouver à la fois l'absence de motif raisonnable et probable pour engager les poursuites et la malveillance prenant la forme d'un exercice délibéré et illégitime des pouvoirs de procureur général ou de procureur de la Couronne, et donc incompatible avec sa qualité de «représentant de la justice».

Il ne s'agit pas d'une simple évaluation rétrospective de la sagesse de la décision du procureur de la Couronne d'engager des pourparlers; mais plutôt l'exercice délibéré et malveillant de ses pouvoirs pour des fins illégitimes et incompatibles avec le rôle traditionnel du poursuivant.

Par conséquent, une action pour poursuites abusives doit reposer sur plus que l'insouciance ou la négligence grave. Une telle action exige plutôt des éléments de preuve révélant un effort délibéré de la part du ministère public pour abuser de son propre rôle ou de le dénaturer dans le cadre du système de justice pénale. En droit civil québécois, un tel comportement est inclus dans la notion de «faute intentionnelle». L'élément clé de la poursuite abusive est la malveillance, mais la notion de malveillance dans ce contexte inclut la conduite du poursuivant qui est motivée par un «but illégitime» ou, pour reprendre les propos du juge Lamer dans l'arrêt Nelles, précité, par un but «incompatible avec sa qualité de «représentant de la justice». (p. 194)

(souligné dans le texte)

Il me semble, sauf erreur de ma part, que la Cour suprême a donc entendu limiter la responsabilité du substitut à l'hypothèse de faute intentionnelle, c'est-à-dire au comportement qui révèle de la mauvaise fois, un mens rea, la volonté d'utiliser le système dans un but illégitime ou de dénaturer la justice, comme c'était le cas dans l'affaire Proulx et comme ce fut le cas dans le dossier Allard que notre Cour a récemment entendu.»[6]

[18] Monsieur le juge Proulx :

«a) L'arrêt Proulx

Trois principes majeurs se dégagent de l'arrêt Proulx.

En premier lieu, la responsabilité civile extracontractuelle du Procureur général du Québec et de ses substituts pour poursuites criminelles abusives est régie intégralement au Québec par les principes qui se dégagent de l'arrêt Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170 et appliqués dans l'arrêt Proulx.

En second lieu, le Procureur général et le substituts ne jouissent plus d'une immunité absolue mais relative contre une action pour poursuites criminelles abusives.

En troisième lieux, la levée de l'immunité relative justifiant une conclusion de responsabilité d'un substitut pour une poursuite abusive est assujettie à la preuve de quatre élément : (1) le (sic) poursuite a été engagée par le substitut, (2) cette poursuite s'est terminée en faveur de l'inculpé, (3) l'absence de motifs raisonnables et probables et (4) une intention malicieuse. Les deux premiers ne soulèvent pas de débat en l'espèce.

b) Absence de motifs raisonnables et probables

A ce sujet, les opinions des juges majoritaires et dissidents dans Proulx divergent d'avis sur le critère fondamentale qui délimite le pouvoir discrétionnaire du poursuivant dans sa décision de poursuivre. Bien que tous conviennent que des motifs raisonnables et probables comportent des éléments objectifs et subjectifs (il ne suffit pas de croire en la culpabilité mais de s'appuyer sur des motifs raisonnables qui s'apprécient objectivement), encore doit-on, pour la majorité, avoir une preuve (par.[44] légale disponible pour établir la culpabilité : pour les juges minoritaires, il suffit que le substitut puisse raisonnablement croire qu'il a des motifs raisonnables et probables suffisants pour l'inculper (par. [169] et [249]).

La condition ici posée se résume comme suit : le poursuivant n'a pas à être convaincu de la culpabilité hors de tout doute raisonnable pour déposer une accusation mais « the Crown must have sufficient evidence to believe that guilt could properly be proved beyond a reasonable doubt ». (par. [31]): il ne suffit pas d'être convaincu et d'avoir cette croyance subjective mais de pouvoir s'appuyer sur une preuve légale et fiable pour croire que la culpabilité « could properly be proved beyond a reasonable doubt ». Il ne suffit pas d'être persuadé de la culpabilité quand on doit savoir qu'on ne dispose pas d'une preuve légale et fiable pour l'étayer, ce qui requiert une évaluation objective du dossier (par. [44]).

c) L'intention malicieuse

La majorité des juges dans Proulx a adopté l'opinion dissidente du juge LeBel en Cour d'Appel (1999) R.J.Q. 398 , p. 425, qui a distingué la conduite téméraire et insouciante associée à une faute qualifiée («négligence grossière») et la norme ici applicable soit une conduite « malicieuse ou malveillante ou dans laquelle se révèle un état d'esprit répréhensible ». Pour leur part, les juges de la majorité ont précisé cette norme en affirmant, comme le juge LeBel, qu'elle se situe au-delà de la « recklessness or gross negligence » : elle requiert la preuve « willful and intentional effort on the Crown's part to abuse or distort its proper role within the criminal justice system », les juges référant ici au concept de la faute « intentionnelle » en droit québécois. L'élément déterminant, toujours selon la majorité, demeure la « malice » qui, dans ce contexte, est animée par « an improper purpose » (par. [35], Proulx):«… deliberate and malicious use of the office for ends that are improper and inconsistent with the traditional prosecutorial function », pour reprendre ici les mots du juge Lamer dans Nelles, (p. 196-197). »[7]

Les questions en litige

[19] Le PG a-t-il engagé des procédures contre Filion ?

[20] Le tribunal a-t-il rendu une décision favorable à Filion ?

[21] Y a-t-il absence de motif raisonnable et probable ?

[22] Le substitut du PG a-t-il agi avec une intention malveillante ?

[23] S'il y a réponse affirmative à ces questions, quels sont les dommages subis par Filion ?

Objection à la preuve

[24] Le Tribunal a pris sous réserve l'objection des procureurs du PG à la production des transcriptions des bandes d'écoute électronique au motif que Beaulieu, en 1987, n'en avait reçu que des extraits et qu'il s'avérait impossible, aujourd'hui, d'en faire la nomenclature.

[25] Le Tribunal rejette cette objection.







[26] Beaulieu, dans son interrogatoire après défense, sans objection de la part de ses procureurs, admet qu'il a connaissance des transcriptions dans les mois qui précèdent le premier procès, qu'il n'en fait pas une écoute in extenso préférant se fier aux résumés qu'il reçoit des policiers enquêteurs.

«Q. Vous avez pris connaissance donc des logs, si je comprends bien ?

R. Oui.

Q. Vous avez lu ces logs-là?

R. Oui.

Q. Est-ce que vous les avez lus entièrement?

R. Oui. Ça, je les ai regardés parce que justement, moi, je voulais vérifier si, entre autres, il pourrait y avoir des informations qui pourraient m'apparaître pertinentes pour moi.

Q. Est-ce que vous avez demandé à obtenir les cassettes pour pouvoir être en mesure d'écouter les conversations complètes?

R. Non, je n'ai pas écouté les cassettes.

Q. Vous n'avez pas demandé les cassettes?

R. Non, je n'ai pas demandé, excusez, je n'ai pas demandé les cassettes.

Q. Donc, vous ne les avez pas écoutées non plus finalement?

R. Bien, c'est logique disons. Si je ne les ai pas demandées, je ne les ai pas reçues. »

(Interrogatoire du 15 juin 2002, p. 21, ligne 17à p. 22, ligne 12)

[27] Par ailleurs, à l'audience, Beaulieu déclare qu'il ne reçoit qu'une partie des transcriptions sans pouvoir les identifier.

La preuve

[28] Les paragraphes qui suivent résument, pour l'essentiel, la preuve faite de part et d'autre.






Laurier Legault

[29] Laurier Legault est policier au Service de police de la Ville de Hull. Arrivé au Bar L'Avalon, lieu du meurtre, à 3h38, il reconnaît Mario Lavigueur (Lavigueur), qui a un casier judiciaire et qui crie avoir tout vu.

[30] Sur instruction du policier Simard, en charge de la scène du crime, Legault conduit Lavigueur au poste de police pour interrogatoire.

[31] Il rédige aussi un rapport (pièce P-63) où il consigne ses faits et gestes avec un résumé des prétentions de Lavigueur.

Yvon Leblanc

[32] Yvon Leblanc (Leblanc) est sergent-enquêteur depuis 1982 au Service de police de la Ville de Hull.

[33] Il arrive à L'Avalon vers 3h40. S'y trouvent des patrouilleurs ainsi que le sergent Lépine avec qui il prend charge de l'enquête.

[34] Il donne instruction aux patrouilleurs de consigner les noms des témoins et des clients de L'Avalon.

[35] Il demeure sur les lieux une soixantaine de minutes.

[36] De retour au poste, il interroge, avec le sergent Lépine, Lavigueur pendant trente à quarante-cinq minutes.

[37] Leblanc produit deux déclarations, une datée du 30 août 1986, l'autre non datée, de Lavigueur (pièce P-62 en liasse).

[38] Le 4 septembre 1986, Leblanc rédige un rapport d'enquête où il consigne les événements survenus depuis le 30 août (pièce P-19) incluant la version de Charles Cyr, constable avec la Sûreté du Québec, qui relate voir, vers 1h30, dans le terrain de stationnement de l'Avalon, un véhicule "plein de «potté et de primer», couleur bleuâtre, pas de plaque".

[39] Leblanc ne fait aucun suivi à ce sujet.

[40] À la mi-octobre, il quitte pour dix jours de vacances. À ce moment-là, il n'a aucun suspect et aucune piste ne pointe vers Filion.

[41] À son retour de vacances, Filion est sous arrêt suite à une dénonciation de Denise Labelle (Labelle). Il connaît Labelle pour avoir porté des accusations de fraude contre elle.





[42] Il reprend l'enquête qui vise maintenant le complice de Filion, Mario Sabourin (Sabourin). Celui-ci fait l'objet d'écoute électronique et de filature.

[43] Leblanc considère Filion comme le principal suspect pour les raisons suivantes :

- déclaration de la délatrice Denise Labelle : beaucoup des faits qu'elle mentionne, s'avèrent exacts après vérification. A titre d'exemple : l'arme retrouvée à l'endroit pointé dans la rivière Outaouais s'avère l'arme du crime selon les tests de balistique.

- la déclaration de Serge Fabien, ami de Filion et de Labelle, qui est propriétaire de l'arme.

- la version de Juanita Davidson qui confirme la teneur d'une conversation entre Filion et Labelle à propos du meurtre.

[44] S'ajoute le fait que Filion, après son arrestation et sa comparution, s'évade de prison.

[45] Quant à Francine Bériault (Bériault) qui est à L'Avalon le soir du meurtre, Leblanc l'interroge à trois reprises mais elle maintient toujours n'avoir rien vu.

[46] À propos de Lavigueur, il ne donne aucune crédibilité à sa version. Leblanc juge que ses déclarations n'ont qu'un seul but, éloigner de lui tout soupçon quant à un vol commis dans un commerce situé à proximité du lieu du crime.

[47] De plus, Leblanc croit que Lavigueur est soit drogué, soit ivre le soir du meurtre. D'ailleurs Lavigueur lui aurait avoué cette consommation de drogues.

[48] À propos de la déclaration du policier Cyr, il précise que son enquête ne lui permet pas de corroborer l'information fournie par Cyr.

[49] Quand Beaulieu devient responsable du dossier, il lui remet ce qu'il croit être pertinent quant à l'accusation de meurtre, à savoir : demande d'intenter des procédures, précis des faits, rapports des policiers, déclaration des témoins. Il l'avise aussi de l'écoute électronique mais sans lui remettre toutes les transcriptions.

Claude Whitlock

[50] Claude Whitlock (Whitlock) est patrouilleur au Service de police de la Ville de Hull.

[51] Muté fin septembre 1986 aux enquêtes criminelles, il se joint au sergent Leblanc pour l'enquête du meurtre de Melo.





[52] Les rencontres avec Beaulieu se font à son bureau ou au poste de police. Ils communiquent souvent par téléphone.

[53] Whitlock précise que Beaulieu s'enquiert quant aux méthodes d'obtenir des informations.

[54] Beaulieu demande à l'occasion des précisions. À titre d'exemple, de vérifier la version de Francine Bériault. Il s'exécute mais elle maintient n'avoir rien vu.

[55] Son intuition lui dit qu'elle ment. Il en fait part à Leblanc.

[56] Beaulieu lui demande de revoir Bériault, mais sans succès. Il avise Beaulieu qu'elle ne peut aider à l'enquête.

[57] Il croit avoir discuté de la version du témoin Lavigueur avec Beaulieu, mais sans en avoir de souvenir spécifique. « On se parlait de tout», dit-il.

[58] Toutefois, selon Whitlock, Lavigueur n'a rien vu. Il ne peut donc aider à élucider le meurtre.

[59] Après la dénonciation de Labelle, son enquête a pour but de corroborer les faits donnés dans sa version.

[60] Pour les fins du procès, il prépare un précis (pièce PG-5, page 21 et suivantes) avec la nomenclature des principaux témoins, à savoir Labelle, Juanita Davidson, Serge Fabien, les techniciens en balistique et écoute électronique et les policiers qui récupèrent l'arme dans la rivière.

[61] Il prépare un résumé de la version de chaque témoin pour Beaulieu. Il rencontre les témoins à plusieurs reprises au cours de l'enquête et en vue du procès.

[62] Selon Whitlock, Beaulieu sait qu'après l'arrestation de Filion, l'enquête vise Sabourin, notamment au moyen de l'écoute électronique qui ne révèle rien à propos du meurtre de Melo. Par contre, l'écoute permet l'arrestation de Sabourin pour vol.

[63] Après son arrestation, Sabourin donne deux déclarations au sujet du meurtre de Melo. Une première aux policiers de la Sûreté du Québec, une deuxième aux policiers de la Ville de Hull (pièce P-66, pages 198 et 199).

[64] Whitlock remet à Beaulieu des précis de faits, certaines transcriptions d'écoute électronique avec des comptes rendus. Parfois, il suggère l'écoute de certaines cassettes.

[65] En contre-interrogatoire, Whitlock admet que, devant la Commission de police, il a déclaré n'avoir remis aucune cassette à Beaulieu.



[66] Suite à l'écoute de certaines cassettes, il attire l'attention de Beaulieu sur deux conversations. La première est celle où Labelle et Filion parlent de leur visite au «Doughnut Shop» le soir du meutre alors que Filion dit à Labelle : «regarde l'ambulance passer, je l'ai eu». La deuxième lorsque Labelle avise Filion que la police est au courant qu'il est le meurtrier.

[67] Pour Whitlock, ces deux discussions entre Labelle et Filion corroborent les déclarations de Labelle données aux policiers avant l'arrestation de Filion.

[68] Whitlock explique que les transcriptions sont sur feuille avec papier carbone, la feuille originale de couleur blanche et la copie bleue. Il remet certaines feuilles bleues à Beaulieu.



Georges Benoît

[69] Me Georges Benoît (Benoît) débute comme substitut du PG en 1976 et devient substitut en chef pour le district de Hull en 1983.

[70] En tant que substitut en chef, il a la responsabilité d'assigner personnellement tout dossier d'envergure. Il prend initialement charge du dossier Filion parce que les substituts exercent alors des moyens de pression pour renégocier leurs conditions de travail.

[71] Alors qu'il se trouve à Québec, Me Guy Pinsonneault, substitut senior, autorise la dénonciation après étude du dossier de la police.

[72] À son retour de Québec, il rencontre les enquêteurs qui résument le dossier, les rapports d'enquête, les déclarations des témoins. Il ne peut préciser s'il reçoit en tout ou en partie copie du dossier.

[73] Benoît déclare que «professionnellement et comme homme », il a la conviction que Filion est l'auteur du meurtre. Encore aujourd'hui, il garde la même certitude.

[74] Sa conviction est encore plus grande après sa rencontre avec les témoins pour l'enquête préliminaire : Labelle, Juanita Davidson et un homme dont il ne se souvient pas du nom.

[75] Il rencontre les témoins pour jauger leur version et leur crédibilité. Sur les deux aspects, il se dit satisfait.

[76] Pour Benoît, la version que lui donne Labelle et son témoignage à l'enquête préliminaire sont conformes avec les déclarations faites aux policiers.





[77] Les policiers l'avisent à propos de l'écoute électronique. Vu leurs commentaires à l'effet qu'aucun élément de preuve matérielle additionnel n'en découle, il décide qu'elle n'est pas nécessaire pour l'enquête préliminaire.

[78] Il se souvient de prendre connaissance de la déclaration de Labelle (pièce P-66, p. 167 à 172) avant l'enquête préliminaire. Par contre, il ne sait plus s'il connaît l'existence du témoin Bériault.

[79] Il ne peut dire si la déclaration de Lavigueur (pièce P-67, p. 355 et 356) se trouve dans le dossier dont il prend connaissance ni s'il s'y trouve une déclaration de Filion.

[80] De façon générale, il lui est impossible, aujourd'hui, de dire si les documents qui forment les pièces P-66, P-67 et PG-4 se trouvent ou non dans le dossier en octobre1986.

[81] Après l'enquête préliminaire, Benoît transfert la responsabilité du dossier à Beaulieu en qui il a toute confiance vu sa grande capacité professionnelle qui est supérieure à la moyenne. Beaulieu est aussi le plus expérimenté pour gérer un tel dossier.

[82] Sur le sujet de la divulgation de la preuve, Benoît déclare qu'il ne s'en fait pas comme tel en 1986. D'ailleurs, il ne reçoit aucune telle demande du procureur de Filion.

[83] En cas de demande, il ne transmet ni les notes personnelles des policiers ni les versions des témoins mais seulement des «will say» pour ainsi protéger leur identité.

[84] Benoît précise qu'en 1986, la divulgation de la preuve se conçoit dans le but de faciliter les débats, d'obtenir un plaidoyer de culpabilité et de protéger les témoins.



Valmont Beaulieu

[85] Admis au Barreau en novembre 1979, Me Valmont Beaulieu débute comme avocat dans un bureau d'aide juridique. Il devient substitut du PG en septembre 1980.

[86] Il agit comme substitut en chef adjoint des districts de Hull, Labelle et Pontiac de 1988 à 1991.

[87] Il prend charge du cas Filion après l'enquête préliminaire. Il croit en avoir discuté avec Benoît. Le dossier qu'il reçoit inclut notamment des rapports d'événement de policiers, des déclarations de divers témoins avec résumés et le rapport d'autopsie.

[88] Après étude du dossier, sa théorie est la suivante : Filion prémédite et veut la mort de Melo. En effet, Sabourin demande à Filion de commettre le meurtre, Filion accepte, se rend au bar L'Avalon dans l'auto de Labelle et fait feu sur Melo.



[89] Beaulieu considère que les éléments suivants corroborent sa théorie :

- version de Labelle qui décrit les circonstances du meurtre;

- version de Labelle qui demande à Juanita Davidson de quitter le stationnement de L'Avalon;

- version de Juanita Davidson qui voit Filion se pencher sur le siège du véhicule pour ne pas être vu;

- version de Serge Fabien qui donne des précisions sur l'arme utilisée et où la retrouver;

- expertise en balistique qui confirme que l'arme retrouvée est celle qui sert au meurtre.

[90] Il analyse aussi les versions des témoins Davidson, Mayrand et Fabien et conclut qu'elles ne mettent pas en doute sa théorie.

[91] Aussi, Filion, le jour de son arrestation ou peu de temps après, déclare qu'un homme de race noire est l'auteur du crime. Beaulieu considère que cette déclaration confirme que Filion sait quelque chose à propos du meurtre.

[92] En somme, il a la conviction morale, hors de tout doute raisonnable, de la culpabilité de Filion, conviction qu'il a toujours après le premier procès.

[93] À l'audience, Beaulieu :

- admet que la version de Labelle du 13 octobre 1986 ne mentionne pas Juanita Davidson et Serge Fabien;

- ne peut dire s'il demande, en 1987, de vérifier si Filion se rend au bar Josée avec Labelle tel qu'elle l'affirme dans sa déclaration;

- reconnaît qu'aucune déclaration ne place un véhicule foncé, modèle 2 portes, comme celui de Labelle, près du lieu du crime;

- se déclare satisfait de la collaboration des policiers enquêteurs et de leur enquête;

- ne sait plus si les pièces PG-4, onglet 8, p. 49 à 52 et PG-5, p.68 se trouvent dans le dossier en 1987;

- est incapable de dire si copie des pièces PG-5, pages 68 à 71, 79-80 et P-67, pages 372 et 373, sont remises à la défense.





[94] Au sujet de Lavigueur, Beaulieu se souvient catégoriquement qu'il questionne les policiers à propos de ce témoin. Les policiers lui répondent que Lavigueur est un témoin non fiable sous l'influence de drogues le soir du meurtre.

[95] Il se fie à cette réponse et ne rencontre pas le témoin.

[96] Il demande des précisions sur la version du témoin Cyr. Les policiers répliquent que les heures mentionnées par ce témoin ne correspondent pas avec l'heure du crime.

[97] Il se rappelle d'une demande de vérifier la version de Bériault. Les policiers l'informent qu'elle refuse de répondre et même de les voir.

[98] Les policiers ajoutent que certains témoins se connaissent et sont craintifs suite à des menaces. D'ailleurs Sabourin refuse de témoigner au premier procès pour cette raison.

[99] Beaulieu explique qu'il interroge de façon objective les témoins avant le procès. Ainsi, il rencontre Labelle qui lui redonne sa version et il la croit.

[100] Il connaît les antécédents judiciaires de Labelle pour prostitution et trafic de stupéfiants. Il explique l'absence d'accusation pour complicité contre Labelle par le fait qu'elle coopère avec le Ministère public et a le courage de témoigner contre Filion. Cette décision n'a pas pour but d'obtenir un verdict de culpabilité contre Filion.

[101] Il admet la réception de certaines transcriptions mais ne les garde pas, ce qui lui laisse croire qu'après écoute elles s'avèrent non pertinentes.

[102] Confronté avec certains passages des transcriptions (pièce P-64, volume 2, page 41), il reconnaît qu'ils sont utiles à la défense mais ne peut dire s'il en reçoit copie en 1987.

[103] Il ajoute que si les transcriptions avaient pu aider la défense ou mitiger la preuve de la poursuite, il en aurait avisé Filion.

[104] Cette approche est d'ailleurs la sienne pour tout élément dans le dossier de la Couronne. Sa pratique courante est de ne rien cacher à la défense. Il doit lui révéler tout élément de preuve favorable.

[105] Ainsi, dans le dossier Filion, il divulgue à la défense les précis de faits avec les noms des témoins et leurs déclarations au soutien de sa théorie du crime.





[106] Il ne révèle pas l'existence des autres témoins, même ceux sur les lieux du crime, et l'existence de l'écoute électronique. Tel est, dit-il, la pratique avant Stinchcombe.

[107] Beaulieu admet que les versions de Bériault (pièce PG-5, page 31), de Cyr (pièce PG-5, page 43) et de Lavigueur, ne sont pas transmise à la défense. Par contre, la défense a connaissance des déclarations de Sabourin qui doit initialement témoigner, et de Mayrand.

[108] Vers 1989, Beaulieu entend un reportage à la radio qui l'amène à demander au policier Whitlock s'il a bien reçu toutes les transcriptions d'écoute électronique. Whitlock lui répond que des oublis sont possibles.



Gilles Daudelin

[109] Me Gilles Daudelin (Daudelin) se substitue à Me St-Aubin qui représente Filion à l'enquête préliminaire.

[110] Daudelin doit présenter une requête pour changement de venue.

[111] Daudelin reçoit le dossier de Me St-Aubin. Il comprend un précis de police et certaines déclarations qui tendent à démontrer la culpabilité de Filion.

[112] Daudelin évalue ainsi la cause : d'une part, selon la poursuite, Filion est prit en flagrant délit, d'autre part, la prétention de Filion qui invoque un alibi au soutien de son innocence.

[113] Filion insiste pour que Daudelin enquête sur sa preuve d'alibi. L'avocat refuse car Filion ne lance pas de «cris d'innocence» au moment de son arrestation. Daudelin ne sait pas qu'à ce moment les policiers arrêtent Filion pour port d'arme illégal et non pour meurtre, accusation qui suivra peu après.

[114] Après le rejet de la requête pour changement de venue, Daudelin rencontre Beaulieu et s'enquiert si le dossier de Me St-Aubin est complet. Beaulieu répond : «ce qu'il y a comme preuve, tu l'as; ce que j'ai c'est ce que j'ai donné à St-Aubin».

[115] Il se fie à cette réponse après consultation auprès de confrères de la défense qui considèrent Beaulieu comme un homme de parole.

[116] Sur la question de divulgation de la preuve, Daudelin déclare que déjà, en 1986, la Couronne doit fournir l'ensemble de la preuve, favorable ou non à l'accusé. Selon Daudelin, la communication de la preuve se fait de la même façon avant comme après Stinchcombe qui modifie simplement le moment de la divulgation.





Denis Filion

[117] Le 17 octobre 1986, Filion est mis en arrestation pour port d'arme. Il s'identifie sous le nom de «Brian Kennedy».

[118] Quelques heures plus tard, un sergent Poirier l'interroge. Il lui dit ne pas connaître la victime Melo.

[119] Poirier l'informe ensuite qu'une accusation de meurtre pèse contre lui.

[120] Filion retient d'abord les services de Me St-Aubin pour l'enquête préliminaire, puis de Daudelin pour une requête en changement de venue.

[121] Daudelin lui dit ne recevoir de la Couronne que l'acte d'accusation.

[122] Pour le premier procès, Filion reçoit copie des déclarations de Labelle, Juanita Davidson, Louise Labelle, ainsi que 16 photographies. Il remet sa liste de témoins au Tribunal qui demande à Beaulieu de voir à les assigner.

Pièces

[123] Au sujet des pièces produites, il y a lieu de noter que le PG dépose la pièce PG-4, intitulée « Liste des documents possiblement contenus au dossier de la poursuite lors du premier procès » et la pièce PG-5 « Dossier Couronne déposé par Me Valmont Beaulieu à la Commission de police du Québec le 11 décembre 1989 ».

[124] Le PG remet aussi un tableau comparatif des documents qui se trouvent à la fois dans PG-4 et PG-5.

[125] Le Tribunal juge utile de reproduire ce tableau suivant un ordre chronologique.

NOM DU DOCUMENT


Pièce PG4


Pièce PG5



Rapport d'événement du 30-08-86 rédigé par le sergent Leblanc (7 p.)


X


Non inclus

Rapport d'empreintes digitales du 30-08-86


X


X

Déclaration statuaire du 30-08-86 de Robert Mayrand


X


X

Plan préparé par P. Lépine, mat. 68


X


X

Rapport d'événement du 30-08-86 concernant une introduction par effraction dans un restaurant (2 p.)


X


X

Renseignements supplémentaires non datés rédigés par le sergent Lépine (p. 5, 6, 8 et 9)


X


X

Renseignements supplémentaires du 03-09-86 rédigés par le sergent Leblanc (7 p.)


X


X

Supplément d'enquête du 04-09-86 rédigé par Jean-Claude Lacasse


X


X

Supplément d'enquête du 08-09-86 rédigé par Jean-Claude Lacasse


X


X

Renseignements supplémentaires du 11-09-86 du sergent Lépine (2 p.)


X


X

Renseignements supplémentaires du 12-09-86 du sergent Lépine (2 p.)


X


X

Renseignements supplémentaires, non datés rédigés par le sergent Lépine (p. 4)


X


X

Déclaration statuaire du 13-10-86 de Denise Labelle


X


X

Rapport médico-légal du 14-10-86 du Dr. Pothel


X


X

Dénonciation


X


Non incluse

Demande d'intenter des procédures


X


X

Précis des faits du 17-10-86 du sergent Withlock


X


Non inclus

Page 2 de la déclaration statutaire non datée de Manon Boivin


X


X

Déclaration statutaire du 18-10-86 de Louise Labelle


X


X

Déclaration statutaire du 20-10-86 de Juanita Davidson


X


X

Déclaration statutaire du 20-10-86 de Serge Fabien


X


X

Précis des faits du 21-10-86 du sergent Withlock


X


X

Rapport d'enquête du 21-10-86 du sergent Withlock (8 p.)


X


X

Supplément d'enquête du service de police de Hull (45 p.)


X


X

Rapport médico-légal du 14-10-86 du Dr. Pothel


X


X

Preuve de voir-dire (9 p.)


X


X

Contrôle des articles remisés (4 p.)


X


X

Contrôle des articles remisés rédigés par Jean-Claude Lacasse


X


X

Déclarations statutaires de Denise Labelle, Louise Labelle, Serge Fabien et Juanita Davidson


X


X

Liste des témoins à assigner


X


Non incluse

Acte d'accusation


X


Non inclus

Demande d'intenter des procédures (2 p.)


X


X

Document d'origine inconnue qui semble relater certaines informations relatives à Denis Filion (3 p.)


X


Non inclus

Lettre du 17-10-94 télécopiée par le juge Réjean Paul et page de transmission par télécopieur


X


Non incluse

Feuille volante intitulée "meurtre de Ramiro Melo"


X


X

Registre (4 p.)


X


X

Déclaration statutaire du 11-12-86 de Mario Sabourin (6 p.)


Non incluse


X

Supplément d'enquête de Claude Withlock du 30-12-86 (déposition de Mario Sabourin du 11-12-86) (12 p.)


Non inclus


X

Déclaration statutaire du 11-12-86 de Mario Sabourin (6 p.)


Non incluse


X

Supplément d'enquête de Claude Withlock du 30-12-86 (déposition de Mario Sabourin du 11-12-86) (12 p.)


Non inclus


X

[126] En l'absence de preuve pour expliquer que certains documents de la pièce PG-4 ne se retrouvent pas à la pièce PG-5, et vice versa, le Tribunal ne tire aucune conclusion spécifique de cette différence.

[127] D'autre part, Filion dépose les extraits pertinents du dossier des archives du Service de police de la Ville de Hull. (pièces P-66 et P-67)

[128] La comparaison des pièces PG-4 et PG-5 avec les pièces P-66 et P-67 permet de constater que le rapport du policier Legault, du 30 août 1986, qui mentionne le nom de Lavigueur (pièce P-67, pages 393-394) et ses deux déclarations (pièce P-67, pages 393-394 et pièce P-67, pages 355 et 366) ne semblent pas faire partie des pièces PG-4 et PG-5.

[129] De même, le supplément d'enquête du 12 décembre 1986 de l'enquêteur Whitlock qui inclut la déclaration de Sabourin de la même date (pièce P-61) ne fait pas partie de la pièce PG-4 mais se retrouve à P-66, pages 198, 199 et P-67, page 378.

Analyse

[130] Des quatre éléments énoncés par la Cour suprême dans l'arrêt Nelles, le PG ne conteste pas les deux premiers : le PG engage effectivement des procédures contre Filion et le Tribunal rend une décision favorable à Filion.

[131] Ceci amène à traiter du troisième élément : le substitut du PG a-t-il un motif raisonnable et probable pour porter des accusations contre Filion ?

[132] En fait, Filion doit convaincre le Tribunal de l'absence de motif raisonnable et probable comme le dit Monsieur le Juge Lamer dans l'arrêt Nelles[8] :

« Pour résumer donc, un demandeur qui intente une action pour poursuites abusives ne se lance pas dans une entreprise facile. Il doit non seulement s'acquitter de la tâche notoirement difficile de prouver un fait négatif, c'est-à-dire l'absence de motif raisonnable et probable, mais il doit également satisfaire à une norme très élevée en matière de preuve s'il veut éviter le non-lieu ou le verdict imposé. »

[133] Avant de se pencher sur le concept de « motif raisonnable et probable », il y a lieu de rappeler en quoi consiste le rôle du substitut en droit pénal.

[134] Au sujet du rôle du substitut, Madame la juge L'Heureux-Dubé écrit dans l'arrêt Proulx[9]:

« Le juge LeBel a fait une étude remarquable très fouillée à cet égard, étude que j'adopte sans hésitation. Je me permettrai d'en relever certains extraits qui me semblent placer ce rôle dans son propre cadre pour les fins du présent pourvoi (aux p. 411-412).

Le procureur général est traditionnellement chargé d'administrer la justice, d'engager les poursuites criminelles et pénales ou d'y mettre fin. Il agit aussi comme le représentant du souverain, devant les cours de justice et dans les différentes procédures pénales. Ces fonctions lui attribuent le statut de gardien constitutionnel de la paix sociale, qui doit s'assurer que soient sanctionnés les crimes et les violations des lois (Canada. Commission de réforme du droit. Les poursuites pénales : responsabilité politique ou judiciaire, Ottawa : la Commission, 1975. P. 12-14).



La fonction de filtrage ou d'autorisation des poursuites criminelles s'insère à un point particulièrement délicat de la mise en œuvre du droit pénal. C'est à ce moment que se décide si une instance pénale sera engagée contre un individu. Il appartient au substitut de scruter les plaintes et d'autoriser celles-ci, lorsqu'il existe des motifs raisonnables et probables qu'une infraction a été commise.



Gardiens de l'intérêt public, le procureur général et ses substituts assument une responsabilité générale à l'égard du fonctionnement efficace et correct du système de justice pénale. Leur rôle ne se limite pas à celui du plaideur privé, chargé d'un dossier particulier (Canada. Commission de réforme du droit. Poursuite pénales : les pouvoirs du procureur général et des procureurs de la Couronne. Ottawa : la Commission, 1990, P. 20) ».

[135] Ajoutons cet autre extrait des propos de Monsieur le juge Lebel que cite Madame la juge l'Heureux-Dubé :

« Au départ, à cette étape critique du processus pénal qu'est l'autorisation de la dénonciation, l'objectivité et l'appréciation froide et mesurée de l'existence des causes raisonnables et probables sont indispensables au bon exercice des fonctions du substitut. La décision de celui-ci ne peut reposer sur l'intime conviction d'une culpabilité. Il faut que le substitut conserve un certain détachement à l'égard de l'affaire pour évaluer l'ensemble des éléments de preuve disponibles, comme l'impact des règles jurisprudentielles et législatives relatives à leur admissibilité au procès, afin de déterminer s'il est objectivement raisonnable et conforme au droit d'engager une poursuite. Il n'a pas à se substituer au juge et à faire mentalement le procès. Cependant, la décision d'autoriser l'accusation doit reposer sur des facteurs objectivement vérifiables et sur l'état probable du droit. L'objectif ultime ne doit pas être d'obtenir une condamnation à tout prix. Lorsque l'obtention d'une condamnation paraîtrait au mieux aléatoire, après une analyse du dossier menée avec le détachement professionnel indispensable, le déclenchement d'une procédure pénale violerait certains des objectifs et des principes fondamentaux du système de justice pénale. » [10]

[136] Pour leur part, l'honorable Michel Proulx et Me David Layton s'expriment de la façon suivante dans Ethics and Canadian Criminal Law :[11]

«In summary, the prosecutor's linchpin duty is to seek justice in the public interest, which encapsulates several related principles :

1. A prosecutor can seek a conviction but must all the while strive to ensure that the defendant has a fair trial.

2. The prosecutor's goal is not to obtain a conviction at any cost but to assist the court in eliciting truth without infringing upon the legitimate rights of the accused.

3. At each stage of the criminal justice process, the discretion vested in the prosecutor should be exercised with objectivity and impartiality, and not in a purely partisan way.

4. Self-restraint for the sake of fairness requires that the prosecutor resist the unbridled desire to obtain punishment of the accused. »



« The public interest in achieving justice demands unwavering fidelity to the truth-seeking function of the criminal justice system. It also necessitates respect for the constitutional rights of the accused, as promoted by our due-process model of justice, allegiance to the concept of equality of application, and a keen sense of proportion and substantive justice in pursuing a courses of action that can have a significant impact on the liberty and reputation of the accused. The idea that the rights of the accused should somehow bear upon the duties of the Crown is worth stressing. In 1955 the English lawyer Christmas Humphreys stated that the duty of prosecuting counsel is "to assist the defence in every way"».[12]

[137] Enfin dans l'arrêt André, Monsieur le juge Baudoin écrit :

« Mon collègue le juge Louis LeBel, alors à la Cour d'appel, a tracé dans l'affaire Proulx un historique complet du rôle du substitut dans le cadre du droit pénal canadien. Les substituts du Procureur général, selon l'article 4 a) de la Loi sur les substituts du procureur général, examinent les procédures relatives aux infractions prévues au Code criminel et, le cas échéant, autorisent les poursuites. Ils assument une lourde responsabilité. Il est clair que la loi et la tradition leur donnent une marge de discrétion et se fient à leur évaluation de l'enquête policière et à leur bon jugement professionnel. Ainsi, ils éviteront, bien évidemment, de porter des accusations lorsque la preuve s'avère insuffisante pour les soutenir, même s'ils soupçonnent fortement l'éventuelle culpabilité du suspect, mais que les moyens de la démontrer sont insuffisants ou sujets à caution. Le substitut doit donc filtrer les renseignements et utiliser son bon jugement à la lumière de son expérience et de son expertise. L'erreur étant humaine, il a toutefois le droit de se tromper.



Je ne reviendrai donc pas sur l'examen de ce rôle et renvoie le lecteur aux remarques et à l'analyse du juge Louis LeBel dans l'affaire Proulx »[13].

[138] Il est en preuve que Valmont Beaulieu accède au poste de substitut du Procureur général en 1980. Au cours des six années suivantes, Beaulieu acquiert une expérience considérable pour les procès devant jury. Son supérieur immédiat, Benoît, déclare que Beaulieu est un substitut au dessus de la moyenne. Rien d'étonnant que Beaulieu ait charge de plusieurs dossiers aux assises au moment où Benoît lui confie la responsabilité du dossier Filion le 15 décembre 1986.

[139] Au sujet du professionnalisme de Beaulieu, le Tribunal rappelle les propos de Monsieur le juge Chevalier quand la Cour d'appel ordonne la tenue d'un nouveau procès pour Filion:

«… Cette remarque préliminaire s'applique avec une pertinence particulière dans l'affaire qui nous est soumise, toutes les parties impliquées dans l'appel ayant reconnu le professionnalisme et la rectitude morale du substitut en cause et son souci constant d'assurer aux accusés un procès juste et équitable[14]».

[140] Filion soutient qu'il ne s'agit pas là d'un aveu extrajudiciaire de sa part.

[141] Le Tribunal lui donne raison, tout en notant que Filion, après avoir pris connaissance du jugement de la Cour d'appel (ce qui inclut le passage cité ci-haut), ne désavoue ni ne révoque le mandat de son procureur qui, d'ailleurs, le représentera au second procès.

[142] Traitons maintenant la question du concept de motif raisonnable et probable.

[143] Ce concept comporte à la fois un élément subjectif et un élément objectif. Le procureur doit réellement croire que l'accusé est probablement coupable et cette croyance doit reposer sur des motifs raisonnables et probables dans les circonstances. En d'autres termes, il doit y avoir une preuve fiable et objectivement probable pour espérer raisonnablement une condamnation.





[144] Dans l'arrêt de la Cour suprême R. c. Proulx, sous la plume des juges Iacobucci et Binnie, nous lisons :

« Aux fins de l'espèce, il y a lieu de reprendre la définition suivante de l'existence de motifs raisonnables et probables figurant dans l'arrêt Nelles à la p. 193:

Ce critère comporte à la fois un élément subjectif et un élément objectif. Il doit y avoir croyance réelle de la part du poursuivant et cette croyance doit être raisonnable dans les circonstances. La question de l'existence d'un motif raisonnable et probable est à décider par le juge et non par le jury. » [15]



« Il est manifestement incorrect d'affirmer que le poursuivant doit être convaincu hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de l'accusé avant de porter des accusations contre lui. C'est la question que le juge des faits, et non le poursuivant, doit trancher en bout de ligne. Nous sommes toutefois d'avis que, pour qu'il existe des motifs raisonnables et probables et que des poursuites criminelles puissent être intentées, le ministère public doit avoir suffisamment d'éléments de preuve pour croire que la culpabilité pourrait être démontrée régulièrement hors de tout doute raisonnable. Un seuil moins élevé permettant l'introduction d'une poursuite serait incompatible avec le rôle du poursuivant en sa qualité de fonctionnaire chargé d'assurer le respect et la recherche de la justice. »[16]

[145] Dans Dix v. Canada (A.G.)[17], Monsieur le juge Ritter analyse le concept de «Motif raisonnable et probable » en ces termes :

« Where the issue is reasonable and probable cause, the difficulty is that there is room for differences of opinion. That is true, in my view, even as regards the objective element. Reasonable people may differ. Consequently, the Court should be reticent to substitute its opinion for that of the defendants. But as the Court is required to assess on an objective basis whether reasonable and probable cause existed, and as this is a question of law, the Court must determine if the defendants were correct, under the test, in their determination of whether reasonable and probable cause existed. As stated by Kleduc J. in Klein v. Seiferling, [1999] 10 W.W.R. 554 (Sask. Q.B.) (at para. 59) the objective test :

… is whether the circumstances, assuming them to be true, would reasonably lead an ordinary prudent and cautious person placed in the position of the accuser, to the conclusion that the person charged was probably guilty of the crime imputed.

A subjective belief in reasonable and probable grounds is a necessary, but not a sufficient condition for proof of reasonable and probable cause. Intuition cannot be equated with reasonable and probable cause, since there is no factual basis upon which a court can assess that intuition. »

[146] Vu que Beaulieu est un substitut de grande expérience, Filion soutient que, si Beaulieu analyse l'ensemble du dossier, ce qui est un devoir constant, il ne peut atteindre, objectivement, qu'une seule conclusion : l'absence de motif raisonnable et probable de croire en sa culpabilité.

[147] Ainsi, Beaulieu se doit de constater que la version de Labelle, principal témoin à charge, est contredite par celles de Lavigueur et Bériault; que la crédibilité de Labelle est sérieusement compromise; qu'une fois la version de Labelle mise de côté, il y a absence d'élément indépendant qui relie Filion au meurtre; que l'écoute électronique n'apporte aucune confirmation que Sabourin donne instruction à Filion de tuer Melo.

[148] Le Tribunal ne retient pas le raisonnement de Filion.

[149] Rappelons que Filion n'adresse aucun reproche aux substituts du PG responsables du dossier avant Beaulieu, ce qui inclut la tenue de l'enquête préliminaire.

[150] Le Tribunal est d'avis que Beaulieu a des motifs raisonnables et probables pour continuer les poursuites contre Filion.

[151] Beaulieu décrit ainsi le dossier lorsqu'il en prend charge :

« Q. Quand vous avez pris possession du dossier de monsieur… du dossier de Ramiro Melo qui vous a été remis par maître Benoît, je présume..

R. Maître, je vous ai indiqué que c'est vraiment maître Benoît qui m'a remis le dossier.

Q. Oui, qui vous a été remis par maître Benoît à vous-même. Quelles étaient les pièces et les déclarations qui étaient au dossier à ce moment-là?

R. Il y avait des déclarations de certains témoins. Il y avait monsieur Fabien, madame Labelle, madame Davidson, Juanita. Évidemment, on résumait entre autres tel ou tel policier, exemple celui qui était allé pour l'arme, j'oublie son nom. Évidemment, il n'y avait pas une déclaration écrite, sauf que c'était dans le dossier.

Q. Dans le précis de faits.

R. Dans le précis de faits, c'est ça.

Q. Dans ce précis de faits, est-ce qu'il y avait des références par exemple à monsieur Sabourin?

R. Oui, Évidemment, monsieur Sabourin, selon l'enquête, est la personne qui avait, entre parenthèses, donné le contrat à monsieur Filion.»

(Interrogatoire hors Cour, le 19 février 2001, p. 34, ligne 25 à p. 35, ligne 21.)

[152] Le dossier dont parle Beaulieu forme la pièce PG-4 intitulée «Documents possiblement contenus au dossier de la poursuite lors du premier procès».

[153] L'analyse de la pièce PG-4 confirme le témoignage de Beaulieu quant aux documents en sa possession, notamment des rapports d'enquête des policiers de la Ville de Hull, les déclarations écrites de Denise Labelle, Juanita Davidson, Serge Fabien, Louise Labelle, Robert Mayrand. S'y ajoutent la transcription de la preuve administrée à l'enquête préliminaire, l'expertise balistique et le rapport du pathologiste, l'arme du crime et les gants remis à la police par Serge Fabien.

[154] À l'audience, Beaulieu explique de façon précise et minutieuse le cheminement qu'il suit : révision du dossier, des versions des témoins, des rapports des experts, des transcriptions d'écoute électronique. De plus, il voit à rencontrer les témoins pour soupeser leur crédibilité et la conformité de leurs versions des faits.

[155] Les procureurs de Beaulieu déposent un tableau[18] intitulé «faits – preuve» qui résume, tel que mis en preuve, l'ensemble des éléments factuels que Beaulieu analyse et retient pour former son opinion quant à des motifs raisonnables et probables.

[156] Le Tribunal est d'avis que tous ces éléments forment «une preuve légale et fiable pour croire que la culpabilité "could properly be proved beyond a reasonable doubt"» pour reprendre les paroles de Monsieur le juge Proulx dans l'arrêt Alain André[19].

[157] À l'audience, plus de 15 ans après les événements, les procureurs de Filion questionnent Beaulieu à propos d'éléments divers pour ensuite lui suggérer que chaque élément, pris individuellement, sape les fondements de sa théorie quant à la culpabilité de Filion.

[158] À titre d'exemple, ils confrontent Beaulieu avec des extraits de transcription d'écoute électronique. (volume 3, pages 4, 5, 10, 12 et 13, et volume 4, p. 298, pièce P-78.)

[159] Or, cette approche omet de démontrer si Beaulieu a effectivement connaissance, en 1986-1987, de ces transcriptions. La meilleure preuve en est que Whitlock admet que toutes les transcriptions ne sont pas remises à Beaulieu.

[160] Toujours pour soutenir que Beaulieu n'a pas de motif raisonnable et probable, Filion dresse un tableau[20] avec résumé de points saillants des transcriptions.

[161] Le Tribunal constate toutefois que le verbatim des transcriptions ne soutient pas les conclusions mises de l'avant dans le tableau.

[162] Ainsi, Filion prétend que la transcription d'une conversation[21], du 19 octobre 1986, entre Coco Bard, un de ses amis, et Labelle ne fait voir aucune menace de Bard envers Labelle.

[163] Or la lecture d'un passage subséquent de cette transcription[22] ainsi que celle d'une conversation[23] intervenue le lendemain entre Labelle et une femme dont l'identité demeure inconnue, peut laisser croire que Bard menace Labelle en lui disant de ne pas témoigner et en lui parlant «d'aller dans un trou».

[164] Comme autre argument, Filion maintient que Beaulieu omet délibérément de divulguer l'ensemble de la preuve. Qu'en est-il ?

[165] Avant de répondre à cette question, il y a lieu d'écarter la thèse de Filion à l'effet que ce sont précisément ces éléments de preuve non divulgués qui permettent son acquittement.

[166] Cette affirmation est purement hypothétique. Seuls les membres du jury au deuxième procès pourraient, à la rigueur, y répondre.

[167] Quant à l'admission de Beaulieu devant la Cour d'appel sur l'absence de divulgation de certains éléments, s'agit-il d'une faute ?

[168] Le Tribunal ne le croit pas.

[169] Il faut se replacer en 1986-1987 et évaluer le devoir du substitut en matière de divulgation de la preuve.

[170] Beaulieu décrit ce devoir dans ces termes :

« (…) Mais moi, c'est que je n'ai jamais voulu prendre aucun accusé par surprise, j'ai toujours cru aux procès justes et équitables. Je remettais, exemple les déclarations des gens qui allaient venir rendre témoignage, entre autres pour que l'autre partie, en vertu de l'article 10 s'il y a des contradictions, puisse agir. C'est ce qui m'a guidé dans le présent dossier comme dans les autres dossiers.[24]

(…) Parce que j'ai toujours, à titre de substitut, trouvé… lorsque je demandais une condamnation, c'est parce que j'y croyais. Deuxièmement, s'il y avait des éléments qui pouvaient disculper et aider… eh oui, disculper et aider la défense, je m'en faisais un devoir de le dire. Ça a été ma conduite dans ce dossier comme dans tout autre dossier. »[25]

[171] Dans les faits, Beaulieu divulgue à Filion les éléments de preuve qu'il entend invoquer contre lui,[26] tel qu'il est coutume avant l'arrêt Stinchcombe.

[172] Pour Filion, cette façon d'agir de Beaulieu va à l'encontre de son devoir de divulguer l'ensemble de la preuve. Au soutien de cet argument, Filion invoque le témoignage de Me Daudelin selon qui l'arrêt Stinchcombe ne fait que modifier le moment et non le contenu de la divulgation de la preuve.

[173] De là, l'argument de Filion que Beaulieu cache volontairement des éléments de preuve dans le seul but d'obtenir une condamnation.

[174] Il y a lieu d'examiner l'étendue de l'obligation de divulgation en 1986-1987, avant l'arrêt Stinchcombe.

[175] Citons d'abord Monsieur le juge Chevalier[27] de la Cour d'appel qui ordonne un nouveau procès pour Filion :

« L'appelant plaide que si ces faits lui avaient été révélés en temps utile, il aurait pu orienter sa défense de façon à obtenir un acquittement et que le défaut des policiers et du Substitut du procureur général de remplir leur devoir de divulgation de la preuve disponible a porté gravement atteinte à son droit à un procès juste et équitable.

Dans l'arrêt tout récent de la Cour suprême du Canada, R. c. Stinchcombe, no. 21904, 7 novembre 1991, le juge Sopinka rappelle d'abord l'incertitude qui régnait jusqu'alors dans notre droit en ce qui a trait à l'obligation de divulguer qui incombe au ministère public. C'est à partir de cette constatation qu'il faut juger du comportement du Substitut du procureur général à l'égard du problème avant cet arrêt et, tout en adjugeant sur la base des règles qui nous sont maintenant indiquées, il n'est que juste de lui accorder, le cas échéant, le bénéfice de la bonne foi dans sa conduite en cette occasion.» (nos soulignés)

[176] Il est intéressant de noter qu'en 1989 deux ans avant l'arrêt Stinchcombe, Monsieur le juge LeBel, alors à la Cour d'appel, précise dans deux arrêts que le contenu de l'obligation de communication de preuve reste à définir.

[177] D'abord en juin 1989, dans l'arrêt Taillefer[28] :

« Les prétentions de l'appelante affirment, de manière absolue, l'existence d'un droit à la communication complète de l'ensemble de la preuve disponible, particulièrement dans le contexte créé par la Charte canadienne des droits et libertés. Toutefois, l'on se trouve plutôt aujourd'hui devant un droit en évolution et en cours de définition, dont le contenu et les méthodes n'ont pas encore été complètement précisés. Certains auteurs considèrent que le droit à la communication intégrale, encore récemment, n'était pas encore fermement établi en droit pénal canadien et représentait parfois plus un idéal qu'une réalité juridique :

Unfortunately the practice and the law falls short of the ideal.

Dans un ouvrage plus récent, l'auteur considérait la communication préalable au procès comme relevant fondamentalement de la discrétion de la Couronne :

With minor exceptions discovery in Canada is governed by the Common Law which can be summarized as follows before trial, discovery is in the discretion of the Crown; at trial in the discretion of the judge.

De même, d'après le rapport numéro 22 de la Commission de réforme du droit, la législation pénale canadienne n'aurait jamais institué un régime général de communication de preuve par la poursuite avant le procès. D'ailleurs, la Cour suprême du Canada avait autrefois nié l'existence d'un tel droit, sauf disposition expresse de la loi. On n'a qu'à relire à ce propos ces commentaires du juge en chef Fauteux, dans Duke c. R.

In my opinion, the failure of the Crown to provide evidence to an accused person does not deprive the accused of a fair trial unless, by law, it is required to do so.

Comme le faisait observer le juge Tallis, de la Cour d'Appel de la Saskatchewan, dans l'arrêt R. c. Bourget, le droit canadien, sur le sujet, n'a pas évolué seulement sous l'influence de la charte, mais aussi avant celle-ci, sous celle de certains arrêts, notamment celui de la Cour d'Appel de l'Ontario dans R. c. Savion, …



Le courant jurisprudentiel qu'expriment les arrêts précités établit, à l'heure actuelle, l'obligation de la Couronne de communiquer en temps utile les déclarations de l'accusé, comme les éléments de preuve favorables ou non à l'accusé.» (nos soulignés)

[178] Puis en octobre 1989 dans l'arrêt Simard[29] :

«Le premier grief de Simard porte sur une prétendue violation de l'obligation de communication de preuve. Comme notre Cour le faisait observer dans un arrêt récent Taillerfer c. La Reine, C.A.M. 500-10-000123-867, 27 juin 1989, les Cours d'appel provinciales ont, depuis quelques années, reconnu et appliqué comme élément nécessaire à la préservation de la justice fondamentale d'un procès, la communication préalable des éléments essentiels de la preuve recueillie par la Couronne. Notamment, l'opinion du juge Tallis de la Cour d'appel de Saskatchewan dans l'arrêt R. c. Bourget 1987, 35 C.C.C.(3d) pp. 378-379 a fait un exposé et situé cette évolution (voir aussi R. c. Arviv, 1985, 45 C.R. (3d) 354, opinion de monsieur le juge Martin pp. 366-367.)

Cette jurisprudence paraît obliger la Couronne à communiquer à l'accusé ses propres déclarations de même que les éléments d'information principaux susceptibles de l'incriminer ou de le disculper, sous des réserves énoncées notamment par le juge Tallis telles que la crainte fondée et démontrée d'intimidation ou de subornation de témoins. Si nécessaire que soit la mise en œuvre de cette obligation, son contenu n'a pas été complètement défini. L'on semble viser la transmission de ce qui est véritablement nécessaire pour que l'accusé soit en mesure de se défendre en connaissance de cause. L'on n'y retrouve pas une obligation de communiquer tous les détails de l'ensemble de l'enquête effectuée par le Ministère public ou par les services policiers.» (nos soulignés)

[179] Ces arrêts de la Cour d'appel convainquent le Tribunal que, contrairement à l'argument de Filion, Beaulieu n'a pas à cette époque l'obligation de divulguer toute la preuve découlant de l'enquête.

[180] Le débat sur l'étendue de l'obligation de divulgation se poursuit après les arrêts Taillefer et Simard tel qu'il apparaît de l'arrêt M.H.C. [30] de la Cour suprême en janvier 1991, soit onze mois avant Stinchcombe :

« Notre Cour a déjà dit que le ministère public a l'obligation en common law de divulguer à la défense tous les éléments de preuve substantielle, favorables ou non à l'accusé. Dans l'arrêt Lemay v. The King, [1952] 1 R.C.S. 232, tout en concluant que la poursuite avait le pouvoir discrétionnaire de décider quels témoins citer, elle a exprimé l'opinion que le ministère public doit néanmoins produire tous les faits substantiels. Le juge Cartwright a dit à la p. 257 :

[TRADUCTION] Je veux qu'on comprenne bien que je ne veux rien dire qui soit considéré comme une atténuation de l'obligation du substitut du procureur général de présenter la preuve de tout fait substantiel connu de la poursuite, qu'il soit favorable ou non à l'accusé… (Je souligne)

Par ailleurs, notre Cour a dit de manière incidente dans l'arrêt Duke c. La Reine, [1972] R.C.S. 917 , par la voix du juge en chef Fauteux, à la p. 924, que : "l'omission du ministère public de fournir un certain élément de preuve à un accusé ne prive pas celui-ci de son droit à un procès équitable sauf si, en vertu d'une loi, il y est tenu". Dans cette affaire, l'accusé avait demandé qu'on lui remette l'échantillon d'haleine qu'il avait fourni relativement à une accusation de conduite avec facultés affaiblies. La demande avait été faite après que le ministère public se fut départi de l'échantillon. La Cour a conclu à l'unanimité qu'il n'y avait pas eu déni du droit à un procès équitable. Voir également Caccamo c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 786 .

Vu les faits de la présente espèce, il n'est pas nécessaire d'établir la portée exacte de l'obligation de divulgation du ministère public. Il suffit de signaler que l'omission de divulguer peut constituer un moyen d'appel lorsqu'il en résulte un procès inéquitable. Comme le juge Spence (dissident pour un autre motif, avec l'appui du juge en chef Laskin) le fait observer dans ses motifs de l'arrêt Caccamo, les tribunaux ne doivent pas hésiter à intervenir lorsque la conduite du ministère public permet de penser que le procès n'a pas été équitable… » (nos soulignés)

[181] Enfin, onze ans plus tard, en octobre 2002, la Cour suprême rappelle la portée de l'arrêt Stinchcombe :

« Dans l'arrêt Stinchcombe, précité, notre Cour a conclu que le ministère public est tenu de communiquer à la défense tous les renseignements pertinents. Par conséquent, bien que le procureur du ministère public conserve le pouvoir discrétionnaire de ne pas communiquer des renseignements non pertinents, la communication d'éléments de preuve pertinents est affaire non pas de pouvoir discrétionnaire mais plutôt d'obligation de sa part. À défaut d'explication démontrant que le procureur du ministère public n'a pas agi de façon malhonnête ou de mauvaise foi, il est bien établi, comme le juge Sopinka l'a affirmé, au nom de la Cour, dans l'arrêt Stinchcombe, précité, p. 339, que « [l] es manquements à cette obligation constituent une violation très grave de la déontologie juridique ». Cela se reflète à l'al. d) de la règle, qui s'applique uniquement aux manquements à l'obligation de communication où il est question de malhonnêteté ou de mauvaise foi. »[31] (nos soulignés)

[182] En résumé, ces décisions démontrent qu'en 1986-1987, époque pertinente à la présente affaire, la poursuite ne dévoile pas l'entièreté de la preuve à l'accusé mais seulement la preuve de tout fait substantiel, connu de la poursuite, favorable ou non à l'accusé.

[183] Cette approche discrétionnaire fait d'ailleurs l'objet de directives alors en vigueur pour les substituts :

«1. Le substitut du Procureur général a un devoir général de communiquer la preuve qu'il entend présenter au soutien de l'accusation à l'avocat de l'accusé et de l'informer de l'existence de toute preuve pertinente. Le substitut du procureur général doit être conscient de l'importance de vérifier l'information reçue avant de la divulguer.

7. Il appartient au substitut du procureur général de décider de quelle façon communiquer la preuve qui n'est pas représenté.» (Pièce P-76)

[184] Dans ce contexte, le Tribunal rappelle le témoignage de Benoît à l'effet qu'un accusé prend connaissance de la preuve par le biais de l'enquête préliminaire à moins d'une demande formelle au préalable.

[185] Or, Filion admet n'avoir jamais fait de demande spécifique au ministère public quant à une divulgation totale et complète de la preuve.

[186] D'autre part, Beaulieu exerce sa discrétion selon les directives en vigueur et communique de fait les éléments de preuve qu'il prévoit invoquer contre Filion.

[187] Filion les décrit ainsi :

«a) 16 photographies de la scène du crime, tel qu'il appert des pp. A, B, et C, des notes sténographiques dudit procès, déposé (sic) au soutien des présentes sous la cote P-36;

b) trois déclarations de témoins, soient (sic) celles de Denise Labelle, Louise Labelle et Juanita Davidson, déposées au soutien des présentes sous la cote P-37;

c) une liste de témoins de la Couronne, datée du 4 mars 1987, déposée au soutien des présentes sous la cote P-38;

d) et certains exhibits tels que: arme à feu de calibre 12, douilles pleines et douilles vides, paire de gants, et tel que plus amplement décrit aux pp. A, B, et C dudit procès déposées (sic) au soutien des présentes sous la cote P-36.»[32]

[188] Ce faisant, Filion maintient que la divulgation est incomplète parce qu'elle omet des faits substantiels. Examinons chacun des éléments de preuve non divulgués dont Filion se plaint.

[189] Premièrement, les déclarations écrites de Lavigueur et le rapport du policier Legault à ce sujet : la preuve démontre que Beaulieu ne les reçoit pas.

[190] Mais, demandons-nous ce qu'aurait pu être le résultat si les policiers avaient remis à Beaulieu les déclarations de Lavigueur. La réponse se trouve dans les témoignages de Leblanc et Whitlock qui, tous deux, n'accordent aucune crédibilité à ces déclarations parce que, selon eux, Lavigueur est «gelé et saoul» le soir du meurtre.

[191] De plus, ces policiers croient que Lavigueur tente d'éloigner tout doute à son égard pour un vol par effraction commis dans un commerce voisin de L'Avalon le soir du meurtre.

[192] Filion réplique que néanmoins la description par Lavigueur du véhicule utilisé par l'assassin, à savoir un véhicule 4 portes Chevrolet Impala brun, et celle fournie par le témoin Cyr, à savoir un véhicule de couleur brune avec «pottée», ne concordent pas avec le type de véhicule conduit par Labelle.

[193] Cette réplique ne vaut pas car, selon la preuve, Beaulieu demande aux policiers enquêteurs de vérifier et de lui faire rapport sur ces divergences. Beaulieu affirme que les vérifications ne donnent aucun résultat et Leblanc corrobore ce témoignage.

[194] Vu ce qui précède, le Tribunal accepte la proposition de Beaulieu qu'aucune preuve probante ne paraît découler des déclarations de Lavigueur.

[195] Deuxièmement, Filion réfère à la version non divulguée du témoin Bériault.

[196] Beaulieu demande effectivement aux policiers enquêteurs de rencontrer Bériault et d'obtenir sa version de l'événement.

[197] Les témoignages de Leblanc et Whitlock concordent à l'effet qu'en dépit de plusieurs rencontres, Bériault refuse toujours de collaborer et insiste pour dire n'avoir rien vu.

[198] Voilà ce dont ils font part à Beaulieu. Ainsi, cette version ne change rien à l'ensemble de la preuve invoquée par le substitut et le justifie de ne pas dévoiler à Filion, en 1986-1987, la version de Bériault.

[199] Troisièmement, l'absence de divulgation de la version du policier Cyr.

[200] Le Tribunal souligne que Leblanc déclare ne pas se fier à cette version parce que maints véhicules «pottés» circulent à cette époque près du bar L'Avalon. De plus, Leblanc note que les observations de Cyr ne sont pas contemporaines à l'exécution du meurtre.

[201] Pour le Tribunal, ces faits expliquent que Beaulieu ne donne pas de valeur probante à la version Cyr qu'il ne dévoile pas à Filion.

[202] Quatrièmement, l'absence de divulgation d'une déclaration de Sabourin du 11 décembre 1986.

[203] Dans les faits, Beaulieu dénonce cette déclaration à Filion puisqu'il entend faire témoigner Sabourin au premier procès.

[204] Or, Sabourin refusera de témoigner et Beaulieu ne révèle pas ce fait à Filion.

[205] À l'audience, Beaulieu explique qu'il décide de ne pas forcer Sabourin à témoigner et de lui faire reconnaître l'exactitude de sa déclaration du 11 décembre 1986, parce que cette décision aurait forcé le juge du procès à mettre en garde le jury quant à la valeur probante de cette déclaration.

[206] Le Tribunal est d'avis que ce choix est à la discrétion de Beaulieu et qu'il n'a pas à expliquer à Filion la raison pour laquelle Sabourin ne témoigne pas.

[207] Revenant aux transcriptions d'écoute électronique, Filion reproche au substitut son omission de les lui remettre, notamment la transcription de son échange avec Labelle, après son arrestation, où il clame son innocence.

[208] Le Tribunal réitère que, selon la preuve, Beaulieu ne reçoit pas l'intégralité des transcriptions. Whitlock confirme cette affirmation de Beaulieu qui témoigne déjà, au même effet, devant la Commission de police.

[209] Le Tribunal est dans l'impossibilité de conclure que Beaulieu reçoit telle ou telle transcription, de telle ou telle date, qu'il en prend connaissance et qu'il omet d'en aviser Filion.

[210] De plus, le Tribunal croit Beaulieu lorsqu'il déclare que les quelques transcriptions dont il prend connaissance, ne l'amènent pas à mettre en doute sa théorie de la culpabilité de Filion et à en faire la preuve hors de tout doute raisonnable.

[211] Enfin, le Tribunal ajoute que Beaulieu est en droit de se fier à l'information que les policiers lui communiquent sans pour autant exiger de recevoir tous leurs rapports, toutes les déclarations des témoins et toutes les transcriptions de l'écoute électronique.

[212] À l'inverse, même si le Tribunal devait considérer comme une faute le fait pour Beaulieu de ne pas exiger le dossier intégral des policiers, il s'agirait d'une erreur de jugement, d'une erreur professionnelle, lesquelles sont insuffisantes pour repousser l'immunité relative dont Beaulieu et le PG bénéficient.

[213] Ceci nous amène au quatrième élément qu'énonce la Cour suprême, à savoir l'intention malveillante du substitut.

[214] Rappelons les paroles de Monsieur le juge Lamer dans l'arrêt Nelles :

« L'élément obligatoire de malveillance équivaut en réalité à un «but illégitime». D'après Fleming, la malveillance [TRADUCTION] «veut dire davantage que la rancune, le mauvais vouloir ou un esprit de vengeance, et comprend tout autre but illégitime, par exemple, celui de se ménager accessoirement un avantage personnel» (Fleming, op. cit., à la p. 609). Pour avoir gain de cause dans une action pour poursuites abusives intentée contre le procureur général ou un procureur de la Couronne, le demandeur doit prouver à la foi l'absence de motif raisonnable et probable pour engager les poursuites et la malveillance prenant la forme d'un exercice délibéré et illégitime des pouvoirs de procureur général ou de procureur de la Couronne, et donc incompatible avec sa qualité de «représentant de la justice». À mon avis, ce fardeau incombant au demandeur revient à exiger que le procureur général ou le procureur de la Couronne ait commis une fraude dans le processus de justice criminelle et que, dans la perpétration de cette fraude, il ait abusé de ses pouvoirs et perverti le processus de justice criminelle. En fait il semble que, dans certains cas, cela équivaille à une conduite criminelle. (Voir, par exemple, l'abus de confiance, art. 122, le complot en vue d'engager des poursuites injustifiées, al. 465(1)b), l'entrave à la justice, par. 139(2) et (3) du Code criminel, L.R.C. (1985), chap. C-46.) »[33]

[215] Dans Proulx[34], la Cour suprême affirme que :

«Par conséquent, une action pour poursuites abusives doit reposer sur plus que l'insouciance ou la négligence grave. Une telle action exige plutôt des éléments de preuve révélant un effort délibéré de la part du ministère public pour abuser de son propre rôle ou de le dénaturer dans le cadre du système de justice pénale. En droit civil québécois, un tel comportement est inclus dans la notion de «faute intentionnelle». L'élément clé de la poursuite abusive est la malveillance, mais la notion de malveillance dans ce contexte inclut la conduite du poursuivant qui est motivée par un «but illégitime» ou, pour reprendre les propos du juge Lamer dans l'arrêt Nelles, précité, par un but «incompatible avec sa qualité de "représentant de la justice" (p. 194). »



« L'arrêt Nelles, précité, a établi un cadre large à l'intérieur duquel les poursuivants agissant de bonne foi jouissent d'une immunité malgré de mauvaises décisions. »[35]

[216] Le Tribunal est d'avis qu'il y a absence de preuve de malveillance de la part de Beaulieu. La preuve ne démontre pas un exercice délibéré et illégitime des pouvoirs de Beaulieu à titre de substitut du Procureur général.

[217] Le Tribunal rappelle les faits suivants :

- À la demande de Monsieur le juge Landry qui préside le premier procès par jury, Beaulieu exécute les assignations aux témoins désignés par Filion;

- Beaulieu ne conteste pas la requête de Filion pour permission d'appeler hors délai du verdict de culpabilité;

- Beaulieu ne présente pas de requête en rejet d'appel en raison du défaut de Filion de produire son mémoire et ce, pour attendre le résultat de l'enquête de la Commission de police;

- Beaulieu ne conteste pas la requête de Filion pour présenter une preuve nouvelle devant la Cour d'appel suite au rapport de la Commission de police du Québec.

[218] Ces faits et gestes de Beaulieu ainsi que ceux décrits dans le cadre de l'analyse du troisième élément portant sur l'existence de motif raisonnable et probable, mènent à la conclusion que Beaulieu ne pervertit pas son rôle dans le cadre du système de justice criminel.

[219] POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[220] REJETTE l'action;

[221] LE TOUT avec dépens.








__________________________________

MARC De WEVER, j.c.s.




Me François De Vette

Me Guylaine Boisclair

400 McGill collège, 2e étage

Montréal (Québec)

H2Y 2G1

Procureurs du demandeur



Me Danielle Allard

Me Éric Dufour

Me Marie-Ève Mayer

BERNARD, ROY ET ASSOCIÉS

1, rue Notre-Dame Est

Bureau 8.00

Montréal (Québec)

H2Y 1B6

Procureurs du défendeur





Dates d’audience :


Les 17, 18, 19, 20, 24, 25, 26 et 27 mars, 2, 3, 4, 7 et 8 avril 2003