Girard c. Boislard, 2014 QCCS 215
no. de référence : 235-17-000033-114
Girard c. Boislard2014 QCCS 215
JJ0379
COUR SUPÉRIEURE
CANADA
PROVINCE DE QUÉBEC
DISTRICT DE
FRONTENAC
N° :
235-17-000033-114
DATE :
29 janvier 2014
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE : L’HONORABLE DENIS JACQUES, j.c.s.
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MICHEL GIRARD
Demandeur/défendeur reconventionnel
c.
JEAN BOISLARD ET
RAYMONDE BOISLARD ET
MICHELLE MARCOTTE
Défendeurs/demandeurs reconventionnels
et
OFFICIER DE LA PUBLICITÉ DES DROITS DE THETFORD
Mis en cause
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JUGEMENT
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[1] Le demandeur présente une requête introductive d’instance en reconnaissance judiciaire de droit de propriété par prescription acquisitive d’une lisière de terrain adjacente à sa propriété qu’il dit avoir occupée, à titre de propriétaire, pendant plus de 10 ans.
[2] Les défendeurs, propriétaires en titre de la lisière revendiquée, contestent la réclamation, faisant valoir que la possession du demandeur n’a pas été établie, qu’elle est précaire et équivoque et que si elle a existé, n’a fait l’objet que d’une simple tolérance.
Le contexte
[3] À partir du 10 août 1978, le demandeur ou des personnes liées à ce dernier sont propriétaires d’un chalet sis sur un terrain d’environ 15 000 pieds carrés avec une façade de 100 pieds sur le lac Aylmer, compris dans le lot 286-1 du cadastre officiel du village de Beaulac.
[4] Depuis le 21 septembre 1978, les défendeurs sont propriétaires de l’immeuble voisin, situé sur un terrain de 62 000 pieds carrés avec 200 pieds de façade sur le lac Aylmer.
[5] Le chalet des défendeurs est situé à environ 60 pieds de la ligne qui sépare leur lot de celui du demandeur et à près de 120 pieds de la ligne qui sépare leur lot de celui du voisin au Nord.
[6] Les propriétés des parties sont utilisées davantage pendant la période estivale, le demandeur possédant une résidence permanente dans la région de Québec et les défendeurs dans la région de Montréal.
[7] En 1990, le demandeur requiert l’arpentage de son terrain. Il découvre alors qu’une partie du terrain du voisin qu’il dit occuper ne lui appartient pas.
[8] Il se dit surpris du bornage effectué par l’arpenteur puisqu’il croyait, lors de son achat, avoir acquis un terrain parallélogramme et non rectangulaire, celui-ci incluant la lisière de terrain qu’il revendique aujourd’hui.
[9] Le défendeur Boislard conteste cette affirmation puisque, selon lui, des repères étaient visibles à l’époque de leur achat respectif, lesquels établissaient les limites de chacun de leurs terrains.
[10] Le demandeur fait valoir qu’avec les membres de sa famille, il a régulièrement, au fil des ans, exercé des activités aquatiques, possédant plusieurs voiliers, kayaks et planches à voile et qu’il remisait une chaloupe sur la pointe du terrain des défendeurs.
[11] Cette affirmation est contestée par le défendeur Boislard qui explique que bien que parfois la chaloupe du demandeur empiétait de 1 ou 2 pieds sur son terrain, il n’en faisait pas de cas, par bon voisinage.
[12] Trois réservoirs à l’huile étaient placés sur le côté de la maison du demandeur lors de l’achat du chalet en 1978, lesquels, selon ce dernier, empiétaient sur le terrain acquis par les défendeurs.
[13] Il appert, selon ses dires, que les auteurs des parties étaient deux frères et que les réservoirs avaient fait l’objet d’une tolérance.
[14] Le défendeur Boislard conteste la localisation des réservoirs à l’huile que fait valoir le demandeur. Il les situe davantage sur le terrain du demandeur, bien qu’ils aient pu empiéter de quelques pieds sur le sien.
[15] La preuve révèle que les réservoirs étaient inutilisés depuis l’achat par les parties de leur chalet respectif et qu’ils ont été donnés à titre gratuit par le demandeur à un autre voisin, vers 2005.
[16] Le demandeur explique avoir dû procéder à des travaux de drainage en 1980 et 1990, lesquels sont appuyés par des factures produites à l’audience. Il affirme qu’un tuyau de drainage amenant l’eau pluviale vers le lac aurait été enfoui dans la partie la plus basse de son terrain, et empiéterait de 2 ou 3 pieds de la ligne intérieure du terrain des défendeurs.
[17] Le défendeur Boislard soutient qu’il n’a jamais su avant 2010 que le demandeur avait empiété sur son terrain par la pose du conduit souterrain qui était non visible.
[18] De 2002 à 2005, le demandeur entreprend des travaux de rénovation sur son chalet. Il s’agit là de son projet de nouveau retraité.
[19] En 2005, il construit lui-même une remise rustique à l’endroit où, dit-il, étaient situés les réservoirs d’huile, remise destinée uniquement à y placer son bois de chauffage.
[20] Le défendeur Boislard affirme n’avoir pas porté attention à la remise et à sa position sur le terrain, puisqu’un boisé opaque bloque les vues d’une propriété à l’autre.
[21] De plus, les défendeurs procédaient, à la même époque, à construire deux cabines à l’autre extrémité de leur terrain, et ce, comme phase préparatoire à l’érection d’un chalet neuf pour remplacer celui existant.
[22] Le 6 juillet 2007, les défendeurs obtiennent un certificat de localisation produit par l’arpenteur Gérald Marois, qui confirme que la remise du demandeur est pratiquement entièrement construite sur leur terrain.
[23] Le 24 septembre 2007, une mise en demeure est transmise par les défendeurs au demandeur, lui enjoignant de mettre fin à son empiètement sur leur terrain, en déplaçant ou en démolissant sa remise, et ce, dans les 30 jours.
[24] Le 27 septembre 2007, le demandeur donne mandat à sa fille, qui est avocate, de répondre aux défendeurs en leur demandant d’obtenir copie du certificat de localisation auquel il est fait référence dans la lettre de mise en demeure et informant ces derniers qu’il entend contester toute procédure judiciaire qui pourrait être entamée contre lui dans le cadre d’un « soi-disant empiètement ».
[25] À la suite d’une demande formulée par le demandeur, une rencontre se tient entre les parties. Pour le bon voisinage, les défendeurs se disent disposés à tolérer la remise tant que le demandeur sera propriétaire du lot, ce que ce dernier refuse, offrant plutôt d’acheter pour un montant de 5000 $ la parcelle de terrain revendiquée.
[26] Dans le cours des années suivantes, la preuve révèle que le défendeur Jean Boislard ainsi que son épouse ont subi des problèmes de santé importants qui, manifestement et de façon bien compréhensible, ont détourné leur attention du problème de remise ci-dessus mentionné.
[27] À l’automne 2010, le défendeur Boislard réalise qu’un drain a été enterré par le demandeur sur son terrain, ce dernier ayant creusé un canal, celui-là visible, afin de permettre à l’eau qui s’échappait du tuyau de s’écouler vers le lac.
[28] Par le passé, le demandeur avait construit, en utilisant de grosses roches, une jetée s’avançant de la plage jusqu’à l’eau à marée basse, dans la ligne précise de la démarcation des terrains respectifs des parties, en conformité avec les bornes placées par l’arpenteur en 1990.
[29] Or, l’écoulement d’eau par le drain installé par le demandeur venant de son terrain et passant par l’intérieur de celui du défendeur était dirigé vers le lac du côté de la jetée où les défendeurs se baignent durant la période estivale.
[30] Après avoir demandé des analyses de l’eau, le défendeur Boislard constate qu’une forte concentration de coliformes fécaux, venant de la propriété du demandeur se déverse par le drain installé à l’intérieur de son terrain, dans le lac, sur leur côté de la jetée construite par le demandeur.
[31] Fortement irrités, les défendeurs transmettent une nouvelle mise en demeure au demandeur, exigeant le déplacement de la remise et l’enlèvement du drain.
[32] Puisque le demandeur refuse d’obtempérer à la mise en demeure, les défendeurs érigent alors une clôture sur la ligne de démarcation des terrains respectifs des parties, le tout selon le certificat de localisation obtenu en 2007.
[33] D’où le litige.
[34] En cours d’enquête, le Tribunal s’est rendu sur les lieux afin de visiter le terrain de chacune des parties et de visualiser la lisière de terrain revendiquée par le demandeur.
Position des parties
[35] Le demandeur invoque la prescription acquisitive décennale et soutient s’être comporté comme propriétaire de la lisière réclamée, et ce, de façon continue, paisible et non équivoque, depuis 1994 jusqu’à tout le moins 2004.
[36] Il demande d’être déclaré propriétaire de la partie de terrain visée, l’enlèvement de la clôture installée par les défendeurs ainsi que l’obligation par ces derniers de remettre les lieux en état par la plantation d’une haie de cèdres dans les 30 jours du jugement à intervenir.
[37] En outre, il requiert du Tribunal de condamner les défendeurs à lui payer une somme de 5000 $ en dommages et intérêts, afin qu’il procède au replacement d’une haie de cèdres.
[38] Pour leur part, les défendeurs soutiennent que le demandeur n’a pas prouvé la possession de la lisière de terrain réclamée, soulignant que ce dernier a modifié sa réclamation à trois reprises avant la prise en délibéré du dossier.
[39] Ils ajoutent que la possession, pour autant qu’elle soit établie, est équivoque, non continue et soulèvent l’absence d’intention d’agir comme propriétaire de la part du demandeur.
[40] En conséquence, ils demandent au Tribunal de les déclarer seuls propriétaires de la bande de terrain revendiquée par le demandeur.
[41] En outre, ils requièrent une ordonnance pour que le demandeur déplace sa remise et enlève le drain installé à l’intérieur de la limite de leur terrain.
Analyse et décision
Le droit
[42] L’article 2910 du Code civil du Québec définit la prescription acquisitive comme le moyen d’acquérir un droit de propriété par l’effet de la possession.
[43] L’article 2917 C.c.Q., entré en vigueur le 1er janvier 1994 avec le nouveau Code civil du Québec, fixe le délai de prescription acquisitive à 10 ans, modifiant ainsi la règle antérieure permettant de prescrire, qui était établie à 30 ans.
[44] Dans son Précis de droit des biens, l’auteur Lafond note les deux changements principaux apportés par le nouveau Code relativement à l’acquisition par prescription décennale :
1. Sous le nouveau Code, le possesseur n’a pas à démontrer l’existence d’un titre, c’est-à-dire que son entrée en possession avait une cause juridique. C’est donc dire que, contrairement à l’ancien droit, il est dorénavant permis de prescrire par 10 ans au-delà de la contenance de son titre. Les conditions d’application de la prescription acquisitive ont été simplifiées à cet égard : là où il fallait 10 ans, bonne foi et un titre (art. 2251 C.c.B.C.), il ne faut désormais que la preuve de 10 années de possession utile. L’exigence d’un titre translatif de propriété a été évacuée lors de la réforme du Code.
2. Enfin, et c’est là une des grandes nouveautés du Code, pas plus qu’il ne doit faire la preuve d’un titre, le possesseur n’a plus à établir sa bonne foi, c’est-à-dire qu’il ignorait ne pas être véritablement titulaire du droit réel qu’il exerçait (art. 932 C.c.Q.). Cet élément n’est plus pertinent en matière de prescription acquisitive immobilière. Il suffit aux réclamants de démontrer qu’il était en possession de ce droit il y a 10 ans, rien de plus. Le possesseur de bonne foi et celui de mauvaise foi prescrivent dorénavant tous les deux par 10 ans.[1]
[45] La possession, pour produire ses effets, doit être paisible, continue, publique et non équivoque (art. 922 C.c.Q.).
[46] Pour établir la possession, deux éléments essentiels doivent être démontrés, soit le corpus, qui constitue l’élément matériel ainsi que l’animus, l’élément intentionnel.
[47] Il est bien établi que le fardeau de preuve repose sur celui qui veut prescrire et qui, pour ce faire, doit démontrer la durée et la qualité de sa possession.
[48] Dans Pelletier c. Canuel[2], le juge Gendreau précise qu’il faut être prudent avant de dépouiller un propriétaire en titre de son bien :
[47] Il ne faut pas dépouiller facilement un propriétaire de son héritage. Lorsqu’il s’agit de déterminer si la possession l’a privé de sa propriété, on doit interpréter l’acte équivoque dans le sens le plus favorable au propriétaire.
(Nos soulignements)
[49] Lorsque la possession est établie, l’article 928 C.c.Q. crée une présomption à l’effet qu’un possesseur possède à titre de propriétaire.
[50] À cet égard, le professeur Vincelette explique que cette présomption ne s’applique pas lorsque la possession du requérant est équivoque :
267. L’élément intentionnel de la possession se présume, à compter de la preuve de l’élément matériel. Dès lors, la possession existe, jusqu’à preuve du contraire. Par contre, cette possession ne recevrait pas la protection de la loi, elle demeurerait inutile, si elle paraissait équivoque, si elle portait à confusion. Ce doute frappe l’élément intentionnel : les gestes posés, qui constituent l’élément matériel de la possession, s’expliquent-ils uniquement par l’élément intentionnel, la prétention de se comporter comme titulaire du droit réel possédé? En cas d’incertitude, on déclarera la possession équivoque. […]
269. Ce vice survient lorsque les agissements du possesseur peuvent s’interpréter de diverses façons, autrement que par l’affirmation du droit possédé. Les conditions permettent alors une autre explication, aussi vraisemblable, mais jetant le doute sur la nature même de la possession : droit réel ou seulement droit personnel, droit de propriété exclusive ou de copropriété, ou usufruit, ou servitude? La conduite de possesseur peut tout aussi bien découler d’autres motifs que ceux qu’il invoque et que la loi lui permet de présumer. Ces motifs ne deviennent pas pour autant farfelus, la possession demeure, sans que l’on puisse toutefois déterminer aisément à quel titre elle s’exerce. On lui reproche seulement le caractère trop peu manifeste de l’intention précise qu’elle comporte.[3]
[51] La possession est une question de faits qui s’établit essentiellement par la preuve d’actes matériels posés par celui qui se considère comme propriétaire.
[52] Dans le jugement Pelletier c. Canuel, notre collègue le juge Gendreau explique :
[38] La question de savoir si la possession est suffisamment caractérisée ou si elle est équivoque, comme chaque fois qu’il s’agit de savoir si la possession a revêtu les caractères voulus pour conduire à la prescription, est une pure question de faits soumise à l’appréciation des tribunaux.
[53] Dans un contexte semblable, dans le jugement Paradis c. Houle[4], notre collègue Gaétan Pelletier souligne les enseignements de l’auteur Lafond comme suit :
[69] Dans son Précis de droit des biens, Pierre-Claude Lafond définit l’élément matériel de la possession comme suit :
L’élément matériel de la possession prend la forme d’actes matériels d’utilisation, d’occupation, de jouissance ou de transformation du bien. Ont été retenus comme preuve du corpus la récolte du foin, la culture du sol, le pâturage des animaux, la coupe de bois, l’érection, l’entretien ou la démolition d’un immeuble, l’installation et l’entretien de clôtures, de haies, le creusage d’un fossé, le stationnement d’automobiles, etc.
En revanche, l’utilisation d’une baie à des fins récréatives (baignade, pêche, amarrage d’un canot) ne constitue pas un acte de possession.
Un peu plus loin, à la page 209, il parle des actes de pure faculté ou de simple tolérance comme suit :
La possession emporte une certaine renonciation de la part du propriétaire qui consent un droit à autrui. Elle implique que le propriétaire renonce à l’animus en faveur du possesseur. Il s’agit alors beaucoup moins d’une tolérance que d’une permission. En revanche, les actes de pure faculté ou de simple tolérance ne peuvent fonder ni possession ni prescription.
Celui qui pose des actes de pure faculté ou qui tire davantage de la tolérance d’autrui reconnaît le domaine supérieur de ce dernier. Par conséquent, il n’est pas habité de l’animus requis par l’article 921 C.c.Q. et il ne peut réclamer les effets de la possession.
De la même manière, précise-t-il, à la page 210 :
… les actes tolérés par un propriétaire complaisant, parce qu’ils ne semblent pas impliquer par la personne qui les pose la prétention à un droit, ne peuvent servir à asseoir une possession. L’« acte de tolérance » peut se définir comme celui qu’un propriétaire courtois tolère.
Un peu plus loin, il cite le professeur Vincelette qui fait une distinction entre la tolérance et l’acte de pure faculté :
La simple tolérance concerne des actes que le titulaire courtois laisse faire. Il pourrait les réprimer, puisque, contrairement aux actes de pure faculté, ils constituent un empiètement véritable quoique partiel et très modeste. Le titulaire s’abstient alors de faire valoir ses droits, tant à cause du peu de préjudice qu’il en subit que par suite de l’utilité pratique que l’auteur de l’empiètement en retire. Son silence procure ainsi, par amitié, bon voisinage, obligeance ou altruisme, un avantage à autrui compatible avec sa propre jouissance.
[54] Ainsi, les actes de pure faculté ou de simple tolérance ne peuvent fonder la possession (art. 924 C.c.Q.).
[55] À cet égard, notre collègue le juge Claude Henri Gendreau, dans le jugement Pelletier c. Canuel[5], explique comme suit les actes de pure faculté ou de simple tolérance :
[23] Par contre, les actes de pure faculté ou de simple tolérance ne peuvent fonder ni possession, ni prescription (art. 924 C.c.Q.).
[24] On entend par actes de pure faculté : ceux qu'une personne a le droit de poser et qui ne constituent pas un empiètement sur le droit d'autrui.
[25] De la même manière, les actes tolérés par un propriétaire complaisant, parce qu'ils ne semblent pas impliquer la prétention à un droit de propriété de la part de la personne qui les pose, ne peuvent servir à asseoir une possession. L'«acte de tolérance» peut se définir comme celui qu'un propriétaire courtois tolère.
[26] Lorsqu'il procède à distinguer l'acte de tolérance, de pure faculté, Vincelette décrit ainsi l'acte de simple tolérance :
« La simple tolérance concerne des actes que le titulaire pourrait réprimer, puisque, contrairement aux actes de pure faculté, ils constituent un empiètement véritable quoique partiel et très modeste. Le titulaire s'abstient alors de faire valoir ses droits, tant à cause du peu de préjudice qu'il en subit que par suite de l'utilité pratique que l'auteur de l'empiètement retire. Son silence procure ainsi, par amitié, bon voisinage, obligeance ou altruisme, un avantage à autrui compatible avec sa propre jouissance ».
[27] Pour sa part, le juge F.-Michel Gagnon souligne que l'idée de tolérance suppose une abstention en pleine connaissance de cause de la part du titulaire du droit. Il distingue la simple tolérance de la permission tacite en ce que, dans le premier cas, tout n'est que mutisme et passivité, tandis que la deuxième exige, au contraire, un fait positif impliquant consentement.
[28] Et Pierre-Claude Lafond y va de quelques exemples concrets d'actes de simple tolérance. Le simple passage à pied sur le terrain d'autrui, toléré par le propriétaire, ne suffit pas à constituer possession, faute d'élément intentionnel. Il en est de même de la personne qui fait paître quelques animaux sur le fonds d'autrui, à la connaissance du propriétaire, qui y coupe du foin sauvage et une petite quantité de bois de chauffage à des fins domestiques, de concert avec d'autres. Selon lui, il ne s'agit pas là d'actes de possession, mais de simple tolérance.
[29] On peut aisément concevoir que, dans certaines situations limites, il est difficile de départager la possession de la simple tolérance et, qu'à toutes fins pratiques, cela ne peut être discuté dans l'abstrait. C'est une question de faits qu'il faut analyser à la lumière de la preuve. Bref, chaque cas est un cas d'espèce et toute possession ne conduit pas inévitablement à l'obtention du droit de propriété par prescription acquisitive.
(Nos soulignements)
Application des principes
[56] En l’espèce, le Tribunal estime que le demandeur ne s’est pas déchargé de son fardeau de démontrer sa possession, laquelle devait être non équivoque par rapport à la lisière réclamée. Tant l’animus que le corpus nécessaires pour conclure à la possession du demandeur n’ont pas fait l’objet d’une preuve prépondérante.
[57] Dans l’arrêt Dupuy c. Gauthier[6], la Cour d’appel définit l’animus comme étant la volonté des demandeurs de se comporter en véritables propriétaires, et ce, sans égard à leur bonne foi.
[58] Or, en l’espèce, alors que le demandeur a le fardeau de démontrer sa possession non équivoque de la lisière de terrain réclamée, il modifie trois fois durant l’instance la contenance de la parcelle réclamée. Comment conclure alors qu’il a l’animus du propriétaire?
[59] En effet, tant lors de l’introduction des procédures que dans le cadre de la mise en état du dossier, incluant l’interrogatoire au préalable, le demandeur a prétendu avoir été en possession d’une lisière de terrain large de 2.5 mètres et s’étendant de la façade du lac jusqu’à la route.
[60] À l’audience, avant le début de l’enquête, le demandeur amende sa requête pour que la lisière réclamée en front de lac soit de 6.78 mètres, soit le triple de sa réclamation initiale et que la lisière de terrain soit dorénavant non pas en ligne droite mais en forme de triangle, dont la pointe se retrouve en bordure de la route.
[61] À la toute fin de l’enquête et lors de la plaidoirie, le demandeur amende à nouveau sa requête introductive d’instance pour que sa réclamation d’une lisière en triangle s’arrête à la remise construite en marge de son chalet et non pas à la route.
[62] S’il avait agi vraiment comme propriétaire de la lisière, le demandeur aurait sans doute su davantage comment la décrire.
[63] Par ailleurs, le Tribunal constate que la jetée a été construite par le demandeur en amenant des pierres qui ont été placées directement sur la ligne de démarcation réelle de la propriété des deux parties, sans égard à ce qu’il revendique par sa requête.
[64] Lors de la visite des lieux, le Tribunal a d’ailleurs pu visualiser la jetée construite à l’aide de grosses pierres, qui constitue une séparation évidente délimitant la propriété des parties, de la plage à la lisière de l’eau à marée basse[7].
[65] Si le demandeur avait vraiment cru posséder les 22 pieds revendiqués chez son voisin, il aurait agi à titre de propriétaire et placé la jetée qui lui aurait donné une ouverture sur une étendue plus large en bordure du lac face à la ligne qu’il réclame.
[66] Enfin, les défendeurs ajoutent comme argument additionnel le fait que le demandeur leur a offert d’acheter la parcelle de terrain convoitée.
[67] Même si cet argument n’est pas déterminant, il n’en demeure pas moins que si le demandeur s’était cru propriétaire, il n’aurait sans doute pas tenté d’acheter la parcelle de terrain revendiquée.
[68] De ce qui précède, le Tribunal retient que le demandeur n’avait pas l’animus du propriétaire pour revendiquer la lisière de terrain appartenant aux défendeurs par une possession utile de 10 ans.
[69] Par ailleurs, nonobstant ce qui précède, le corpus, l’élément matériel de la possession, fait aussi défaut.
[70] Le demandeur explique que depuis 1978, avec ses enfants, ils ont utilisé de nombreux bateaux qu’ils remisaient sur la plage et qu’ils utilisaient une partie du terrain des défendeurs pour y mettre une embarcation.
[71] Or, à cet égard, le défendeur Boislard conteste à l’audience cette affirmation, bien qu’il soit possible qu’une embarcation ait pu empiéter à l’occasion d’un pied ou deux sur son terrain sans que cela ne le dérange.
[72] Par ailleurs, les deux témoins produits par le demandeur à l’audience ont été invités à indiquer sur un dessin l’endroit où la ou les embarcations du demandeur étaient placées. Tous deux ont identifié par leur dessin que la ou les embarcations étaient garées sur le terrain du demandeur et non sur celui des défendeurs.
[73] D’autre part, la fille du demandeur a témoigné à l’effet que des embarcations étaient placées sur le terrain des défendeurs. Or, bien que celle-ci était présente au chalet à son adolescence, il n’en demeure pas moins que, selon la preuve, elle a quitté la résidence familiale en 1998, alors que les deux autres enfants du demandeur auraient fait de même en 1993 et 1996.
[74] Le Tribunal retient que les activités nautiques qui ont prévalu chez le demandeur ont eu cours davantage dans les années précédentes alors que ce dernier doit convaincre le Tribunal de sa possession décennale entre les années 1994 à 2004.
[75] Relativement à la partie intermédiaire de la lisière qu’il réclame, le demandeur soutient l’avoir utilisée puisque des balançoires avaient été installées sur son terrain et que le recul de celles-ci s’effectuait sur le terrain du défendeur.
[76] Il va de soi que le Tribunal ne peut retenir un tel élément pour fonder la possession par le demandeur de l’espace requis par le recul de la balançoire pour lui en attribuer un titre.
[77] En outre, le seul fait d’avoir placé quelques planches ou briques à la limite de la ligne de démarcation des terrains est insuffisant pour valoir possession pouvant donner lieu à un octroi de titre.
[78] Quant à la remise, le demandeur explique qu’elle a été installée là où étaient placés les réservoirs d’huile avant qu’il ne les enlève et les donne à un autre voisin.
[79] Or, la position exacte des réservoirs d’huile n’a jamais été établie de façon claire à l’audience.
[80] En effet, le défendeur Boislard soutient pour sa part que les réservoirs étaient beaucoup plus près de la résidence du demandeur que ce dernier le laisse entendre.
[81] Il est surprenant qu’aucune photographie des réservoirs d’huile n’ait été produite à l’audience alors que ceux-ci auraient été présents sur le terrain du demandeur pendant plus de 25 ans. Pourtant, une multitude de photos sur d’autres objets ont été déposées au dossier.
[82] Il est acquis que ces réservoirs d’huile n’avaient aucune utilité.
[83] Le Tribunal estime que c’est par simple tolérance que les défendeurs ont pu laisser empiéter, le cas échéant, de quelques pieds les réservoirs d’essence sur leur terrain.
[84] Dans le contexte, cette simple tolérance ne saurait fonder une possession utile pour permettre un transfert de titre par prescription acquisitive.
[85] De plus, le Tribunal retient le témoignage du défendeur Boislard qui explique que chaque année, tant en début qu’à la fin de la saison, il marche à pied sur l’ensemble de son terrain, y incluant la lisière réclamée par le demandeur, rendant par là la possession alléguée du demandeur encore plus équivoque.
[86] Dans son jugement précité, le juge Gendreau en vient aussi à la conclusion que lorsqu’un propriétaire pose des gestes conformes à son titre de façon concurrente au prétendu possesseur, la possession alléguée par ce dernier ne peut être qualifiée de non équivoque[8] :
[50] Bref, de la part du possesseur, les actes de possession doivent être nécessairement ceux d’un propriétaire. Plus particulièrement, ces actes de propriétaire doivent être suffisamment caractérisés pour démontrer que le possesseur les accomplissait en qualité de propriétaire du terrain et rien de moins.
[51] Par contre, comme on peut le constater, lorsqu’un propriétaire pose des actes conformément à son titre, concurremment à ceux du possesseur, même si ces actes seraient insuffisants pour acquérir la propriété par prescription, ils peuvent par contre suffire à démontrer que ce propriétaire entend exercer et conserver son droit de propriété sur la portion litigieuse. En effet, dans un tel cas, la possession ne peut être qualifiée de non équivoque.
[87] De ce qui précède, le Tribunal estime que le demandeur a failli dans sa démonstration d’une possession utile, pouvant lui permettre de revendiquer un titre de propriété sur la lisière visée, et ce, tant au niveau de l’élément intentionnel que de l’élément matériel de la possession alléguée.
[88] À plusieurs reprises, les défendeurs ont refusé l’offre du demandeur d’acheter la lisière de terrain qu’il revendique.
[89] Ceux-ci ont plutôt offert au demandeur, et ce, même à l’audience, dans un souci de bon voisinage, de régler le dossier et de tolérer l’empiètement de sa remise, ce que ce dernier a refusé, réclamant en plus le titre de propriété sur la parcelle visée.
[90] Dans les circonstances, le Tribunal n’a d’autre choix que de donner suite à la demande des défendeurs d’ordonner au demandeur de détruire ou de déplacer sa remise et d’enlever le drain ainsi que le canal installés sur leur terrain.
[91] Seuls les défendeurs pourront décider, à la suite du présent jugement, s’ils maintiennent leur offre de tolérance, malgré le refus répété du demandeur.
[92] Puisque les parties utilisent leur propriété de façon saisonnière, le Tribunal accorde au demandeur un délai jusqu’au 1er juillet 2014 pour satisfaire au présent jugement.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[93] REJETTE la requête introductive d’instance réréamendée du demandeur;
[94] DÉCLARE les défendeurs seuls et uniques propriétaires de la lisière de terrain revendiquée par le demandeur en l’instance;
[95] ORDONNE au demandeur de détruire ou de déplacer sa remise, au plus tard le 1er juillet 2014;
[96] ORDONNE au demandeur d’enlever le drain et de réparer le canal installé sur le terrain des défendeurs, et ce, au plus tard le 1er juillet 2014;
[97] AVEC DÉPENS.
__________________________________
DENIS JACQUES, j.c.s.
Me André Monette
MONETTE & ASSOCIÉS
34, rue Principale Ouest, bureau 222
Magog, QC J1X 2B1
Procureurs du demandeur
Me Étienne Rolland
ROLLAND SÉGUIN SAUVÉ PELLERIN, AVOCATS INC.
1170, place du Frère-André, 2e étage
Montréal, QC H3B 3C6
Procureurs des défendeurs
Dates d’audience :
Les 2, 3 et 4 décembre 2013
[1] Pierre-Claude Lafond, Précis de droit des biens, 2e éd., Montréal, Éditions Thémis, 1999, p. 1083-1084.
[2] Pelletier c. Canuel, C.S. Rimouski, 2005 CanLII 2191 (QC CS), 100-05-001940-029, 26 janvier 2005.
[3] D. VINCELETTE, En possession du Code civil du Québec, Montréal, Wilson & Lafleur, 2004, p. 101 et 102.
[4] Paradis c. Houle, 2011 QCCS 3046 (CanLII).
[5] Pelletier c. Canuel, précité, note 2.
[6] Dupuy c. Gauthier, 2013 QCCA 774 (CanLII).
[7] Voir pièce D-16.
[8] Pelletier c. Canuel, précité, note 2.