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Droit de la famille — 17567, 2017 QCCS 1107

no. de référence : 2017 QCCS 1107

Droit de la famille — 17567
2017 QCCS 1107

JS1210

COUR SUPÉRIEURE
CANADA
PROVINCE DE QUÉBEC
DISTRICT DE
MONTRÉAL

N°:
500-04-069346-162

DATE :
23 mars 2017
______________________________________________________________________

SOUS LA PRÉSIDENCE DE L’HONORABLE MARC ST-PIERRE, J.C.S. (JS1210)
______________________________________________________________________

W... Z...
Demanderesse
c.
T... ZE...
Défendeur
______________________________________________________________________

JUGEMENT
______________________________________________________________________

[1] Monsieur Ze..., père des trois enfants concernés par la demande de garde de Madame Z..., leur mère, cherche à obtenir que la Cour supérieure décline « juridiction » à cet égard; M. Ze... prétend que c’est le Tribunal marocain de première instance qui a compétence rationae materiae.

Mise en contexte

[2] Les parties se sont mariées en août 1998 à Casablanca; un premier enfant, X est né le [...] 1999 au même endroit.

[3] En mai 2001, la mère est arrivée avec X au Canada et les deux ont obtenu leur citoyenneté canadienne en 2005; le père travaillait ou étudiait alors ici.

[4] Entre temps, est né le deuxième enfant, Y, le [...] 2002, à Ville A.

[5] En avril 2005, la famille est repartie au Maroc à la suite d’une décision du père pour y occuper un emploi.

[6] Le troisième enfant, Z, naît au Maroc le [...] 2007.

[7] Le 2 mars 2015, un jugement de divorce est prononcé par le TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE D’EL JADIDA (Maroc); Mme Z... a exposé en preuve que le père se livrait à des actes de violence autant sur elle que sur les enfants; la garde des enfants est confiée à la mère; malgré le divorce, les parents continuent à résider dans la même maison mais à des étages différents; cependant, les actes de violence du père auraient continué.

[8] Le 23 avril 2015, en vertu d’un « Acte de Renonciation aux Droits de Garde », émanant du même TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE D’EL JADIDA, Mme Z... renonce aux droits de garde de ses enfants (au profit de leur père divorçant)[1]; à la même époque, Madame Z... devait subir une intervention chirurgicale et, selon ses explications, c’est dans ce contexte qu’elle accepte de confier les enfants à leur père mais seulement – dans son esprit - pour la durée de son séjour à l’hôpital; cependant, l’intervention chirurgicale ne s’avère pas nécessaire.

[9] Lorsque Mme Z... veut retourner à la maison et reprendre les enfants à la suite de son séjour à l’hôpital, le défendeur refuse en invoquant qu’à la suite de son départ, elle n’a pas le droit d’y retourner; elle demande à M. Ze... de louer une maison à Casablanca pour elle et les enfants – la famille de Mme Z... est à Casablanca; M. Ze... refuse.

[10] En mai 2015, Mme Z... décide de retourner au Québec; le père refuse que les enfants partent avec la mère.

[11] À l’été 2015, les enfants séjournent dans la famille de la mère à Casablanca; en août, M. Ze... téléphone à Mme Z... pour l’informer qu’il lui envoie les trois enfants au Québec parce que ce serait meilleur pour leur avenir et pour leurs études; le 12 septembre 2015, les trois enfants arrivent au Québec avec le projet, convenu avec le père, de s’établir définitivement au Québec; ils entrent en classe d’accueil et bénéficient d’une bonne intégration.

[12] En décembre 2015, le père visite les enfants à Ville A, et, avec l’autorisation de la mère, fait avec eux un court voyage aux États-Unis.

[13] En juin 2016, le père vient au Québec et réussit à convaincre la mère et le plus vieux, X, qui avaient tous les deux des réticences à cet égard, de retourner avec lui les trois enfants pour un séjour au Maroc durant l’été; le père avait même en mains les billets de retour des deux plus jeunes enfants qu’il a montrés à la mère.

[14] Cependant, le père ne retourne pas les enfants au Québec et informe la mère qu’il a l’intention de les garder pour toujours au Maroc.

[15] À la fin août, Mme Z... se rend au Maroc dans sa famille et demande à M. Ze... de lui remettre les deux plus jeunes enfants qui vivent avec lui à El Jadida, X étant pour sa part dans la famille de la mère à Casablanca; le père se serait engagé à rencontrer la mère avec les enfants à la résidence des parents de la mère mais il n’a pas donné suite.

[16] Le 10 septembre 2016, Mme Z... retourne à Ville A; le départ de X qui accompagnait Mme Z... à l’aéroport est refusé par les autorités frontalières marocaines.

[17] En novembre 2016, la demanderesse institue ses procédures qui sont livrées par messagerie en vertu d’une ordonnance spéciale de signification et « réceptionné(es) » le 15 de ce mois par le défendeur.

[18] Le 8 décembre 2016, X arrive à Ville A : il a réussi, selon ses propres explications à l’audience, à convaincre son père de le laisser repartir.

Question

Est-ce que la Cour supérieure du Québec a compétence rationae materiae pour se prononcer sur la demande de Madame Z... en vue d’obtenir la garde de ses enfants et l’autorisation de voyager sans l’accord du père[2] ?

Argumentation

[19] L’avocat de M. Ze... se réfère au jugement du Tribunal de première instance d’El Jadida en vertu duquel c’est le père qui a la garde des enfants; il les a laissés revenir à Ville A (en 2015) dans leur intérêt.

[20] Avant le jugement de divorce, les parents et les enfants y résidaient; c’est donc les autorités du Maroc qui ont compétence en application du principe voulant que l’accessoire suive le principal.

[21] L’avocat de M. Ze... réfère à l’article 3135 C.c.Q. relatif au forum conveniens, qui prévoit la possibilité pour le tribunal du Québec de décliner compétence s’il estime que les autorités d’un autre état sont mieux à même de trancher le litige même s’il (le tribunal du Québec) a par ailleurs compétence; il s’agirait donc d’un argument subsidiaire de la part du défendeur.

[22] Également, l’avocat du défendeur plaide que le jugement du Québec sollicité par la mère entrerait en conflit avec le jugement marocain (si elle obtenait gain de cause); par contre, si la mère avait pris ses procédures au Maroc, comme elle avait la possibilité de le faire, le conflit n’existerait pas – l’avocat réfère à un avis par une avocate en droit comparé qui fait état de la possibilité de révision au Maroc d’un jugement de garde d’enfants « dans la mesure où les enfants sont exposés à des préjudices »[3].

[23] Pour sa part, l’avocate de la mère réfère d’abord le tribunal à l’article 45 C.p.c. qui prévoit qu’en matière familiale, la juridiction compétente est celle du lieu du domicile de l’un ou l’autre des parents lorsqu’il n’y a pas de domicile commun; par ailleurs, en vertu de l’article 80 C.c.Q., 2e alinéa, l’enfant mineur est présumé domicilier chez celui de ses parents avec lequel il réside habituellement[4].

[24] Or, telle que l’a confirmé la jurisprudence déterminant que le déplacement illicite d’un enfant ne peut fonder un changement légal de domicile[5], les enfants seraient toujours domiciliés avec leur mère, un non-retour comme celui imposé unilatéralement par le père en août 2016, devant être assimilé à un déplacement illicite, ne pourrait fonder le changement de domicile; par analogie, en vertu de l’article 3 de la Loi sur les aspects civils de l’enlèvement international et interprovincial d’enfants, le déplacement ou le non-retour d’un enfant sont considérés au même titre comme une violation du droit de garde.

[25] L’avocate de la mère s’appuie à cet égard sur l’article 600 C.c.Q. qui détermine que l’autorité parentale au Québec est exercée par les deux parents conjointement; le père ne pouvait donc pas unilatéralement imposer un changement de domicile après s’être entendu avec la mère en août-septembre 2015 pour que les enfants résident au Québec, ainsi, au terme de ce raisonnement, c’est la loi du Québec qui s’appliquerait en vertu de l’article 3093 C.c.Q. parce que le domicile légal des enfants serait au Québec et ce, nonobstant le jugement du Tribunal de première instance d’El Jadida confiant la garde des enfants au père.

[26] L’avocate de la mère propose ensuite une analogie à titre d’illustration de son argument voulant qu’une nouvelle procédure introductive n’est pas un accessoire comme le plaide l’avocat du père en faisant référence à une situation (hypothétique) où les deux parents seraient installés à Ville A avec les enfants : même si le jugement de divorce confiant la garde avait été rendu à l’étranger, ce serait nécessairement le tribunal au Québec qui aurait compétence.

[27] Quant au forum conveniens, l’avocate rappelle, avec jurisprudence à l’appui[6], qu’il ne s’applique qu’à titre de mesure exceptionnelle; or, le défendeur, qui avait le fardeau de la démonstration, n’en a présenté aucune.

[28] En réplique, l’avocat du défendeur plaide que le jugement du Tribunal de première instance D’El Jadida confiant la garde des enfants au père constitue la preuve qu’il avait à présenter au sujet de son argument relatif au forum conveniens; il réitère que c’est le Tribunal du Maroc qui doit se prononcer.

Analyse

[29] En vertu de l’article 3093 C.c.Q., la garde de l’enfant est régie par la loi de son domicile et en vertu de l’article 80 C.c.Q., premier alinéa, les enfants auraient leur domicile chez leur tuteur; pour déterminer qui est ou sont le ou le tuteur ou les tuteurs des enfants, le tribunal se réfère à la loi du Québec, c’est-à-dire à l’article 192 C.c.Q., qui prévoit que les père et mère d’un enfant sont de plein droit leurs tuteurs, et ce, nonobstant la Loi marocaine en vertu de laquelle le père serait le seul tuteur légal des enfants, à l’exclusion de la mère, selon l’avis déposé en cour par le défendeur[7].

[30] Par ailleurs, en vertu dudit article 80, lorsque les père et mère exercent la tutelle mais n’ont pas de domicile commun, comme en l’espèce, le mineur est présumé domicilié chez celui de ses parents avec lequel il réside habituellement.

[31] Or, si en novembre 2016, au moment de l’institution des procédures, la résidence habituelle des trois enfants était au Maroc, c’est en raison d’une décision unilatérale du père en septembre 2015 prise en contravention de l’article 600 C.c.Q., premier alinéa qui prévoit que les père et mère exercent l’autorité parentale conjointement; de fait, selon l’entente entre les parents en juin 2015, les enfants n’allaient au Maroc que pour un séjour temporaire.

[32] Dans les circonstances, le raisonnement proposé par la demanderesse trouve son sens : n’eût été des fausses représentations du père, les enfants n’auraient pas quitté le Québec en juin 2015 et les autorités québécoises seraient compétentes pour statuer sur la garde des enfants en vertu de 3142 C.c.Q.; accepter de décliner compétence équivaudrait donc à avaliser un procédé malhonnête; il apparaît donc que la théorie du non-retour illicite plaidée par la mère doive recevoir application.

[33] En ce qui concerne le jugement d’avril 2015 du TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE D’EL JADIDA, il n’a pas la portée que lui prête le défendeur parce que la procédure ici en cause est une demande de changement de garde qui n’a pas à passer par une annulation ou une rétractation de jugement – même au Maroc, la garde peut être modifiée en fonction des circonstances; par analogie, comme l’a indiqué l’avocate de la demanderesse à l’audience, si les deux parents étaient définitivement établis au Québec avec les enfants, la question ne se poserait même pas.

[34] Quant au forum conveniens, le simple fait d’invoquer le jugement marocain de changement de garde d’avril 2015 ne suffit pas : ça aurait pris une preuve voulant que les autorités marocaines refuseraient, le cas échéant, d’appliquer un jugement de cette cour autorisant la mère à voyager seule avec les enfants (les deux plus jeunes en l’occurrence) pour les ramener au Canada[8] sans le consentement du père; or, c’est le défendeur qui avait le fardeau de la démonstration.



POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[35] REJETTE le moyen déclinatoire présenté par le défendeur;

[36] DÉCLARE qu’il a compétence pour statuer sur la demande pour garde et l’autorisation de voyager des enfants des parties;

[37] SANS FRAIS DE JUSTICE.




MARC ST-PIERRE, J.C.S.
Me Marilyn Gariépy
Aide juridique de Montréal
Avocats de la demanderesse

Me Redouane Mounadi
Avocat du défendeur

Date d’audience :
1er mars 2017


[1] Le document a été accepté sous réserve avec l’accord des deux avocats, l’avocat de M. Ze... devant transmettre à l’avocate de Mme Z... un document authentifié avec un certificat de conformité de traduction (sous la forme de l’« Acte Récapitulatif de Jugement de Divorce » que la mère a elle-même produit au soutien de sa demande de garde d’enfants); au cours d’une conférence téléphonique tenue le 20 mars avec les deux avocats, le tribunal a accepté le dépôt vu la production par Me Mounadi du document sous la même forme que celui produit par Me Gariepy comme certificat de mariage. Le tribunal a aussi refusé au cours de cette même conférence téléphonique la production d’une prétendue déclaration assermentée de Mme Z... qui aurait été faite devant notaire public ayant apparemment, selon ce que Mme Z... aurait dit à son avocate, servi de base au Tribunal marocain pour l’« Acte de renonciation aux Droits de garde », à laquelle (production) l’avocat de M. Ze... s’est opposé; pour la cour, la crédibilité de Mme Z... invoquée par Me Gariepy pour justifier la preuve additionnelle ne justifiait pas une réouverture des débats parce que la question de crédibilité ne peut pas jouer dans l’esprit du tribunal sur la question de savoir qui de la Cour supérieure du Québec ou du TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE D’EL JADIDA a compétence; d’autre part, la production du document n’ajoutait pas à la prétention de Mme Z... voulant que sa renonciation à la garde des enfants en avril 2015 n’avait pas d’effet sur le for pour adjuger en 2017 d’une demande de changement de garde en sorte que la production du document n’était pas nécessaire pour une solution complète du litige, ce dont Me Gariepy a finalement convenu.
[2] L’autorisation de voyager étant demandée, selon ce que le tribunal a compris des explications de l’avocate de Mme Z..., pour l’opposer aux autorités frontalières marocaines de façon à ce qu’elle puisse revenir avec les deux plus jeunes du Maroc à l’occasion d’un voyage pour les ramener au Canada – ce qui selon l’avocate de la demanderesse serait un procédé qui aurait déjà été utilisé à quelques reprises dans le passé avec succès; la cour ne se prononce pas sur la question.
[3] L’avis a été produit sous forme d’un document intitulé « CERTIFICAT ÉTABLI PAR UN JURISCONSULTE SUR LE DROIT MAROCAIN (Art. 2809 du Code civil du Québec) » (D-1).
[4] Le code ajoute « à moins que le tribunal n’ait autrement fixé le domicile de l’enfant ».
[5] L’avocate de la mère a produit un jugement de la Cour d’appel du Québec dans Droit de la famille 3451,AZ-50068118.
[6] Droit de la famille 132433, 2013 QCCA 1529 (CanLII).
[7] Voir les paragraphes 3 et 14 du « CERTFICAT ÉTABLI PAR UN JURISCONSULTE SUR LE DROIT MAROCAIN (Art. 2809 du Code civil du Québec) » (D-1).
[8] Voir note 2