Gatineau (Ville de) c. Syndicat des cols blancs de Gatineau inc.
no. de référence : 2016 QCCA 1596
Gatineau (Ville de) c. Syndicat des cols blancs de Gatineau inc.2016 QCCA 1596
COUR D’APPEL
CANADA
PROVINCE DE QUÉBEC
GREFFE DE
MONTRÉAL
N° :
500-09-025466-152
(550-17-007148-131)
DATE :
3 octobre 2016
CORAM :
LES HONORABLES
YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A.
GUY GAGNON, J.C.A.
MARIE-JOSÉE HOGUE, J.C.A.
VILLE DE GATINEAU
APPELANTE - Demanderesse
c.
SYNDICAT DES COLS BLANCS DE GATINEAU INC.
INTIMÉ – Mis en cause
et
RENÉ TURCOTTE, ès qualité d’arbitre de grief
MIS EN CAUSE – Défendeur
ARRÊT
[1] LA COUR, statuant sur le pourvoi contre un jugement de la Cour supérieure, district de Gatineau, prononcé le 25 juin 2015, par l'honorable Dominique Goulet, qui a rejeté la requête de l’appelante en révision judiciaire d'une sentence arbitrale par laquelle le mis en cause accueillait le grief de l’intimé;
[2] Après étude du dossier, audition et délibéré;
[3] Pour les motifs ci-joints du juge Morissette, auxquels souscrivent les juges Gagnon et Hogue, LA COUR :
[4] ACCUEILLE l’appel;
[5] INFIRME le jugement de la Cour supérieure;
[6] ACCUEILLE la requête en révision judiciaire de l’appelante;
[7] CASSE la sentence du mis en cause datée du 15 mai 2013;
[8] AUTORISE l’intimé à présenter le grief du 17 février 2009 devant un arbitre autre que le mis en cause;
[9] LE TOUT avec frais de justice.
YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A.
GUY GAGNON, J.C.A.
MARIE-JOSÉE HOGUE, J.C.A.
Me Frédéric Massé
Borden Ladner Gervais
Pour l’appelante
Me Josée Moreau
Bastien, Moreau, Lepage, avocats inc.
Pour l’intimé
Date d’audience :
31 août 2016
MOTIFS DU JUGE MORISSETTE
[10] L’appelante se pourvoit contre un jugement de la Cour supérieure[1] qui a rejeté sa requête en révision judiciaire. Cette requête visait une sentence arbitrale du 15 mai 2013[2] rendue en vertu de la convention collective qui à l’époque la liait à l’intimé. Par ses conclusions en appel, elle recherche la cassation de la sentence en question et demande que l’intimé soit autorisé à saisir un nouvel arbitre du grief à l’origine du litige.
- I -
[11] Un bref retour sur les faits me paraît opportun. Il convient en premier lieu de reproduire dans les termes où il est rédigé le grief en litige, ainsi qu’un passage de l’avis d’ouverture de poste que cible ce grief. En voici la teneur :
Description du grief
Sans limiter les arguments pouvant être soulevés ultérieurement, le Syndicat allègue au soutien du présent grief les éléments suivants :
Le ou vers le 6 février 2009, la Ville de Gatineau affichait un poste de commis finances (FIN-BLC-049) au Service des finances, Division revenus, et ce, par le concours interne BLC-2009-029.
L’affichage prévoyait, entre autres, comme exigences normales du poste :
• Communiquer en anglais
Ainsi, sans limiter la généralité de ce qui précède et tous les faits et/ou arguments pouvant être soulevés ultérieurement, le Syndicat allègue que :
• L’exigence de pouvoir communiquer en anglais pour l’obtention du poste visé par l’affichage BLC-2009-209
Est abusif (sic), arbitraire, discriminatoire, contraire aux articles 1.04 et 10.00 de la convention collective et contraire aux articles 45 et 46 de la Charte de la langue française.
Réclamation
ACCUEILLIR le présent grief;
DÉCLARER que l’exigence de l’anglais pour la dotation du poste de commis finances est abusive, arbitraire, discriminatoire, contraire à la convention collective et aux articles 45 et 46 de la Charte de la langue française.
ANNULER l’affichage BLC-2009-029 et la dotation du poste visé par cet affichage;
ORDONNER à l’employeur de réafficher, dans les dix (10) jours de la réception de la sentence arbitrale, et doter conformément à la convention collective ledit poste en omettant d’exiger l’anglais comme exigence normale de poste;
ORDONNER à l’employeur de verser au titulaire éventuel du poste, et ce, rétroactivement au 18 mars 2009, un montant d’argent équivalent à toutes sommes perdues par ce dernier à titre de salaire, avantages ou bénéfices, le tout avec intérêts et l’indemnité additionnelle prévue au Code du travail.
ORDONNER à l’employeur de faire profiter au titulaire éventuel du poste de tous les droits, avantages et privilèges rattachés au poste, et ce, rétroactivement au 18 mars 2009.
RENDRE toute ordonnance en vue de sauvegarder les droits des parties.
Signé à Gatineau, ce 17ème jour du mois de février 2009.
Quant à l’extrait pertinent de l’avis litigieux, au moyen duquel l’appelante annonçait le concours BLC‑2009 029, il énonce ceci :
Exigences normales du poste :
• Détenir un diplôme d’études professionnelles en comptabilité.
• Posséder un minimum de deux années d’expérience dans le domaine des tâches.
• Posséder communiquer en anglais. (sic)
Processus de datation : (sic)
• Examen oral anglais »
Le poste ainsi à pourvoir était celui de « commis finances au Service des finances, à la Division revenus ».
[12] On se reportera à la sentence de l’arbitre René Turcotte pour une description détaillée du fonctionnement de la section concernée dans le Service des finances de l’appelante et pour une énumération des tâches effectuées par un « commis finances » au sein de cette section[3].
[13] Brossée à grands traits, l’image qui se dégage de la preuve entendue par lui démontre que le grief visait l’un de quatre postes au sein d’une même section administrative. Cette section est responsable de la facturation, de la perception et du recouvrement des revenus municipaux, qui sont constitués des taxes municipales, de l’impôt foncier et des droits de mutation. Le personnel de la section expédie chaque mois une quantité importante de factures dont certaines, comme les comptes de taxes, engendrent de nombreuses demandes de la part de citoyens. Le traitement de ces demandes relève des commis aux finances qui doivent répondre à toutes sortes d’interrogations communiquées par téléphone, par courriel ou en personne. Ils consacrent la moitié de leur temps à ce service à la clientèle. Bien que les comptes de taxes soient transmis en langue française, un contribuable peut demander qu’on lui envoie les siens en langue anglaise. Les commis répondent aux appels en langue française, mais utilisent l’anglais si un contribuable en fait la demande. Un échantillonnage effectué sur une période de six semaines en 2010 (et donc après l’affichage de poste visé par le grief) démontrait pour cette période de référence que le pourcentage hebdomadaire d’appels reçus en langue anglaise variait entre 11,4 % et 20,4 %. Il appert en outre que tous les commis en fonction au moment de l’audition du grief « parlaient anglais ».
[14] Par ailleurs, le coordonnateur à la dotation et au recrutement de l’appelante a témoigné devant l’arbitre et a reconnu au cours de sa déposition que l’exigence d’une connaissance de l’anglais pourrait être restreinte à un certain nombre de postes de commis aux finances. « Il est d’avis, note l’arbitre, que d’exiger que l’anglais soit maîtrisé par deux détenteurs de postes de commis aux finances sur quatre serait amplement suffisant si l’Employeur mettait en place un système de tri des appels de façon à acheminer les appels aux commis aux finances bilingues. »[4]
- II -
[15] La sentence prononcée le 15 mai 2013 a le mérite d’être à la fois courte et claire. Il en est ainsi parce que l’arbitre, pour statuer sur le grief de l’intimé, s’est étroitement inspiré d’une sentence arbitrale rendue par lui quelques semaines auparavant, le 25 mars 2013, sur un grief du même genre qui opposait les mêmes parties[5]. Reprenant et réitérant l’interprétation de l’article 46 de la Charte de la langue française[6] qu’il avait développée dans ce premier dossier, l’arbitre en extrait le passage suivant, qui circonscrit la difficulté telle qu’il la perçoit :
[54] Pour interpréter correctement le terme «nécessite» le soussigné est d’avis qu’il faut par le biais de l’interprétation téléologique tenir compte de la finalité de la loi, laquelle à notre humble avis est très clairement énoncé à l’article un de la Charte de la langue française : faire du français la langue officielle du Québec.
[55] Le 5e paragraphe de l’article 46 de la Charte de la langue française a donc pour effet de limiter grandement le droit de gérance des employeurs en matière d’exigence de maîtrise d’une langue autre que le français pour l’occupation d’un poste.
[56] La nécessité ne doit pas être confondue avec l’utilité, l’opportunité, la qualité du service offert par un employeur.
[57] Il faut toujours garder à l’esprit que ni la Charte de la langue française, ni la Charte des droits et libertés de la personne ne garantit aux personnes le droit d’être servi dans leur langue par les institutions étatiques, les personnes physiques ou morales.
[58] Nous sommes d’avis que la nécessité requise pour satisfaire au critère énoncé par le 5e paragraphe de l’article 46 de la Chate (sic) de la langue française existe dans tous les cas où la maîtrise d’une langue autre que le français est partie intégrante de l’essence même du poste où on l’exige, par exemple, un poste de traducteur, ou lorsque cet élément est imposé par une loi d’ordre publique (sic), par exemple, l’article 15 de la Loi sur les services de santé et services sociaux.
[59] Nous sommes d’avis qu’il en est également ainsi lorsque la non maîtrise d’une langue autre que le français par le détenteur d’un poste mettrait en péril le droit fondamental garanti par l’article 1 de la Charte des droits et libertés de la personne qui stipule que :«Tout être humain a droit à la vie, ainsi qu’à la sûreté, à l’intégrité et à la liberté de sa personne».
[60] Hormis ces cas, l’exigence de la maîtrise d’une langue autre que le français constitue une violation de l’article 46 de la Charte de la langue français (sic) et un arbitre saisi d’un grief contestant cette exigence doit faire doit (sic) au grief et annuler cette exigence.
[16] Puis, procédant à appliquer ce schéma d’analyse aux faits mis en preuve devant lui, il poursuit en ces termes :
[30] En l’espèce, il n’y a aucune preuve à l’effet que la maîtrise d’une langue autre que le français, à savoir l’anglais, serait partie intégrante de l’essence même du poste de commis aux finances. De plus, il n’y a aucune preuve à l’effet que l’exigence de l’anglais pour occuper le poste de commis aux finances serait imposée par une loi d’ordre publique (sic). Enfin, aucune preuve n’a été soumise à notre attention pour démontrer de façon prépondérante que la non maîtrise de l’anglais par le détenteur du poste de commis aux finances en cause mettrait en péril un droit fondamental garantit par l’article 1 de la Charte des droits et libertés de la personne qui stipule que : « tout être humain a droit à la vie, ainsi qu’à la sûreté, à l’intégrité et à la liberté de sa personne ».
Partant, le grief est accueilli et l’arbitre ordonne à l’appelante d’afficher à nouveau le poste de commis aux finances en omettant l’exigence relative à la langue anglaise.
- III -
[17] Ni l’arbitre, ni le juge de première instance, ni d’ailleurs les parties dans leurs exposés, n’ont reproduit les articles 1.04 et 10.00 de la convention collective que mentionne le grief cité plus haut. Il faut en déduire que les dispositions pertinentes de la Charte de la langue française (ci-dessous la CLF) sont les seules déterminantes ici, comme on peut le déduire des prétentions des parties devant l’arbitre de même qu’en Cour supérieure. Les articles en question, tels qu’ils étaient rédigés à l’époque, et qui n’ont subi que des modifications de pure concordance depuis, étaient ainsi libellés :
45. Il est interdit à un employeur de congédier, de mettre à pied, de rétrograder ou de déplacer un membre de son personnel pour la seule raison que ce dernier ne parle que le français ou qu’il ne connaît pas suffisamment une langue donnée autre que la langue officielle ou parce qu’il a exigé le respect d’un droit découlant des dispositions du présent chapitre.
45. An employer is prohibited from dismissing, laying off, demoting or transferring a member of his staff for the sole reason that he is exclusively French-speaking or that he has insufficient knowledge of a particular language other than French, or because he has demanded that a right arising from the provisions of this chapter be respected.
Le membre du personnel qui se croit victime d’une mesure interdite en vertu du premier alinéa peut, lorsqu’il n’est pas régi par une convention collective, exercer un recours devant la Commission des relations du travail instituée par le Code du travail (chapitre C-27). Les dispositions applicables à un recours relatif à l’exercice par un salarié d’un droit lui résultant de ce code s’appliquent, compte tenu des adaptations nécessaires.
A staff member not subject to a collective agreement who believes he has been aggrieved by an action that is prohibited by the first paragraph may exercise a remedy before the Commission des relations du travail established by the Labour Code (chapter C-27). The provisions applicable to a remedy relating to the exercise by an employee of a right arising out of the Code apply, with the necessary modifications.
Lorsque le membre du personnel est régi par une convention collective, il a le droit de soumettre son grief à l’arbitrage au même titre que son association, à défaut par cette dernière de le faire. L’article 17 du Code du travail s’applique à l’arbitrage de ce grief, compte tenu des adaptations nécessaires.
A staff member subject to a collective agreement who believes he has been so aggrieved may submit the grievance for arbitration if the association representing the staff member fails to do so. Section 17 of the Labour Code applies to the arbitration of the grievance, with the necessary modifications.
46. Il est interdit à un employeur d’exiger pour l’accès à un emploi ou à un poste la connaissance ou un niveau de connaissance spécifique d’une langue autre que la langue officielle, à moins que l’accomplissement de la tâche ne nécessite une telle connaissance.
46. An employer is prohibited from making the obtaining of an employment or office dependent upon the knowledge or a specific level of knowledge of a language other than the official language, unless the nature of the duties requires such knowledge.
La personne qui se croit victime d’une violation du premier alinéa, qu’elle ait ou non un lien d’emploi avec l’employeur, peut, lorsqu’elle n’est pas régie par une convention collective, exercer un recours devant la Commission des relations du travail instituée par le Code du travail (chapitre C-27). Les dispositions applicables à un recours relatif à l’exercice par un salarié d’un droit lui résultant de ce code s’appliquent, compte tenu des adaptations nécessaires.
A person, whether or not in an employment relationship with the employer, who believes he has been aggrieved by a contravention of the first paragraph and who is not subject to a collective agreement may exercise a remedy before the Commission des relations du travail established by the Labour Code (chapter C-27). The provisions applicable to a remedy relating to the exercise by an employee of a right arising out of the Code apply, with the necessary modifications.
Lorsque cette personne est régie par une convention collective, elle a le droit de soumettre son grief à l’arbitrage au même titre que son association, à défaut par cette dernière de le faire.
A person who is subject to a collective agreement and who believes he has been so aggrieved may submit the grievance for arbitration if the association representing the person fails to do so.
Le recours devant la Commission doit être introduit dans les 30 jours à compter de la date à laquelle l’employeur a informé le plaignant des exigences linguistiques requises pour un emploi ou un poste ou, à défaut, à compter du dernier fait pertinent de l’employeur invoqué au soutien de la violation du premier alinéa du présent article.
The remedy is brought before the Commission within 30 days after the date on which the employer informed the complainant of the linguistic requirements of the employment or position or, failing that, from the last act of the employer which was invoked to support the allegation of contravention of the first paragraph of this section.
Il incombe à l’employeur de démontrer à la Commission ou à l’arbitre que l’accomplissement de la tâche nécessite la connaissance ou un niveau de connaissance spécifique d’une langue autre que le français.
It is incumbent upon the employer to prove to the Commission or the arbitrator that the performance of the work requires knowledge or a specific level of knowledge of a language other than French.
La Commission ou l’arbitre peut, s’il estime la plainte fondée, rendre toute ordonnance qui lui paraît juste et raisonnable dans les circonstances, notamment la cessation de l’acte reproché, l’accomplissement d’un acte, dont la reprise du processus de dotation de l’emploi ou du poste en cause, ou le paiement au plaignant d’une indemnité ou de dommages-intérêts punitifs.
If the Commission or the arbitrator finds the complaint to be justified, the Commission or the arbitrator may issue any order the Commission or the arbitrator considers fair and reasonable in the circumstances, in particular an order to cease the act complained of, to perform an act, such as the renewal of the staffing process for the employment or position, or to pay compensation or punitive damages to the complainant.
À cela, il faut ajouter pour compléter le tableau l’article 50 de la CLF :
50. Les articles 41 à 49 de la présente loi sont réputés faire partie intégrante de toute convention collective. Une stipulation de la convention contraire à une disposition de la présente loi est nulle de nullité absolue.
50. Sections 41 to 49 of this Act are deemed an integral part of every collective agreement. Any stipulation in the agreement contrary to any provision of this Act is absolutely null.
- IV -
[18] Je crois inutile d’insister longuement sur l’identification de la norme d’intervention qui devait guider le juge saisi de la requête en révision judiciaire (ou le « pourvoi en contrôle judiciaire », selon l’expression maintenant en usage dans le nouveau Code de procédure civile). Il est constant, en effet, que la norme de la décision raisonnable devait recevoir application en l’espèce.
[19] Je reviens néanmoins sur quelques considérations d’ordre général qui ont ici leur pertinence. En lisant les décisions rendues par les tribunaux quasi-judiciaires en activité dans le monde du travail, on constate que, la plupart du temps, les faits et le droit sont « étroitement imbriqué[s] »[7] – en d’autres termes, dans presque tous les cas, et ce n’est que normal, les circonstances particulières de chaque espèce, telles que les a perçues le décideur, pèsent très lourd dans la prise de décision. Avant de conclure à l’existence de contradictions ou d’incompatibilités normatives entre sentences arbitrales ou décisions de même niveau, et qualifier de déraisonnable ce qui a priori semble sortir des sentiers battus, il faut scruter les faits ainsi constatés et se méfier des « dichotomies lexicales »[8] trompeuses. Et si le nœud du litige consiste en une question de droit nouvelle, il faut considérer toutes les interprétations possibles et en dégager au besoin celles qui sont raisonnables. Il est fréquent qu’il y en ait plus d’une, ce qui explique, justement, qu’il y ait litige, car les parties ont naturellement avantage à s’affronter à partir de positions raisonnables. Il faut ensuite confirmer la décision si elle incorpore une telle interprétation.
[20] Il arrive aussi que les faits favorables à l’une ou l’autre des parties en présence devant l’un de ces nombreux tribunaux administratifs ou d’arbitrage soient à peu près également répartis et « qu’il se dégage de part et d’autre du litige quelque chose comme une équipollence des propositions »[9]. Les notions de fardeau et de degré de preuve permettent parfois de surmonter les situations de ce genre, mais ce n’est pas toujours le cas. On peut alors envisager que, face à une même situation, deux décisions également raisonnables pourraient engendrer des résultats très différents, voire contraires, sans pour autant que l’un ou l’autre des décideurs hypothétiques ait manqué à sa mission ou qu’il se soit exposé à voir sa décision annulée parce qu’elle est déraisonnable.
[21] Enfin, lorsqu’il s’agit comme ici de déterminer si l’on peut placer la décision contestée dans la gamme des décisions « raisonnables » (ce qui signifie que cette décision est, selon l’expression consacrée, « une issue possible » parmi d’autres), il importe de bien délimiter le champ de ce qui est raisonnable ou de ce qui est possible afin de démontrer, le cas échéant, pourquoi une décision particulière constitue une véritable anomalie méritant réformation. Si la question en litige s’est déjà posée dans des affaires identiques ou analogues, cela suppose habituellement que l’on compare les diverses approches adoptées par différents décideurs avec celle de l’auteur de la décision visée par le recours en révision, afin de déterminer si son approche se situe hors champ[10].
[22] En somme, sur une question de droit en appel, le tribunal d’appel est maître du raisonnement. En révision judiciaire, sur une question de droit assujettie à la norme de contrôle ici applicable, la cour saisie de la demande doit s’abstenir d’intervenir à moins de pouvoir démontrer pourquoi le raisonnement qui sous-tend la décision visée est gravement défectueux, au point de rendre déraisonnable la décision qui en découle. « Déraisonnable », je le rappelle, n’est pas un qualificatif qu’on peut utiliser à la légère.
- V -
[23] On a souvent rappelé dans des jugements ou des sentences arbitrales, et d’ailleurs à juste titre, que les termes « nécessite une telle connaissance » (en anglais, « requires such knowledge ») utilisés par le législateur à l’article 46 de la CLF renvoient à une notion plus exigeante que les idées de simple utilité, commodité ou opportunité. Il y a en effet une nuance d’intensité assez évidente entre nécessité et utilité. La notion de nécessité évoque une incompatibilité entre l’accomplissement de la tâche (en anglais, « the duties ») liée à l’emploi ou au poste visé et l’inconnaissance de la langue que l’employeur souhaite associer à cet emploi. Le critère applicable en est un de nécessité, comprise dans ce sens, et la question de savoir si un tel état de choses existe en est une de fait, à l’égard de laquelle le fardeau de preuve incombe à l’employeur.
[24] Une récente étude de doctrine fournit ici de précieuses indications sur l’état de la jurisprudence arbitrale relative aux articles 45 et 46 de la CLF. Les auteurs David Robitaille et Pierre Rogué intitulent leur article « La Charte de la langue française : une entrave aux activités essentielles des entreprises privées de compétence fédérales au Québec? », une question à laquelle je me garderai bien d’esquisser ici une quelconque réponse. Mais leur étude présente une synthèse concise et utile de cette jurisprudence arbitrale. Ils soulignent d’emblée qu’en matière d’embauche et de dotation de poste « plusieurs facteurs peuvent être considérés afin de déterminer si l’exigence [de la connaissance d’une langue autre que le français] se justifie et il s’agit d’une analyse dont le résultat dépend des circonstances propres à chaque cas », ajoutant que leur synthèse « démontrera clairement la souplesse avec laquelle ce critère de nécessité est mis en œuvre en pratique »[11].
[25] Et de fait, la démonstration des deux affirmations que je viens de citer est probante. Se fondant sur l’examen de plusieurs décisions[12], ces auteurs tirent certaines conclusions que je paraphraserai ainsi :
― L’exigence de connaître une autre langue est nécessaire et donc justifiée si l’employeur satisfait un critère de rationalité, de pertinence ou de raisonnabilité. En d’autres termes, il y a nécessité si cette condition est raisonnable, non arbitraire, non discriminatoire et déterminée de bonne foi. On pourrait ajouter pour clore que l’exigence doit être « déterminée de bonne foi en fonction des contraintes réelles du service, dont la preuve incombe à l’employeur ».
― La faculté de communiquer dans une autre langue doit s’avérer importante pour le détenteur du poste assorti de cette exigence : selon les contraintes réelles du service, la compréhension et l’expression, orale, écrite, ou à la fois orale et écrite, dans la langue en question, doivent lui être nécessaires pour qu’il puisse bien s’acquitter de toutes les responsabilités qui lui incombent.
― Le contact du détenteur du poste, dans cette langue, avec une clientèle minoritaire, ou même très minoritaire, suffit à justifier l’exigence linguistique si desservir cette clientèle fait partie intégrante des responsabilités afférentes au poste.
― Le critère de nécessité tient compte aussi de l’accomplissement efficace de la mission de l’employeur : la connaissance d’une autre langue est nécessaire si elle seule permet de continuer à offrir le même niveau de services, voire de diversifier ces services et développer une nouvelle part de marché.
Une chose ressort avec netteté de cette analyse : ici encore, les faits et le droit sont étroitement imbriqués. Aussi toute décision en application de l’article 46 CLF doit-elle reposer sur une compréhension fine, et bien documentée, des contraintes réelles du service.
[26] Probablement en raison de délais de publication, les auteurs Robitaille et Rogué ne mentionnent pas dans leur étude les sentences de l’arbitre Turcotte auxquelles il a été fait référence plus haut[13]. Ils ne mentionnent pas non plus, leur article lui étant antérieur, une sentence arbitrale du 29 octobre 2013 dans un dossier présentant beaucoup de points de ressemblance avec le dossier en cours. Dans Syndicat des fonctionnaires municipaux de Québec (FISA) et Ville de Québec[14] (ci-dessous Ville de Québec), l’arbitre Jean-Guy Ménard était saisi d’un grief fondé lui aussi sur l’article 46 CLF et qui visait un « poste d’agente ou agent de perception (bilingue) au Service des finances, division des revenus, section de la perception et du système de gestion » d’une municipalité. L’affichage s’appliquait à deux des huit postes d’agent(e) de la section, ceux qu’occuperaient les agent(e)s affecté(e)s à la perception de créances en souffrance par des débiteurs anglophones au Canada ou à l’étranger. L’employeur exigeait des postulants « une bonne connaissance de la langue anglaise parlée et écrite ». L’arbitre note entre autres données chiffrées que la population anglophone de la région de Québec représentait 1,7 % de la population totale en 2001, et 1,6 % en 2006, bien qu’en chiffres absolus cette population ait augmenté pendant la même période et soit passée de 11 195 à 11 405 citoyens. La partie syndicale, qui citait à l’appui de sa position la première des deux sentences de l’arbitre Turcotte[15], faisait notamment valoir que la notion de nécessité « ne peut certainement pas correspondre à des notions d’utilité, d’opportunité ou de désir de donner du service à la communauté anglophone »[16]. Je reviendrai sur cette manière d’exprimer les choses.
[27] Dans cette affaire, l’arbitre Ménard opte pour une méthode d’analyse qui est nettement différente de celle utilisée par l’arbitre Turcotte. La sienne coïncide plutôt avec celle que les auteurs Robitaille et Rogué considèrent empreinte de souplesse et dont ils tracent le périmètre dans leur article. L’arbitre Ménard rédige en pleine connaissance de cause car il souhaite fermement se démarquer du critère de nécessité proposé par l’arbitre Turcotte. Commentant l’exception « à moins que l’accomplissement de la tâche ne nécessite une telle connaissance » qu’énonce l’article 46 CLF, il écrit[17] :
[33] À mon avis, on ne peut pas réduire le sens et la portée de cette exception au point d'en ramener l'application à une stricte question de statistiques (cf. proportion de la clientèle anglophone potentiellement desservie, proportion de la tâche à accomplir en langue anglaise, par exemple) ou, encore pire, à des notions aussi étroites ou restrictives que celles retenues par l'arbitre Turcotte quand il écrit que "la nécessité requise (…) existe dans tous les cas où la maîtrise d'une langue autre que le français est partie intégrante de l'essence même du poste où on l'exige, par exemple, un poste de traducteur, ou lorsque cet élément est imposé par une loi d'ordre public, par exemple l'article 15 de la Loi sur les services de santé et services sociaux."
[34] Je suis plutôt d'opinion qu'il n'existe pas de facteur unique ou même dominant pour évaluer la connaissance de la langue anglaise à un niveau spécifique et nécessaire à l'accomplissement d'une tâche. Comme l'a clairement exprimé l'arbitre Boivin, l'occasion ou l'utilité ne correspondent pas à l'idée de nécessité évoquée à l'article 46 de la Charte de la langue française. Cela dit, il importe toutefois de constater que cet arbitre a rajouté, à juste titre à mon sens, que "seule l'analyse de faits plus précis peut permettre de décider si la connaissance de l'anglais, dans un poste donné, est nécessaire à l'accomplissement de la tâche". C'est incidemment la même position qu'a prise le collègue Jean-Guy Clément en écrivant qu'il ne s'agit pas "de quantifier la proportion du temps où une autre langue est utilisée", mais plutôt "de déterminer si, pour l'accomplissement de la tâche, nécessairement dans son ensemble", l'usage de cette langue est nécessaire pour que la tâche en cause soit exécutée "de façon efficace et normale".
[35] À ces derniers éléments, j'ajouterais qu'il y a lieu d'observer qu'au texte même de l'article 46 de la Charte de langue française, on associe la notion de "nécessité" à celle de "l'accomplissement de la tâche", ce qui nous oblige forcément à en centrer l'analyse sur cette seule réalité et à en considérer tous les aspects, qu'ils soient qualitatifs ou quantitatifs.
Quelques lignes auparavant, le même arbitre avait cité un autre dossier d’arbitrage, reposant selon lui « sur des faits étrangement similaires aux nôtres », Syndicat canadien de la fonction publique, local 118 et CHUQ – Pavillon Hôtel-Dieu de Québec[18](ci-après CHUQ). Cette dernière affaire est l’une de celles que les auteurs Robitaille et Rogué recensent dans leur article. Comme dans les arbitrages Ville de Gatineau et Ville de Québec, le débat portait sur la tâche de fonctionnaires affectés, entre autres choses, aux communications avec des contribuables (Ville de Gatineau et Ville de Québec) ou des ex-patients (CHUQ) de langue anglaise, peut-être endettés envers l’employeur, et à l’égard de qui le recours à une mesure de recouvrement pouvait s’avérer nécessaire. Les sentences Ville de Québec et CHUQ s’inscrivent dans le droit sillage des sentences commentées par les mêmes deux auteurs et elles démontrent de manière limpide que, contrairement à ce que plaidait la partie syndicale dans le dossier Ville de Québec, la notion de nécessité n’exclut aucunement « le désir de donner du service à la communauté anglophone » ou la volonté d’un employeur d’améliorer un service sous cet angle. J’ajouterais que, s’agissant également dans ces trois dossiers de communiquer à des fins de recouvrement avec des interlocuteurs anglophones potentiellement récalcitrants, l’employeur tenait peut-être surtout à se « donner du service » à lui-même plutôt qu’ « à la communauté anglophone ».
[28] Une tentative de faire annuler en révision judiciaire la sentence prononcée dans le dossier Ville de Québec a échoué en Cour supérieure[19] et la permission d’appeler de ce jugement fut par la suite refusée par le juge Guy Gagnon[20]. Mon collègue rappelait dans ses motifs que « le caractère raisonnable d’une décision arbitrale s’évalue à l’aune des « issues possibles » et des normes « d’intelligibilité et de transparence »[21].
[29] En l’occurrence, on ne saurait reprocher à la sentence attaquée en première instance d’être inintelligible ou de manquer de transparence car, je le répète, elle a le mérite d’être à la fois courte et claire. Cela dit, il ne fait pas de doute à mon avis qu’elle se situe hors champ, au sens où je l’entendais ci-dessus au paragraphe [21].
[30] Les faits mis en preuve ici par l’employeur se présentaient comme ceux, essentiellement du même ordre, que divers employeurs avaient jugé utile d’établir dans les autres arbitrages gravitant autour de l’article 46 CLF. Pourtant, ces faits ici étaient en quelque sorte dépourvus de toute pertinence en raison de la notion de nécessité inusitée que l’arbitre a choisi d’embrasser. On comprend mieux, dans ces conditions, que l’arbitre Turcotte ait signalé au paragraphe [30] de ses motifs une prétendue absence complète de preuve au soutien de la position de l’appelante.
[31] L’idée de nécessité dans l’accomplissement d’une tâche renvoie, je l’ai déjà dit, à une question de fait. Or, en opérant le glissement de sens que recèle la citation tirée de sa sentence du 23 mars 2013[22], et en se prononçant comme il l’a fait, l’arbitre a pratiquement transformé cette question de fait (« l’accomplissement de la tâche nécessite-t-il selon les contraintes réelles du service la connaissance d’une langue autre que la langue officielle? ») en une question de droit. C’est pourquoi il convient d’examiner une à une les trois propositions sur lesquelles repose la théorie interprétative qu’il avance et qu’il qualifie de téléologique. À chacune de ces trois propositions correspond une catégorie distincte de nécessité. Seraient seules tolérées par l’exception que crée l’article 46 CLF ces trois catégories, et nulle autre.
[32] La première catégorie consiste en ceci : « Nous sommes d’avis que la nécessité requise pour satisfaire au critère énoncé par le 5e paragraphe de l’article 46 de la Charte de la langue française existe dans tous les cas où la maîtrise d’une langue autre que le français est partie intégrante de l’essence même du poste où on l’exige, par exemple, un poste de traducteur… ». Si l’on se fie à l’exemple donné, on voit tout de suite que la formule « les cas où la maîtrise d’une langue autre que le français est partie intégrante de l’essence même du poste », une formule qui a priori pourrait sembler ouverte, doit plutôt se comprendre comme une formule fermée. Viennent alors à l’esprit toutes sortes d’exemples où la maîtrise d’une langue autre que le français est la condition impérative de l’existence même du poste ou de l’emploi : cela s’entendrait aussi, par exemple, d’une interprète engagée parce qu’elle parle couramment l’amazighe, d’un professeur de mandarin, d’une éditorialiste dans un quotidien publié en italien ou d’un chef d’antenne dans une station de radio communautaire qui diffuse en créole. On pourrait ainsi varier les exemples à l’infini ou presque. Mais dans chacun de ces cas, interdire que la connaissance « d’une langue autre que la langue officielle » soit une exigence de l’emploi ou du poste à pourvoir équivaudrait en réalité à anéantir ce poste en rendant impossible une prestation qui est sa raison d’être, indispensable à son existence. Autrement dit, et de manière patente, il y a quelque chose d’antinomique dans cette proposition : qui, en effet, étant sain d’esprit, songerait à contester l’affichage d’un poste de professeur de mandarin pour la raison précise que, selon la description du poste, l’employeur s’attend à ce que les candidats connaissent une langue « autre que la langue officielle »? Et pourquoi le législateur aurait-il jugé nécessaire – si j’ose dire – de se prémunir contre une compréhension des choses qui tient du non-sens? Une telle exception à l’interdiction que contient le premier alinéa de l’article 46 CLF coule de source, comme le démontre le fait que jamais personne n’a contesté une exigence linguistique au travail dans les cas où, pour reprendre la formule de l’arbitre comprise à la lumière de son exemple, « la maîtrise d’une langue autre que le français est partie intégrante de l’essence même du poste »[23].
[33] Je qualifierais les situations que je viens de décrire de cas de « nécessité absolue». Il en existe d’innombrables, techniquement justiciables, eux aussi, de l’exception de l’article 46 CLF, bien que leur statut d’exception soit d’une aveuglante évidence pour ce qui touche l’exigence linguistique qui s’y rattache. Il me paraît clair, cependant, qu’en édictant cette disposition et en mettant en place le dispositif qu’elle contient – la preuve incombe à l’employeur qui doit justifier l’exigence linguistique ainsi que le niveau de connaissance requis – le législateur s’attaquait à autre chose : il voulait faciliter la résolution, preuve et débats à l’appui, de difficultés réelles et concrètes, que l’on pourrait qualifier, elles, de cas de « nécessité relative ». On peut supposer, par exemple, que bien des guides touristiques, ou des maîtres d’hôtel, ou des garçons de table, ou des préposées à la réception d’un hôtel, ou des chauffeurs de limousine, ou des téléphonistes en centre d’appel, ou des agents de relations publiques, ou des porte-parole attitrés de quelqu’un ou de quelque chose, peuvent exercer leur métier sans connaissance linguistique autre que celle de la langue officielle. Mais, suivant les circonstances, qui encore une fois sont cruciales dans cet examen, il peut être nécessaire d’embaucher un ou une guide touristique qui, connaissant une langue autre que la langue officielle, pourra desservir une clientèle qui s’exprime dans cette même langue. Cela vaut pour tous les exemples que je viens de donner ainsi que pour bien d’autres cas analogues. Peuvent alors se poser, entre autres, des questions relatives aux lieux d’exercice, à la composition de la clientèle, à la fréquence des contacts, au niveau souhaitable de connaissance, à l’importance du service offert (selon la perception de l’usager, considérée objectivement), à l’organisation du travail et aux accommodements réciproques – toutes à la base des questions de fait. Voilà ce que visait le législateur. Et la viabilité économique d’un tel emploi ou d’un tel poste, voire sa survivance même, peuvent dépendre de telles considérations.
[34] La deuxième catégorie est ainsi décrite : « … ou lorsque cet élément est imposé par une loi d’ordre publique (sic), par exemple, l’article 15 de la Loi sur les services de santé et services sociaux[24] … ». Cette disposition et l’article 5.1 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux pour les autochtones cris[25], édictent une règle qu’on peut considérer identique dans les deux cas pour les fins du pourvoi en cours. Cette règle est formulée comme suit dans la première de ces deux lois :
15. Toute personne d’expression anglaise a le droit de recevoir en langue anglaise des services de santé et des services sociaux, compte tenu de l’organisation et des ressources humaines, matérielles et financières des établissements qui dispensent ces services et dans la mesure où le prévoit un programme d’accès visé à l’article 348.
15. English-speaking persons are entitled to receive health services and social services in the English language, in keeping with the organizational structure and human, material and financial resources of the institutions providing such services and to the extent provided by an access program referred to in section 348.
On aura noté que la loi crée ici un « droit de recevoir [des services] en langue anglaise ». Vu la nature des services dont il est question, on conçoit aisément qu’au moment d’embaucher quelqu’un ou de pourvoir certains postes, un établissement pourra chercher du personnel qui soit en mesure de respecter le droit des usagers anglophones. Ce droit, en effet, se traduit par une obligation corrélative pour l’établissement, d’où l’emploi par l’arbitre du terme « imposé » lorsqu’il donne cette loi en exemple. En somme, selon l’arbitre, l’usage d’une langue autre que la langue officielle devient « nécessaire » lorsqu’une loi l’impose par une disposition impérative, et cette loi doit être d’ordre public, quoique pour ma part je ne voie pas très bien ce qu’apporte de plus cette dernière précision. Les deux lois susdites sont les seules où apparaît l’expression « droit de recevoir [des services] en langue anglaise ». Il est vraisemblable, cependant, que deux autres dispositions législatives engendrent elles aussi des obligations corrélatives de fournir un service dans une langue autre que le français : ce serait le cas de l’article 210 de la Loi sur l’instruction publique[26], qui prévoit qu’une commission scolaire anglophone dispense les services éducatifs en anglais, et aussi de l’article 88 CLF, qui concerne les langues d’enseignement dans les commission scolaires Crie et Kativik (mais n’est-on pas là en présence, dans ces deux cas, de la « nécessité absolue » que j’évoquais plus haut?).
[35] Il faut se garder de confondre les situations ainsi constituées avec celles qui résultent d’une disposition permissive. De telles dispositions existent dans plusieurs lois et l’on peut citer en exemple l’article 21 CLF qui énonce :
21. Les contrats conclus par l’Administration, y compris ceux qui s’y rattachent en sous-traitance, sont rédigés dans la langue officielle. Ces contrats et les documents qui s’y rattachent peuvent être rédigés dans une autre langue lorsque l’Administration contracte à l’extérieur du Québec.
21. Contracts entered into by the civil administration, including the related sub-contracts, shall be drawn up in the official language. Such contracts and the related documents may be drawn up in another language when the civil administration enters into a contract with a party outside of Quebec.
Il ne s’agit pas ici d’un cas où, pour reprendre les termes utilisés par l’arbitre, « la maîtrise d’une langue autre que le français est imposée par une loi » d’ordre public. Par conséquent, si, afin de faire rédiger des contrats dans une langue autre que le français, un employeur au sein de l’Administration souhaitait, facultativement, embaucher quelqu’un, ou pourvoir un poste, en exigeant la connaissance de cette autre langue, il lui faudrait en cas de contestation se conformer à l’article 46 CLF. Plusieurs lois prévoient à des fins très diverses[27] la publication ou l’envoi d’avis en langues française et anglaise mais on voit assez mal quelle pourrait être l’incidence de ces dispositions sur l’emploi, bien qu’il soit possible qu’elles en aient une. Et, quoi qu’il en soit, tout porte à croire que le même raisonnement, conforme au cinquième alinéa de l’article 46 CLF, prévaudrait ici encore si un employeur, soucieux de se conformer à ces dispositions, exigeait la connaissance de l’anglais avant d’embaucher un postulant ou de pourvoir un poste de rédacteur d’avis officiels.
[36] Toutes ces nuances sont importantes car le législateur lui-même, lorsqu’il prescrit l’usage d’une langue autre que le français, se montre circonspect et précise au besoin quelle incidence la mesure pourra légalement avoir sur le droit de travailler en français. C’est ce que démontre la disposition suivante tirée de la Loi instituant le Gouvernement régional d’Eeyiou Istchee Baie-James[28] :
36. Le Gouvernement régional doit, au besoin, prendre les mesures nécessaires afin que tout texte destiné à être compris par un Cri soit traduit en cri ou en anglais.
Rien dans le premier alinéa ne doit être interprété comme autorisant une atteinte au droit de travailler en français au sein du Gouvernement régional, en conformité avec les dispositions de la Charte de la langue française (chapitre C-11).
36. The Regional Government must, where applicable, take the necessary measures to have any text intended to be understood by a Cree translated into either Cree or English.
Nothing in the first paragraph must be interpreted as authorizing an infringement of the right to work in French in the Regional Government, in keeping with the provisions of the Charter of the French language (chapter C-11).
[37] De ce qui précède, je conclus que la deuxième catégorie identifiée par l’arbitre est en réalité fort restreinte. En dehors des services de santé, des services sociaux et des services éducatifs, qui tous ressortissent avant tout au secteur public, ce second volet du critère de nécessité tel que le conçoit l’arbitre n’a pratiquement pas d’application.
[38] La troisième catégorie, selon l’arbitre, revêt la forme suivante : « Nous sommes d’avis qu’il en est également ainsi lorsque la non maîtrise d’une langue autre que le français par le détenteur d’un poste mettrait en péril le droit fondamental garanti par l’article 1 de la Charte des droits et libertés de la personne [ci-dessous la CDLP] qui stipule que : « Tout être humain a droit à la vie, ainsi qu’à la sûreté, à l’intégrité et à la liberté de sa personne ». Cette dernière disposition, qui selon la jurisprudence de la Cour a préséance sur la CLF[29], coïncide par son contenu avec l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés[30] (ci-dessous la CCDL), à cette seule différence près que la CCDL ne mentionne pas le droit à l’intégrité de la personne.
[39] Peut-être un individu « d’une langue autre que la langue officielle » (l’anglais, par exemple, pure hypothèse d’école) tirerait-il un certain réconfort de savoir que sa vie, de même que la sûreté, la liberté et l’intégrité de sa personne, ne risqueront pas d’être compromises (l’arbitre emploie l’expression « mettre en péril ») pour une raison d’ordre linguistique puisque, dès lors que ces intérêts vitaux seront en jeu, l’interlocuteur avec qui il traitera pourra être tenu, de par sa fonction, de communiquer avec lui dans cette autre langue. Mais je ne parviens pas à me convaincre qu’une interprétation, même « téléologique », de la CLF peut raisonnablement mener à la conclusion que la connaissance « d’une langue autre que la langue officielle » en milieu de travail n’est « nécessaire » que dans trois cas : (i) lorsque le poste ou l’emploi a pour unique raison d’être la connaissance de cette autre langue, (ii) lorsque l’une des quatre lois mentionnées précédemment au paragraphe [34] est applicable, et (iii) lorsqu’il y a risque pour la vie, la sûreté, l’intégrité ou la liberté de la personne qui s’exprime dans une « langue autre que la langue officielle ». Je ne crois pas que l’intention du législateur en adoptant l’article 46 CLF ait été de ne condescendre qu’à cela et à rien d’autre. Il existe ici une réalité linguistique, variable selon les localités. Il en résulte que quelques langues assez répandues, et autres que la langue officielle, coexistent avec cette dernière. Selon les circonstances, une personne qui s’exprime dans une telle langue devrait pouvoir compter sur une réponse intelligible dans cette langue, même lorsque les attributs fondamentaux de sa personne, que garantissent la CDLP et la CCDL, ne sont pas mis en péril.
* * * * *
[40] Il se parle au Québec, dans les contextes les plus divers, et en toute légalité comme en toute légitimité, de nombreuses langues autres que la langue officielle. Limiter la portée de la notion de nécessité aux cas qui viennent d’être énumérés paraît beaucoup trop restrictif. Le juge de première instance, qui lui-même qualifie cette interprétation de restrictive, ajoute : «Serait-ce l’interprétation qui serait retenue par le soussigné? Il n’est ni utile ni nécessaire de répondre à cette question. » Certes, il ne lui revenait pas de se substituer à l’arbitre, mais il devait pousser plus loin l’analyse pour statuer sur le caractère, raisonnable ou non, de la décision attaquée.
[41] L’arbitre écrit qu’il s’est fondé sur une interprétation téléologique de la CLF. Or, l’interprétation en fonction de la finalité d’un texte, ou d’une loi, n’a rien d’original et elle est bien connue de tous les décideurs judiciaires ou quasi-judiciaires. Mais la sentence du 15 mai 2013 était sans précédent (sauf si l’on tient compte de la propre sentence du même arbitre, rendue le 25 mars de la même année). L’interprétation qu’il a proposée dans cette dernière décision n’a rallié aucun adepte – au contraire, un arbitre saisi d’un grief similaire a écarté cette interprétation six mois plus tard en des termes qui manifestaient son net désaccord. De manière générale, les circonstances sur lesquelles se penche régulièrement la jurisprudence arbitrale ou quasi-judiciaire pour trancher les recours exercés en vertu de l’article 46 CLF perdraient toute pertinence si l’on avalisait l’interprétation adoptée ici par l’arbitre. Cela du reste explique le passage de la sentence que je reproduisais ci-haut au paragraphe [16] et où l’arbitre conclut à une absence totale de preuve de nécessité : ayant défini cette notion comme il l’a fait, on ne peut s’étonner que rien de conforme à sa définition ne lui ait été présenté. Enfin, il ne peut faire de doute que cette décision arbitrale se situe, et de façon marquée, hors du champ que délimitent les décisions en application de l’article 46 CLF : elle est excentrique.
[42] Cela étant, le juge de première instance aurait dû donner raison à l’appelante, casser la sentence attaquée et permettre à l’intimée de soumettre de nouveau à l’arbitrage son grief du 17 février 2009, mais sous condition expresse que ce soit devant un arbitre différent. J’accueillerais le pourvoi en conséquence.
YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A.