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Proulx c. R.

no. de référence : 2016 QCCA 1425

Proulx c. R.






2016 QCCA 1425
COUR D’APPEL

CANADA
PROVINCE DE QUÉBEC
GREFFE DE

MONTRÉAL
N° :
500-10-005389-133 et 500-10-005401-136
(450-73-000744-106 et 450-73-000744-106)

DATE :
9 septembre 2016


CORAM :
LES HONORABLES
YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A.
NICHOLAS KASIRER, J.C.A.
DOMINIQUE BÉLANGER, J.C.A.


No 500-10-005389-133

LINDA PROULX
APPELANTE ‑ Accusée
c.

SA MAJESTÉ LA REINE
INTIMÉE – Poursuivante


No 500-10-005401-136

MICHEL LAGRANDEUR
APPELANT ‑ Accusé
c.

SA MAJESTÉ LA REINE
INTIMÉE ‑ Poursuivante


ARRÊT


[1] Les appelants se pourvoient contre un jugement de la Cour supérieure, Chambre criminelle, district de St-François (l’honorable François Tôth), rendu le 22 mars 2013, les déclarant coupables d’avoir participé à un complot afin d’empêcher ou de réduire indûment la concurrence dans la vente au détail d’essence dans le marché de Magog, commettant ainsi l’acte criminel prévu à l’alinéa 45(1)c) de la Loi sur la concurrence.

[2] Pour les motifs de la juge Bélanger, auxquels souscrivent les juges Morissette et Kasirer, LA COUR :

Dans le dossier numéro 500-10-005389-133 (Linda Proulx c. R.) :

[3] ACCUEILLE la requête pour permission de produire un énoncé supplémentaire;

[4] ACCUEILLE l’appel;

[5] ORDONNE la tenue d’un nouveau procès;

Dans le dossier numéro 500-10-005401-136 (Michel Lagrandeur c. R.) :

[6] REJETTE l’appel.





YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A.





NICHOLAS KASIRER, J.C.A.





DOMINIQUE BÉLANGER, J.C.A.

Me Thomas Walsh
Pour Linda Proulx

Me Jean Beaudry
Beaudry & Associés
Pour Michel Lagrandeur

Me Louis Champagne
Services des poursuites pénales du Canada
Pour l’intimée

Date d’audience :
25 novembre 2015



MOTIFS DE LA JUGE BÉLANGER


[7] En Cour supérieure[1], les appelants ont été reconnus coupables d’avoir, entre le ou vers le 27 mai 2005 et le ou vers le 29 mai 2006, à Magog et en divers autres endroits au Québec, comploté, s’être coalisés ou avoir conclu un accord avec 19 autres personnes nommément désignées, et d’autres inconnues jusque-là, afin d’empêcher ou de réduire la concurrence dans la vente au détail de l’essence ordinaire dans le marché de Magog en fixant les prix de l’essence, commettant ainsi l’acte criminel prévu au paragraphe 45 (1) (c) de la Loi sur la Concurrence[2].

[8] Ils ont subi leur procès en même temps qu’Yves Gosselin, représentant de territoire pour la compagnie Irving, accusé d’avoir comploté avec plusieurs personnes dont les employés de la chaîne de dépanneurs Couche-Tard, afin de réduire ou d’empêcher la concurrence dans le marché de Sherbrooke. L’appel de ce dernier sera entendu séparément.

[9] Les appelants ont obtenu la permission d’appeler du verdict[3] invoquant des motifs comportant des questions de fait et mixtes de fait et de droit, conformément à l’article 675 (1) a) ii) C.cr.

***

[10] Un article paru le 6 juin 2004, et rapportant qu’un détaillant d’essence de la région de Victoriaville faisait l’objet de pressions de la part de ses concurrents, incite le Bureau de la concurrence à enclencher l’opération « Octane ». Les enquêteurs obtiennent l’autorisation de procéder à de l’écoute électronique et effectuent des observations sur le terrain. Une première séquence d’écoute électronique a eu lieu de mars à juin 2005 et une deuxième du 21 décembre 2005 au 18 avril 2006. Le Bureau a aussi obtenu 88 mandats de perquisition. L’enquête a révélé des augmentations coordonnées du prix de l’essence à des moments bien précis de la journée. Les hausses annoncées lors de l’écoute électronique ont fait l’objet de vérifications sur le terrain. L’enquête a conduit au dépôt d’une première vague d’accusations en juin 2008 touchant des détaillants d’essence et des pétrolières faisant affaire dans quatre marchés différents : Victoriaville, Thetford Mines, Sherbrooke et Magog.

[11] Une deuxième vague d’accusations est survenue en juin 2010 et a touché les appelants, exploitant tous deux une station-service à Magog.

Le jugement

[12] Le juge retient que la preuve démontre hors de tout doute raisonnable qu’il existait, entre avril 2005 et mai 2006, un complot entre plusieurs dizaines de personnes pour fixer le prix de l’essence ordinaire dans les marchés de Sherbrooke et de Magog. Ce complot a empêché ou réduit indûment la concurrence dans ces marchés. Cette détermination n’est pas remise en cause devant nous. Je souligne que ces faits ont d’abord été admis par les appelants, tout comme la façon dont le complot opérait. La question devenait donc celle de savoir si les accusés ont participé à ce complot qui a empêché ou réduit indûment la concurrence. Plus tard, les appelants ont retiré leur admission quant au fait que le complot empêchait ou réduisait indûment la concurrence. Le juge a accordé la permission à l’intimée de compléter sa preuve vu le retrait de l’admission.

[13] Le juge décrit fort bien l’ampleur du complot qui est intervenu entre des joueurs importants qui œuvrent à l’extérieur des marchés de Sherbrooke et Magog. Le juge retient que le Centre de prix des dépanneurs Couche-Tard (Céline Bonin) situé à Laval est au cœur du complot pour fixer les prix de l’essence. Entre 2004 et 2006, Pierre Bourassa, qui a travaillé pour le Groupe Olco et pour Pétroles Global, décidait de la hausse des stations corporatives de concert avec le Centre de prix de Couche‑Tard, qui possède une chaîne de dépanneurs (plus de 330 au Québec) arborant différentes bannières pétrolières. Une fois la hausse du prix convenue, il communiquait avec son réseau de relayeurs dans les marchés de Sherbrooke et de Magog. La hausse avait lieu à l’ouverture à Sherbrooke et à la fermeture à Magog. Le juge a aussi entendu Stéphane Grant qui a travaillé pour la pétrolière Irving à l’époque pertinente œuvrant sur le territoire de la Rive-Nord (Trois-Rivières à Sept-Îles incluant le Lac St-Jean) et aussi pour un temps, la Rive-Sud du St-Laurent jusqu’en Gaspésie. Lui aussi communiquait avec le Centre de prix de Couche-Tard et informait par la suite le Centre de prix de Irving situé au Nouveau-Brunswick qui relayait l’information chez ses détaillants.

[14] Cette preuve, de même que le témoignage de l’expert Boyer et l’écoute des conversations téléphoniques interceptées, a permis au juge de conclure que les parties au complot (Pierre Bourassa, Michel Dubreuil, Micheline Cabana et Céline Bonin) avaient parfaitement conscience du caractère illégal de leur entreprise et que cette preuve révèle, hors de tout doute raisonnable, qu’il existait un complot entre plusieurs dizaines de personnes pour fixer le prix de l’essence ordinaire dans les marchés de Sherbrooke et Magog entre avril 2005 et mai 2006.

[15] Le juge est aussi arrivé à la conclusion que les appelants Linda Proulx et Michel Lagrandeur ont participé à ce complot. Pour différents motifs, ceux-ci contestent cette détermination.



ANALYSE

Mise en contexte générale

[16] Au moment des infractions, l’article 45 (1) de la Loi sur la Concurrence[4] était libellé comme suit :

45. (1) Commet un acte criminel et encourt un emprisonnement maximal de cinq ans et une amende maximale de dix millions de dollars, ou l’une de ces peines, quiconque complote, se coalise ou conclut un accord ou arrangement avec une autre personne:

(…)

c) soit pour empêcher ou réduire, indument, la concurrence dans la production, la fabrication, l’achat, le troc, la vente, l’entreposage, la location, le transport ou la fourniture d’un produit, ou dans le prix d’assurances sur les personnes ou les biens;

(…)








Preuve d’intention

(2.2) Il demeure entendu qu’il est nécessaire, afin d’établir qu’un complot, une association d’intérêts, un accord ou un arrangement constitue l’une des infractions visées au paragraphe (1), de prouver que les parties avaient l’intention de participer à ce complot, cette association d’intérêts, cet accord ou cet arrangement et y ont participé, mais qu’il n’est pas nécessaire de prouver que les parties avaient l’intention que le complot, l’association d’intérêts, l’accord ou l’arrangement ait l’un des effets visés au paragraphe (1).
[…]

[les reliefs sont de la soussignée]
45. (1) Every one who conspires, combines, agrees or arranges with another person

(…)






(c) to prevent or lessen, unduly, competition in the production, manufacture, purchase, barter, sale, storage, rental, transportation or supply of a product, or in the price of insurance on persons or property, or


(…)

is guilty of an indictable offence and liable to imprisonment for a term not exceeding five years or to a fine not exceeding ten million dollars or to both.
(…)

Proof of intent

(2.2) For greater certainty, in establishing that a conspiracy, combination, agreement or arrangement is in contravention of subsection (1), it is necessary to prove that the parties thereto intended to and did enter into the conspiracy, combination, agreement or arrangement, but it is not necessary to prove that the parties intended that the conspiracy, combination, agreement or arrangement have an effect set out in subsection (1).


[…]

[les reliefs sont de la soussignée]
[17] En 2009, le législateur canadien a procédé à une réforme du droit de la concurrence et modifié la disposition afin d’alléger le fardeau de la poursuite. Celle-ci n’a dorénavant plus à faire la preuve des effets anticoncurrentiels du complot ou faire la preuve que le complot aurait vraisemblablement pour effet de diminuer ou d’empêcher indûment la concurrence. Les infractions ayant été commises antérieurement à la réforme, la poursuite devait démontrer l’effet indu du complot sur la concurrence. Le juge a déterminé que cette preuve a été faite. Cette question n’est pas remise en cause devant nous.

[18] Les auteurs Bériault, Renaud et Comtois résument bien les éléments constitutifs de l’infraction telle qu’elle existait en 2009 :

L’article 45 étant une disposition criminelle, il incombe à la Couronne de prouver hors de tout doute raisonnable chacun des éléments constitutifs de l’infraction qu’il comporte. Ces éléments comprennent un volet matériel, l’actus reus, et un volet intentionnel, la mens rea. L’actus reus se décompose comme suit :

1. l’existence d’une entente à laquelle l’accusé a pris part;

2. cette entente est de nature à empêcher ou réduire la concurrence;

3. l’empêchement ou la réduction de concurrence est indu.

Quant à la mens rea, la Couronne doit prouver les deux éléments suivants :

1. l’intention subjective de conclure l’entente;

2. l’intention objective de réduire indûment la concurrence[5].

[19] Comme le juge l’a reconnu, la preuve du complot est admise. Il y a lieu de reprendre le contenu de l’admission sur la façon dont le complot opérait :

3. Ce complot opérait généralement de la façon suivante :

a) Lorsque le prix de l’essence montait dans la région de Montréal, une tentative de faire monter le prix de façon concertée dans les stations-service de Sherbrooke et de Magog était initiée.

b) Le changement de prix à Sherbrooke devait se faire le matin, suivi du changement de prix à Magog à la fermeture la même journée.

c) L’instigateur de ces tentatives était généralement Pierre Bourassa, représentant de la compagnie Les Pétroles Global, qui opérait des stations-service sous la bannière Olco. Il communiquait avec Céline Bonin, Carole Aubut et Louise Bonami, employées du Centre de prix de la compagnie Couche-Tard, qui opérait des stations-service du même nom sous différentes bannières, soit Couche-Tard/Ultramar, Couche-Tard/Pétro-Canada, Couche-Tard/Irving et Couche-Tard/Esso, afin d’obtenir leur accord sur le prix à fixer et l’heure à laquelle ce changement de prix à la pompe débutera.

d) Une fois cet accord conclu, Pierre Bourassa poursuivait ses appels auprès des personnes suivantes, responsables du prix à d’autres stations-service, pour obtenir leur accord de procéder elles aussi au changement de prix tel que convenu avec les employées de Couche-Tard et de communiquer à leur tour avec leurs contacts respectifs dans d’autres stations-service pour procéder de la même façon:

Micheline Lapointe-Cabana, propriétaire du Dépanneur Cabana à Magog;

Gisèle Durand, propriétaire du Dépanneur Mi-Vallon à Sherbrooke;

Michel Dubreuil, propriétaire des stations-service Esso-Dunant et Esso Queen à Sherbrooke;

France Benoît ou Johanne Jutras, représentantes de la compagnie Les Pétroles Therrien, qui opérait des stations-service sous la bannière Pétro-T.

e) Une fois les montées de prix débutées, des appels avaient lieu entre plusieurs personnes participantes au complot afin de vérifier si le changement de prix s’était effectué tel que convenu.

[20] La participation des accusés au complot est l’élément clé de leur contestation. Pour démontrer cette participation, l’intimée devait démontrer que les accusés ont pris part à l’entente et qu’ils avaient l’intention coupable requise pour y prendre part, hors de tout doute raisonnable. La mens rea requise quant à l’accusation de complot en vertu de la Loi sur la concurrence est bien définie par la Cour suprême dans R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society[6] :

117. Les dispositions de la Loi énoncées précédemment exigent la preuve de deux éléments de la faute: l'un subjectif, l'autre objectif.

118. Pour satisfaire à l'élément subjectif, il incombe au ministère public de prouver que l'accusé avait l'intention de conclure l'accord et en connaissait les modalités. Lorsque cet élément est démontré, il serait normalement raisonnable de déduire que l'accusé avait l'intention de donner suite aux modalités de l'accord, à moins qu'il y ait des éléments de preuve du contraire.

119. Afin de satisfaire à l'élément objectif de l'infraction, le ministère public doit démontrer que, selon une interprétation objective de la preuve présentée, l'accusé avait l'intention de diminuer indûment la concurrence. Cette exigence n'impose certainement pas une charge trop lourde au ministère public. L'alinéa 32(1)c) [45 1) c)] exige que le ministère public démontre que l'accord aura pour effet d'empêcher ou de diminuer indûment la concurrence. Encore une fois, il serait logique de présumer qu'un homme ou une femme d'affaires raisonnable qui, peut-on supposer, connaît bien son commerce savait ou aurait dû savoir, qu'un tel accord était susceptible de diminuer indûment la concurrence. Par conséquent, le ministère public qui démontre l'actus reus, soit que l'accord était susceptible de diminuer indûment la concurrence, pourrait, dans la plupart des cas, établir l'élément de faute objectif selon lequel l'accusé savait ou aurait dû savoir, en tant qu'homme ou femme d'affaires raisonnable, que c'était là l'effet vraisemblable de l'accord.

[21] Les arrêts Carter[7] et Mapara[8] rendus par la Cour suprême ont fait le point sur les règles de preuve applicables en matière d’admissibilité des actes et déclarations des coconspirateurs.

[22] Pour reconnaître un accusé coupable de complot, le juge (ou le jury) doit être convaincu hors de tout doute raisonnable que 1) le complot allégué dans l’acte d’accusation a eu lieu et 2) que l’accusé y a participé.

[23] Dans une première étape, le juge doit donc être convaincu hors de tout doute raisonnable de l’existence d’un complot. Cette démonstration peut être faite au moyen de toute preuve pertinente. Cette étape est franchie ici.

[24] Dans une deuxième étape le juge doit s’assurer, selon la balance des probabilités et en considérant uniquement une preuve directement admissible contre l’accusé, de sa participation au complot. S’il détient cette preuve, il lui est alors permis, en troisième lieu, d’accepter en preuve les actes et les déclarations des coconspirateurs faits dans la poursuite du but commun. Dans l’affaire R. c. Carter[9], le juge McIntyre explique la règle de l’admissibilité des déclarations des coconspirateurs, l’une des exceptions à la règle générale de l’inadmissibilité du ouï-dire. Il en résulte que les actes commis par les coconspirateurs ainsi que les déclarations faites en vue de l’accomplissement du but commun (les actes manifestes) sont admissibles contre chacun des accusés, à certaines conditions. Selon cette conception, l’on considère que les coconspirateurs sont réciproquement mandataires les uns des autres[10].

[25] Comme l’explique la juge en chef McLachlin dans l’affaire Mapara, l’exception relative aux coconspirateurs permet de recevoir en preuve les déclarations extrajudiciaires faites par des coconspirateurs en vue du complot. L’exception s’énonce ainsi :

[TRADUCTION] « Les déclarations d’une personne impliquée dans un complot illicite sont recevables à titre d’aveux contre toutes les parties au complot si elles ont été faites pendant que se tramait le complot et en vue de la réalisation de l’objectif commun » (J. Sopinka, S. N. Lederman et A. W. Bryant, The Law of Evidence in Canada (2e éd. 1999), p.303). Selon l’arrêt Carter, les déclarations des coconspirateurs seront admissibles contre l’accusé uniquement si le juge des faits est convaincu hors de tout doute raisonnable qu’un complot a eu lieu et si une preuve indépendante, directement admissible contre l’accusé, établit selon la prépondérance des probabilités que l’accusé y a participé.[11]
[les reliefs sont de la soussignée]

[26] Dans Mapara, l’appelant remettait en cause l’exception relative aux coconspirateurs lorsque la déclaration contenait du double ouï-dire.

[27] Après avoir expliqué que la recevabilité des déclarations satisfait a priori aux exigences de fiabilité et de nécessité de la méthode d’analyse raisonnée de la règle du ouï-dire, la Cour a refusé de revoir la règle. La juge en chef, s’exprimant pour la majorité, est d’avis que la règle posée par Carter fournit a priori la garantie de fiabilité nécessaire parce que la preuve du complot doit être démontrée hors de tout doute raisonnable, que l’accusé doit y avoir probablement participé et que l’auteur des actes manifestes a normalement agi d’une manière spontanée. Elle souligne toutefois qu’il peut être loisible au juge, dans de rares cas, d’exclure la preuve en certaines circonstances. Ce pourrait être le cas si la preuve est non fiable et susceptible d’induire le jury en erreur ou encore si son effet préjudiciable l’emporte sur sa valeur probante.

[28] Lorsque les déclarations sont admises en preuve, le juge des faits devra examiner leur fiabilité ultime et leur valeur probante.

***

[29] Chacun des appelants soutient ne pas avoir eu l’intention d’adhérer au complot, mais avoir fixé ses prix en fonction de ses propres observations des prix de la concurrence.

[30] Le parallélisme conscient a été expliqué par l’enquêteur Guay comme étant le fait pour un commerçant de copier le prix de son concurrent, à la hausse ou à la baisse, sans qu’on puisse parler de collusion[12].

[31] Les auteurs Bériault, Renaud et Comtois expliquent le parallélisme conscient comme étant « le comportement d’entreprises en situation d’oligopole, c’est-à-dire dans un marché caractérisé par un petit nombre de vendeurs, généralement d’un produit homogène, qui adoptent indépendamment les uns des autres une conduite similaire »[13].

[32] L’adoption d’une politique de prix comparables ou identiques, sans l’existence d’une entente qui par définition nécessite l’accord de deux volontés, ne tombe donc pas sous le coup de l’article 45 de la Loi sur la concurrence[14].

La norme d’intervention

[33] La Cour d’appel peut admettre un appel si elle est d’avis que le jugement de première instance doit être écarté parce qu’il constitue une décision erronée sur une question de droit, conformément au sous-alinéa 686 (1) a) (ii) C.cr.

[34] Une erreur sur les principes applicables à l’égard d’une règle de preuve constitue une erreur de droit au sens du sous-alinéa 686 (1) a) (ii) C.cr. Par contre, une question de droit n’englobe pas la question de savoir si le juge a tiré une bonne conclusion des faits établis. Sur ce sujet, Me Tristan Desjardins explique ce qui suit :

396. Afin d’admettre un appel au motif que la décision a quo contient une erreur sur une question de droit, la cour d’appel doit évidemment déterminer dans un premier temps si une décision erronée sur une question de droit a effectivement été commise. L’expression « question de droit » signifie que l’erreur doit se rapporter au droit au sens strict du terme, de telle sorte qu’une « question de droit » n’englobe pas les questions se rapportant de près ou de loin à des différences d’opinions comme celles relevant, par exemple, de l’appréciation de la suffisance de la preuve. En somme, si une question relative à l’existence d’éléments de preuve pouvant fonder une déclaration de culpabilité peut être considérée comme une question de droit, il demeure que la question visant à déterminer si le juge du procès a tiré la bonne conclusion des faits établis par la preuve est essentiellement une question de fait.[15]
[Références omises]

[35] La Cour d’appel peut aussi écarter un verdict de culpabilité si celui-ci s’avère déraisonnable ou qu’il ne peut s’appuyer sur la preuve, conformément au sous-alinéa 686 (1) a) i) C.cr.

[36] La norme de contrôle applicable à un moyen axé sur le caractère déraisonnable d’un verdict a été établie par la Cour suprême dans les arrêts Yebes[16] et Biniaris[17] et reprise dans Beaudry[18]. L’examen du caractère déraisonnable doit porter sur la conclusion et non sur le processus suivi pour en arriver à la conclusion. L’ensemble de la preuve présentée en première instance doit être examiné et non des éléments pris séparément.

[37] Dans l’arrêt Pardi c. R., le juge Morissette fait le point quant aux paramètres d’intervention d’une cour d’appel lorsque le moyen d’appel est celui du verdict déraisonnable :

[28] À cette étape, je résume ce qui précède afin de bien situer dans leur cadre les questions à résoudre. Un verdict déraisonnable ou qui ne peut s’appuyer sur la preuve est réformable en appel, et la question de savoir s’il peut être qualifié de tel en est une de droit. Il sera ainsi qualifié s’il s’agit d’un verdict qu’un jury qui aurait reçu les directives appropriées et aurait agi de manière judiciaire n’aurait pu raisonnablement rendre. Dans le cas d’un verdict prononcé par un juge seul, une cour d’appel peut tenir compte des motifs exprimés par le juge pour statuer sur le caractère raisonnable de son verdict, ce qui accroît quelque peu la portée de l’examen à effectuer. Ainsi, une inférence ou une conclusion de fait essentielle au verdict, mais qui est clairement contredite par la preuve à son appui, ou dont on démontre l’incompatibilité avec une preuve qui n’est ni contredite par d’autres éléments de preuve ni rejetée par le juge, autorise une cour d’appel à casser le verdict qu’elle sous-tend au motif qu’il est déraisonnable. Cela ne va pas jusqu’à permettre aux juges d’une cour d’appel de considérer qu’ils ont « le droit d’avoir une perception subjective de la preuve et [le droit] de se demander s’ils sont convaincus du caractère inattaquable du verdict ». Un doute persistant peut justifier un examen plus approfondi de la preuve pour déterminer si, en effet, le verdict est déraisonnable selon la norme que je viens de rappeler. Cela vaut pour le verdict d’un jury comme pour celui d’un juge siégeant seul mais examiné dans ce second cas à la lumière des motifs prononcés par le juge. En tout état de cause, cependant, une cour d’appel n’apporte rien de particulier à l’évaluation de la preuve lorsque le juge expose des motifs de jugement détaillés.[19]
[Références omises]

[38] Dans l’arrêt Richard, notre Cour résume les enseignements essentiels tirés des arrêts de la Cour suprême :

[25] Il y a lieu de retenir des arrêts plus récents de la Cour suprême dans R. c. Sinclair, R. (P.) et R. c. W. (H.), les enseignements suivants :

1. Le tribunal d’appel doit d’abord déterminer si le verdict est un de ceux qu’un jury ayant reçu les directives appropriées et agissant de manière judiciaire aurait rendus au vu de l’ensemble de la preuve;

2. Le verdict est déraisonnable si le juge des faits a tiré une inférence essentielle au verdict qui est clairement contredite par la preuve invoquée à l’appui de l’inférence;

3. Le verdict est déraisonnable si le raisonnement qui le soutient est à ce point irrationnel ou incompatible avec la preuve qu’il a pour effet de vicier le verdict;

4. Il faut faire preuve d’une grande déférence dans l’appréciation de la crédibilité faite en première instance lorsqu’il s’agit de déterminer si le verdict est déraisonnable;

5. La cour d’appel qui se prononce sur un verdict de culpabilité doit dûment prendre en compte la position privilégiée des juges des faits qui ont assisté au procès et entendu les témoignages et ne doit pas conclure au verdict déraisonnable pour le seul motif qu’elle entretient un doute raisonnable après l’examen du dossier. Il doit plutôt examiner et analyser la preuve et se demander, à la lumière de son expérience, si l’appréciation judiciaire des faits exclut la déclaration de culpabilité.[20]

(les références ont été omises)

L’appel de Linda Proulx (500-10-005389-133)

1 - Le jugement

[39] Le juge rejette le moyen de défense voulant que la station-service de l’appelante ne fasse pas partie du marché de Magog, quoique cette station-service soit isolée des autres. Cette détermination n’est pas remise en cause devant nous.

[40] Le juge a d’abord décidé ne pas avoir la preuve de la participation de l’appelante au complot en 2005.

[41] Le juge retient que la preuve directement admissible de la participation probable de l’appelante au complot en 2006 se retrouve dans trois conversations téléphoniques interceptées auxquelles elle a participé avec Mme Micheline Cabana ou son fils (22 février, 12 et 18 avril 2006). Les trois montées de prix sont confirmées par des observations sur le terrain ou des reçus de caisse saisis chez l’appelante.

[42] Le juge décide donc que « l’exception des conspirateurs » s’applique et que les actes manifestes des coconspirateurs en vue de l’exécution du complot sont admissibles en preuve contre l’appelante. Il retient comme actes manifestes des coconspirateurs trois autres conversations téléphoniques entre des participants au complot interceptées les 27 et 28 mai, le 15 juin 2005 et le 16 mars 2006. Aucune de ces conversations n’implique directement l’appelante quoique la conversation du 16 mars 2006 intervienne entre son employée et Mme Cabana.

[43] Le juge rejette la défense de non-participation au cartel et l’argument voulant que l’appelante ait fixé ses prix selon ses propres observations lors de ses déplacements, puisqu’elle n’a pas de compétiteur et que sa station-service est isolée. Il rejette aussi l’argument voulant qu’elle n’ait pas suivi les consignes en haussant ses prix en avant-midi ou en après-midi plutôt qu’au moment demandé, à la fermeture. Voici comment, au final, il décide du témoignage de l’appelante, de sa défense et de la question de sa participation :

[248] Les inférences de la Poursuite pour expliquer les hausses du 28 mai 2005 et du 16 juin 2005 ne sont que des conjectures et des spéculations. En l’absence d’écoute électronique ou de témoignages d’autres membres du cartel démontrant que Mme Proulx a été contactée, il ne s’agit pas de la seule conclusion rationnelle pouvant expliquer la hausse de prix.

[249] Par contre, ce n’est pas parce que Mme Proulx ne se souvient pas des trois conversations tenues avec Mme Cabana en 2006 que ces conversations n’existent pas. Le Tribunal a beaucoup de difficulté à concilier le témoignage de Mme Proulx avec ces trois conversations.

[250] Les trois conversations sont limpides. Mme Cabana informe Mme Proulx d’une hausse de prix à la fermeture. Mme Proulx donne son accord de façon non équivoque, sans réticence ou objection (« OK? OK; Ben ça marche, OK. Merci. »). Il ne s’agit pas comme le prétend la Défense d’une simple « transmission d’information » non blâmable.

[251] La hausse a lieu comme prévu à la fermeture c’est-à-dire que les prix doivent être changés pour l’ouverture le lendemain comme on l’a vu.

[252] Un seul acte posé pour la réalisation du complot est suffisant pour entraîner la responsabilité pénale. Dans R. v. Crown Zellerbach Canada Ltd[92], le juge Manson de la Cour suprême de la Colombie-Britannique écrit :

(…)

[253] La participation des coconspirateurs n’a pas à être égale. Elle peut être variable mais n’en demeure pas moins criminelle. Dans R. c. Root[93], la Cour d’appel de l'Ontario, sous la plume du juge Watt, écrit :

(…)

[254] Pour la Défense, Linda Proulx ne suivait pas le cartel en montant ses prix en avant-midi ou même en après-midi. Elle était même nuisible au cartel comme s’en plaignent certains conspirateurs en 2005. Là-dessus, il faut citer le juge Batshaw de la Cour du Banc de la Reine[94] :

(…)

[255] Il y a eu entente entre Mme Cabana et Linda Proulx pour une hausse concertée de prix dans le marché de Magog à au moins quatre occasions[95]. Les hausses de prix n’étaient pas fortuites ou le simple résultat des observations de Mme Proulx.

(92) R. v. Crown Zellerbach Canada Ltd., [1955] B.C.J. 1.
(93) R. c. Root, 2008 ONCA 869 (CanLII).
(94) Regina v. Abitibi Power & Paper Company et al., [1960] Q.J. No. 7.
(95) Les trois conversations Cabana/Proulx interceptées plus celle du 16 mars 2006 où Mme Cabana laisse le message à l'employée de Mme Proulx.

[44] Le juge retient la prétention de la poursuite qu’en 2006 l’appelante est entrée dans le rang, à la suite des pressions exercées par les membres du cartel. Il estime que les actes manifestes des coconspirateurs amènent à une seule inférence raisonnable :

[256] De plus, les actes manifestes des coconspirateurs amènent à une seule inférence raisonnable : si Mme Proulx était récalcitrante en 2005, elle participait au complot au printemps 2006 de son plein gré.

[257] L’actus reus est prouvé hors de tout doute raisonnable.

[258] Mme Proulx avait une connaissance de la nature générale du complot et de ses modalités : une hausse de prix concertée à Magog.

[259] Mme Cabana lui avait expliqué l’importance de suivre la hausse pour ne pas « faire planter toute la région ». Mme Proulx avait connaissance de l’ampleur du complot qui englobait la région.

[260] Mme Proulx avait l’intention d’y participer et y a, de fait, participé en toute connaissance de cause. Elle a donné suite aux modalités de l'accord.

[261] C’est la mens rea subjective.

[262] Quant à la mens rea objective, il s’agit d’une entente sur les prix. Selon une interprétation objective de la preuve présentée, l'accusée avait l'intention de diminuer indûment la concurrence. En effet, il est logique de présumer qu'une femme d'affaires raisonnable qui connaît bien son commerce savait ou aurait dû savoir qu'un tel accord était susceptible de diminuer indûment la concurrence.

[263] Linda Proulx est déclarée coupable de l’accusation telle que portée.

[Références omises]

2 - Prétentions de Linda Proulx

[45] La première série de reproches concerne l’appréciation de la preuve par le juge de première instance. Ces reproches sont multiples :

1) Le juge a apprécié de façon erronée les règles gouvernant la preuve circonstancielle qui veut que la preuve soit non seulement compatible avec la conclusion de culpabilité, mais incompatible avec toute autre conclusion logique allant à l’encontre de l’arrêt R. c. Griffin[21]. Or, il y avait deux explications logiques pour les hausses de prix, soit celle d’une entente criminelle ou celle du parallélisme conscient;

2) Le juge a rejeté les explications de l’appelante sans motiver son jugement contrairement aux enseignements dans R. c. Sheppard[22];

3) Le juge a erré en décidant que les conversations interceptées démontrent l’intention de conclure une entente illégale, omettant de tenir compte d’une preuve contraire à cette détermination. Le juge se serait trompé en 1) ne retenant pas que l’appelante ne procédait pas aux hausses de prix au moment demandé par le cartel, 2) retenant erronément que le cartel tolérait des hausses jusqu’au lendemain matin et 3) ne tenant pas compte du fait que l’appelante n’avait aucun intérêt à participer au cartel (absence de mobile au sens de Lewis c. R.[23]) vu sa situation géographique.

[46] La deuxième série de reproches concerne l’exception relative aux coconspirateurs. Encore une fois, l’argument de l’appelante se décompose comme suit :

1) Le juge ne pouvait utiliser les déclarations des coconspirateurs émanant de l’écoute électronique de 2005 (conversations entre Bourassa et Cabana) pour établir la connaissance par l’appelante de l’étendue du complot, car les actes précédant l’entrée d’un accusé dans la conspiration ne peuvent être utilisés selon les arrêts Loewen[24] et Containers Materials[25];

2) Le juge n’a pas analysé la nécessité d’admettre ces déclarations ni leur fiabilité alors que les deux témoins étaient disponibles pour venir témoigner;

3) Le juge se serait aussi trompé dans l’application de la deuxième étape de l’exception des conspirateurs élaborée dans l’affaire Carter, en ce qu’il se serait appuyé exclusivement sur une partie de la preuve directement admissible plutôt que sur son ensemble pour déterminer la participation probable de l’appelante[26].

3 - Analyse

[47] L’appelante est devenue propriétaire de la station-service de son père en octobre 2005. Elle en avait été gérante de la fin des années 80 jusqu’à ce moment. La station-service est exploitée de façon indépendante sous la bannière Pétro-Canada qui lui vend les produits pétroliers. L’appelante fixe elle-même le prix de l’essence à la pompe. La situation géographique de la station, aux abords de l’Autoroute 10, l’a conduite à développer le volet restauration. Sa clientèle est constituée de 75 à 80 % de gens qui circulent sur l’autoroute, de touristes, de routiers et d’autobus. Il n’y a pas de résidence dans ce secteur et, à l’époque pertinente, pas d’autres stations-service.

[48] L’appelante témoigne qu’elle a toujours fixé le prix de l’essence en observant les prix sur sa route, entre Deauville et Magog, puis sur le trajet vers Sherbrooke où elle va conduire ses enfants le matin. Elle reçoit aussi plusieurs informations des personnes qui font un arrêt à sa station-service. Elle en reçoit aussi provenant du système Viper, système d’appels automatisés de Pétro-Canada qui informe les stations-service des hausses de prix dans les différentes régions du Québec.

[49] Comme la station-service est située à l’écart, en bordure de l’Autoroute 10, ses concurrents et les consommateurs qui y circulent ne sont pas en mesure de voir le prix qu’elle affiche. L’enquêteur constate, relativement aux onze événements rapportés, que l’appelante n’a jamais modifié ses prix à la fermeture mais qu’elle le fait tôt le matin ou en matinée. Il affirme que les détaillants qui tardent à augmenter leur prix peuvent provoquer une guerre de prix. Ce témoin a aussi expliqué en quoi consiste le parallélisme conscient, soit le fait pour un commerçant de copier le prix de son compétiteur sans que l’on puisse parler de complot pour réduire la concurrence. C’est précisément le moyen de défense de l’appelante.

[50] Nous l’avons vu, l’intimée avait l’obligation de prouver que l’appelante avait connaissance de la nature générale du complot et l’intention d’y participer[27].

[51] Le fardeau de la poursuite quant à l’intention coupable requise est donc le suivant :

- Prouver que l’accusée avait l’intention de conclure l’accord et en connaissait les modalités. Une fois cela démontré, il est raisonnable de déduire que l’accusé avait l’intention de donner suite aux modalités de l’accord, à moins de preuve au contraire. C’est l’élément subjectif;

- Prouver que l’accusé avait l’intention de diminuer indûment la concurrence. Pour ce faire, il est logique de présumer qu’un homme ou une femme d’affaires raisonnable qui connaît bien son commerce sait ou doit savoir qu’un tel accord est susceptible de diminuer indûment la concurrence. C’est l’élément objectif.

[52] J’estime nécessaire de débuter l’analyse par la question plus centrale : le juge a-t-il commis une erreur dans l’application de l’exception relative aux coconspirateurs?

Premier reproche — Le juge n’a pas tenu compte, à la deuxième étape, de l’ensemble de la preuve directement admissible, y compris le témoignage de l’appelante, avant d’appliquer l’exception des conspirateurs.

[53] Selon l’appelante, le juge avait l’obligation de soupeser l’ensemble de la preuve directement admissible pour établir sa participation probable et non uniquement un élément qui lui est, prima facie, défavorable. Elle soutient qu’il est raisonnable de croire que s’il l’avait fait sa conclusion aurait été différente.

[54] L’appelante a en partie raison sur ce point. Lorsqu’un juge examine la preuve directement admissible contre un accusé dans un dossier de complot, il doit, avant de conclure à la preuve probable de sa participation à ce complot, examiner l’ensemble de la preuve directe et non seulement les éléments défavorables à l’accusé tout en écartant ceux qui lui sont favorables. Ne considérer qu’une partie de la preuve directe pourrait être indûment préjudiciable à un accusé[28].

[55] Dans l’arrêt Carter, le juge McIntyre indique que pour chaque accusé la question de sa participation au complot doit être tranchée « en fonction d’éléments de preuve directement recevables contre lui » avant de permettre l’application de l’exception, en vue d’arriver à une conclusion sur la question plus importante de sa culpabilité ou de son innocence[29]. Un juge pourrait décider, dès la deuxième étape, qu’il croit l’accusé et l’acquitter en l’absence d’autre preuve. Par contre, dans le présent cas, les trois conversations interceptées étaient suffisantes pour lui permettre de conclure à une preuve directe de la participation de l’appelante au complot, selon la prépondérance de la preuve.

Deuxième reproche — Le juge aurait dû appliquer les critères usuels de fiabilité et de nécessité des déclarations avant de les admettre en preuve et il aurait omis d’évaluer la fiabilité ultime de ces déclarations.

[56] L’appelante nous invite à suivre l’arrêt Simpson[30], prononcé par la Cour d’appel de l’Ontario, dans lequel cette dernière a décidé que le fait que la déclaration a été faite par une personne contraignable et disponible pour témoigner fait en sorte que l’on tombe dans un des « rares cas » décrits dans Mapara qui permet de ne pas appliquer l’exception des coconspirateurs.

[57] L’intimée nous invite à suivre l’arrêt Oliynyk[31] (aussi connu sous le nom R. c. Lepage) rendu par la Cour d’appel de Colombie-Britannique et à ne pas nous écarter des principes retenus par la juge en chef dans l’affaire Mapara[32], selon lesquels les conditions posées dans l’arrêt Carter[33] fournissent les garanties de nécessité et de fiabilité permettant l’admission en preuve des déclarations des coconspirateurs. Il en serait de même si les participants aux conversations interceptées sont contraignables parce que non accusés et qu’ils sont disponibles pour témoigner.

[58] Dans Oliynyk, le juge Hall se dit d’avis que l’écoute électronique est certainement la meilleure preuve pour démontrer le complot et que les déclarations qui y sont contenues constituent la meilleure preuve.

[59] Dans Simpson, un coconspirateur non accusé a fait des déclarations à un agent double, déclarations que la poursuite a voulu mettre en preuve par le seul témoignage de l'agent double. Se basant sur l’affaire R. v. Starr[34], le juge LaForme retient que les exceptions à la règle du ouï-dire existent parce qu'elles comportent un élément inhérent de nécessité et de fiabilité. Lorsqu'une exception au ouï-dire ne comporte pas tel élément, on entre dans un des « rares cas » qui fait que l'exception n'a pas d'application. Il rappelle que dans Mapara, trois raisons expliquent la recevabilité de la déclaration : 1) la non-contraignabilité d'un coaccusé; 2) l'inopportunité de juger séparément des coconspirateurs et 3) la valeur probante des déclarations concomitantes faites en vue du complot.

[60] Le juge LaForme estime toutefois que la déclaration faite à un agent double et notée ultérieurement ne comporte pas le même degré de fiabilité qu'une déclaration spontanée entre deux conspirateurs. Il conclut que le fait qu’un coconspirateur soit disponible pour témoigner et l'absence de preuve qu'il ne collaborerait pas constituent l'un des « rares cas » auquel la juge en chef réfère dans Mapara.

[61] Il n’y a donc pas de réponse unique à la question de savoir si le fait qu’un coconspirateur est contraignable constitue un des « rares cas » à l’application de l’exception des conspirateurs. Il faut examiner la situation selon chaque cas d’espèce.

[62] Dans le présent cas, le juge a accepté en preuve des conversations téléphoniques interceptées en 2005, dont quelques-unes entre Micheline Cabana et Pierre Bourassa, ce dernier ayant témoigné au procès sans être interrogé sur le contenu de ces conversations. Il demeure toutefois qu’il était disponible pour être contre-interrogé sur ces déclarations. En chef, Bourassa a admis n’avoir eu aucun contact avec l’appelante et avoir appris le matin du procès qu’elle était propriétaire de la station-service située à Cherry River. Il affirme qu’il n’était pas au courant de ce qu’elle faisait au niveau des prix.

[63] Quant à Micheline Cabana, elle n’a pas témoigné mais elle était contraignable.

[64] Je ne vois pas d’erreur, dans les circonstances, à avoir accepté en preuve l’écoute électronique des conversations intervenues entre ces deux personnes. Il s’agit certainement de déclarations spontanées, contemporaines au complot.

[65] Par contre, l’admissibilité en preuve de l’écoute électronique ne fait pas en sorte que le juge des faits doit tenir pour avéré tout ce qui s’y est dit. Nous l’avons vu, la fiabilité et la valeur probante doivent être, ultimement, évaluées.

[66] L’appelante a raison d’affirmer que le juge a accepté en preuve toutes ces conversations interceptées les 28, 30, 31 mai et 1er juin 2005, sans se poser de questions sur leur fiabilité ultime et leur valeur probante, eu égard à l’ensemble de la preuve :

[195] Le 28 mai 2005, Pierre Bourassa discute au téléphone avec Micheline Cabana. Cette dernière explique à Pierre Bourassa qu’on ne peut faire confiance à Linda Proulx : « des fois elle dit qu’elle va monter son prix mais elle ne le fait pas ». Or, ce jour-là, Linda Proulx avait bien monté son prix au prix du cartel, mais c’est Ultramar qui n’a pas suivi, de sorte que Pierre Bourassa donne l’ordre de baisser le prix à 91,4 ¢ le litre. Mme Cabana précise « c’est que moi, Linda, on ne s’est jamais entendues ensemble ». Mme Cabana veut contacter d’autres marchands qui sont proches de Linda Proulx (Mme Durand et Sylvie) afin qu’ils l’appellent.

[196] Le 30 mai 2005, Pierre Bourassa discute au téléphone avec Micheline Cabana. C’est le lundi suivant la hausse avortée du vendredi 27 mai 2005. Pierre Bourassa voudrait tenter une hausse de prix à 95,4 ¢ par litre et trouver une façon de passer le message à Ultramar. Pour que cette nouvelle hausse réussisse, il faut que Linda Proulx suive dit-il. Madame Cabana s’engage à appeler Sylvie Fréchette à Deauville pour qu’elle passe le message à Linda Proulx.

[197] Le 31 mai 2005 dans une conversation téléphonique entre Pierre Bourassa et Denis Boutin, détaillant Olco à Magog, M. Bourassa explique que c’est feu M. Cabana qui s’occupait de Linda Proulx et qui « coordonnait sa gang ».

[198] Le 1er juin 2005 à 7 h 07, Pierre Bourassa discute avec Céline Bonin de Couche-Tard de la dernière tentative de hausse qui a avorté parce que Ultramar n’avait pas suivi. Il dit que Linda Proulx prend beaucoup de temps à monter ses prix. Pierre Bourassa explique que dès l’instant où ces deux-là sont prévenus (Linda Proulx et un autre) « normalement ça bougeait avant et y avait pas de problème ». Bourassa confirme qu’il est capable de s’organiser pour les faire monter, mais s’ils (Ultramar) retardent de plus d’une heure, il fera marche arrière.

[199] À 7 h 24, M. Bourassa parle avec Michel Dubreuil, un relayeur du cartel. M. Bourassa explique qu’il y a deux récalcitrants à Magog, un Esso au centre-ville et « Cherry River » (Linda Proulx). Il dit qu’il a les contacts pour les « faire monter ces deux-là ». Le dimanche précédent, « tout le monde était monté » sauf Ultramar.

[200] Le même jour, à 7 h 40, Pierre Bourassa a une conversation téléphonique avec Micheline Cabana. Mme Cabana se plaint que la veille, Linda Proulx n’avait pas monté son prix au prix convenu de 93,4 ¢ le litre. Mme Cabana explique à Pierre Bourassa qu’elle avait demandé à Sylvie Fréchette de l’appeler, mais que Linda Proulx n’aurait pas rappelé Sylvie Fréchette. Sylvie Fréchette aurait rappelé Linda Proulx mais le changement de prix n’aurait pas été vérifié par le cartel.

[201] Pierre Bourassa annonce une hausse de prix à 96,4 ¢ par litre à la fermeture. Si Ultramar n’a pas bougé à 9 heures le lendemain, il redescendra son prix à 91,4 ¢ par litre et ne tentera plus de hausse de prix pendant une semaine pour lui donner une leçon. Pierre Bourassa insiste pour que Linda Proulx comprenne l’importance de changer ses prix à la fermeture parce qu’autrement, elle fait « planter la région ». Mme Cabana dit qu’elle aurait expliqué exactement ça à Linda Proulx le samedi (précédent) et que Sylvie Fréchette lui aurait reparlé la veille. Mme Cabana pense appeler le père de Linda Proulx puisque ce serait lui le propriétaire de la station-service. Mme Cabana promet de faire le maximum pour faire en sorte que Linda Proulx suive le cartel.

[202] Le même jour à 7 h 48, Pierre Bourassa appelle Denis Boutin, détaillant Olco à Magog. Il lui annonce une hausse du prix de l’essence à 96,4 ¢ par litre à la fermeture. Pierre Bourassa indique qu’il a identifié Linda Proulx comme étant une récalcitrante ainsi qu’un détaillant Esso au centre-ville de Magog. Il dit avoir fait les téléphones nécessaires pour que la hausse soit suivie.

[203] Le 7 juin 2005 à 8 h 30, Pierre Bourassa parle au téléphone avec Micheline Cabana. Il prévoit une hausse du prix à 98,4 ¢ le litre à la fermeture à Magog. Il discute des hausses précédentes avortées. Il mentionne que Linda Proulx avait été la cause de l’une d’entre elles. Micheline Cabana aurait appelé le superviseur Pétro-Canada et apparemment le superviseur « s’était occupé de Linda ». Alors, Mme Cabana se chargera d’appeler Linda Proulx.

[204] Toutes ces récriminations ont été captées en 2005. Aucune récrimination n’est captée en 2006. C’est la prétention de la Poursuivante que Linda Proulx était récalcitrante en 2005, mais qu’elle est rentrée dans le rang en 2006 suite aux pressions exercées par le cartel. Les trois conversations interceptées en 2006 où Mme Proulx donne sans hésitation ou objection son accord pour une hausse de prix à la fermeture le démontrent.

[67] Or, le juge a omis d’examiner la fiabilité ultime des déclarations, ce qu’il aurait dû faire quant à certaines d’entre elles. Par exemple, la déclaration de Mme Cabana, selon laquelle elle communiquera avec une tierce personne pour qu’elle intervienne auprès de l’appelante, aurait dû faire l’objet d’une évaluation de sa fiabilité à l’étape ultime. Cette déclaration contient des hypothèses, annonce des gestes futurs et contient du double ouï-dire. Compte tenu de l’ensemble de la preuve et du témoignage de l’appelante, cette déclaration ne pouvait être utilisée, sans autre examen, pour affirmer que l’appelante serait « rentrée dans le rang » en 2006.

Troisième reproche — Le juge a accepté en preuve les actes manifestes des coconspirateurs qui ont précédé l’adhésion au complot.

[68] La preuve des actes et déclarations des coconspirateurs en vue de la réalisation du complot que le juge a opposée à l’appelante est constituée de l’écoute électronique de 2005 et d’une conversation interceptée le 16 mars 2006 entre Mme Cabana et une employée de l’appelante.

[69] Or, si les déclarations des coconspirateurs de 2005 sont admissibles pour établir l’origine, la nature, l’objet et l’ampleur du complot en général[35] impliquant les plus importants participants au cartel de l’essence, elles ne sont pas opposables à l’appelante pour établir sa participation au complot en 2006[36].

[70] L’intimée concède d’ailleurs que le juge a commis une erreur en s’appuyant sur les déclarations des coconspirateurs à une époque où l’appelante ne faisait pas partie du complot.

[71] Le juge a utilisé cette preuve pour établir sa connaissance de la nature générale du complot et aussi pour soutenir que si elle « était récalcitrante en 2005, elle participait au complot au printemps 2006 de son plein gré ».

[72] L’erreur du juge n’est pas anodine. Il apparaît de ses motifs qu’il se base sur la preuve inadmissible, soit le fait que « Mme Cabana lui avait expliqué l’importance de suivre la hausse pour ne pas faire planter toute la région »[37], pour établir un élément essentiel à la culpabilité de l’appelante, soit « la connaissance de l’ampleur du complot qui englobait la région »[38]. C’est sur cette preuve inadmissible que le juge se fonde pour déterminer que l’appelante connaissait l’ampleur du complot et qu’elle avait l’intention d’y adhérer. Or, nous sommes au cœur de la défense de l’appelante.

***

[73] Cela dit, ces erreurs de droit ont-elles causé un tort important ou constituent-elles une erreur judiciaire grave au sens du sous-alinéa 686 (1) (b) (iii) C.cr.?

[74] Il appartient à l’intimée de démontrer que le verdict aurait nécessairement été le même si l’erreur n’avait pas été commise[39]. Cette démonstration est une condition préalable à l’application du sous-alinéa 686 (1) (b) (iii) C.cr.[40] et s’avère nécessaire dans la mesure où une cour d’appel n’assiste pas au déroulement du procès :

Cette norme élevée selon laquelle une déclaration de culpabilité doit inévitablement ou inéluctablement être prononcée conserve toute sa validité parce qu’une cour d’appel, qui n’a pas entendu les témoignages ni suivi le déroulement du procès, n’évalue rétroactivement la solidité de la preuve du ministère public qu’avec difficulté. Il est donc nécessaire de laisser à l’accusé le bénéfice de tout doute éventuel concernant la solidité de la preuve du ministère public.[41]

[75] Dans l’arrêt Van, la juge Arbour résume la jurisprudence relative à l’application de la disposition réparatrice :

La jurisprudence regorge d’exemples de situations où le caractère anodin de l’erreur ou l’absence de préjudice résultant d’une erreur de droit plus grave ont justifié l’application de la disposition réparatrice. Dans toutes ces affaires, les cours d’appel étaient convaincues que l’erreur n’avait pu avoir aucune incidence sur le verdict. En raison de la nature des erreurs et des questions auxquelles elles se rapportaient, il était possible d’en déterminer les incidences sur le verdict et de s’assurer qu’elles n’y avaient rien changé. En général, les erreurs portaient sur des éléments de preuve qui ne revêtaient pas d’importance quant à la détermination de la culpabilité ou de l’innocence ou qui bénéficiaient à l’accusé en imposant un fardeau de preuve plus lourd au ministère public. L’application de la disposition réparatrice a également permis de remédier à des erreurs dans l’exposé au jury concernant un aspect très mineur de l’affaire qui n’aurait pas pu avoir d’incidence sur son issue ou des questions dont le jury était forcément au courant. De manière analogue, dans certains cas, les erreurs visaient des conclusions préliminaires qui auraient néanmoins, en droit, mené inévitablement à la même conclusion que celle tirée par le juge du procès.
[Références omises]

[76] Le seuil pour pouvoir appliquer la disposition réparatrice est la présence d’une preuve à ce point accablante ou si forte[42] que le juge des faits aurait conclu inévitablement à la culpabilité de l’accusé[43]. L’examen doit donc conduire au constat qu’il n’y a aucune possibilité réaliste qu’un nouveau procès aboutisse à un verdict différent[44].

[77] Or, cela m’amène à une autre lacune du jugement, cela dit avec égards pour le juge de première instance. Avec raison, l’appelante soutient que le juge n’a pas décidé de la crédibilité à accorder à son témoignage, ni n’a expliqué pourquoi les moyens de défense soulevés n’ont pas suscité de doute raisonnable. Dire que son témoignage est « difficile à concilier » avec trois conversations téléphoniques ne constitue pas un examen de la crédibilité du témoignage de l’appelante dans le contexte général de la preuve.

[78] Il est vrai que la preuve de l’intention de participer au complot et celle de la connaissance de l’ampleur du complot sont essentiellement circonstancielles. Cependant, l’appelante a tort lorsqu’elle affirme que le juge doit être convaincu que les faits sont incompatibles avec toute autre conclusion logique, comme il avait été affirmé dans l’Affaire Hodge[45] rendue en 1838. Cette position a depuis été assouplie et, très récemment, la Cour suprême du Canada a fait le point sur les aspects problématiques de la jurisprudence issue de l’Affaire Hodge.

[79] Le récent arrêt R. c. Villaroman[46] met en lumière la crainte justifiée qu’un juge des faits tire des conclusions hâtives dans des affaires reposant sur des éléments de preuve circonstancielle, le danger étant que le juge des faits « comble les vides »[47].

[80] Je retiens de l’arrêt Villaroman les enseignements suivants que je reprends presque textuellement :

➢ Le juge doit considérer l’éventail des conclusions raisonnables qui peuvent être tirées de la preuve. S’il existe d’autres conclusions raisonnables que la culpabilité, la preuve du ministère public ne satisfait pas à la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable (par. 35);

➢ Le doute raisonnable peut être fondé sur la preuve ou l’absence de preuve; ainsi une lacune dans la preuve peut fonder d’autres inférences que la culpabilité mais ces inférences doivent être raisonnables compte tenu d’une appréciation logique de la preuve ou de l’absence de preuve, et suivant l’expérience humaine et le bon sens. (paragr. 36);

➢ Le juge des faits doit considérer les thèses plausibles et les autres possibilités raisonnables qui ne sont pas compatibles avec la culpabilité; par contre, le ministère public n’a pas à réfuter toutes les hypothèses, si irrationnelles et fantaisistes qu’elles soient, qui pourraient être compatibles avec l’innocence de l’accusé; une autre thèse plausible ou une autre possibilité raisonnable doit être basée sur l’application de la logique et de l’expérience à la preuve ou à l’absence de preuve, et non sur des conjectures (paragr. 37);

➢ La question fondamentale qui se pose est celle de savoir si la preuve circonstancielle, considérée logiquement et à la lumière de l’expérience humaine et du bon sens, peut étayer une autre inférence que la culpabilité de l’accusé (paragr. 38).

[81] Pour déclarer l’appelante coupable, le juge devait donc arriver à la conclusion, après une analyse globale de la preuve, que cette preuve ne laissait pas place à un doute raisonnable, notamment en raison de son témoignage.

[82] Il n’appartient pas aux juges d’appel de refaire le procès ni d’évaluer la preuve soumise en première instance. Cela dit, je ne retrouve pas de preuve « accablante ou si forte » de la connaissance de l’appelante de la nature du complot ou de son intention de donner suite aux modalités de l’accord. Le juge a considéré « qu’elle a donné suite aux modalités de l’accord », alors que la preuve peut indiquer le contraire, l’enquêteur reconnaissant que l’appelante « ne change pas les prix rapidement »[48].

[83] Par ailleurs, la détermination du juge selon laquelle il y avait une certaine tolérance quant au moment des hausses de prix semble entrer en contradiction avec le témoignage de Pierre Bourassa ou doit à tout le moins être nuancée en raison de ce témoignage.

[84] L’analogie avec l’affaire R. c. Abitibi Power[49] à laquelle réfère le juge m’apparaît boiteuse, en ce que le fait de ne pas monter ses prix à la fermeture ne vise pas nécessairement à démontrer que l’appelante a violé les termes de l’entente, mais peut être compatible avec sa défense selon laquelle elle ne faisait pas partie du complot. Les récriminations à l’endroit de l’appelante ne démontrent pas nécessairement, contrairement à l’affaire Abitibi, qu’elle a violé une entente existante. De fait, le juge ne traite que sommairement de cet argument pour l’écarter sans s’y attarder.

[85] Le juge n’élabore pas non plus sur l’absence d’intérêt de l’appelante à faire partie du complot vu l’emplacement de sa station-service. Il n’est pas certain que le fait qu’elle fasse partie du marché de Magog permette de trancher la question.

[86] Avec raison, le juge retient que l’important dans un dossier de conspiration n’est pas ce qui s’est produit après l’entente, mais bien l’entente elle-même[50]. Par contre, ce qui se passe ultérieurement peut être utile pour établir la participation ou non à une entente.

[87] Je ne retrouve donc pas au dossier une preuve accablante qui permettrait d’appliquer la disposition réparatrice.

[88] Il est aussi surprenant que le juge ait reconnu l’appelante coupable de l’accusation telle que portée, pour la période entre le 27 mai 2005 et le 29 mai 2006, alors qu’il affirme qu’elle ne participait pas au complot en 2005.

[89] Je propose donc, dans le dossier 500-10-005389-133, d’accueillir la requête pour permission de produire un énoncé supplémentaire, d’accueillir l’appel et d’ordonner un nouveau procès.

Appel de Michel Lagrandeur (500-10-005401-136)

[90] L’appelant est propriétaire depuis 1991 d’une station-service située au centre-ville de Magog. Il opère sous la bannière Shell et détermine le prix de vente de l’essence lui-même; Shell lui vend l’essence à un prix déterminé en fonction de son propre prix de vente. Il a deux pompes doubles et offre le service. Il exploite un garage de mécanique avec deux portes.

[91] À l’époque pertinente, soit en 2005 et 2006, lorsque vient le temps de changer le prix de l’essence, il doit utiliser une ventouse ou grimper dans le poteau et changer manuellement le prix à la pompe. Il est le seul à changer les prix, aucun de ses employés n’est autorisé à le faire, sauf durant ses vacances. Dans ce cas, un préposé est autorisé à changer le prix et ses instructions sont de le faire en fonction du prix déterminé par le garage situé de l’autre côté de la rue, soit le Pétro-Canada exploité par la famille Cabana.

[92] Le jour, l’appelant est présent à 6 h le matin et fait de la mécanique en compagnie d’un préposé qui travaille entre 8 h et 17 h et sert aussi l’essence. À 17 h, un pompiste arrive et demeure jusqu’à la fermeture à 21 h ou 21 h 30. La fin de semaine, deux pompistes sont présents, un le matin et l’autre le soir.

[93] L’appelant témoigne que de tout temps il a fixé son prix de l’essence en fonction de celui de son concurrent, le libre-service Pétro-Canada situé de l’autre côté de la rue. Il ajoute ne pas vouloir vendre à un prix plus bas que cette station-service car cela attirerait des clients et nuirait à son service de mécanique qui est prioritaire pour lui. Cela impliquerait la présence de deux personnes pour servir aux pompes. L’appelant affirme qu’il est plus rentable de faire de la mécanique que de vendre de l’essence.

[94] L’appelant témoigne avoir été surpris par l’appel du 22 février 2006 car Mme Cabana ne l’avait jamais appelé auparavant. Cela ne l’a pas incité à changer sa façon de faire. Il admet avoir reçu d’autres appels téléphoniques le 16 mars et les 12 et 18 avril 2006, l’informant de différentes hausses du prix de l’essence.

[95] Il ajoute ne connaître aucune des personnes mentionnées à l’acte d’accusation, mis à part les Cabana.

1 - Le jugement

[96] Le juge retient que la preuve probable de la participation de Michel Lagrandeur au complot se retrouve dans quatre conversations téléphoniques interceptées entre Micheline Cabana, ou son fils Bruno, et lui-même (22 février, 16 mars, 12 et 18 avril 2006). Il décide donc que « l’exception des conspirateurs » s’applique et, en conséquence, il accepte en preuve les conversations interceptées entre Bourassa et Micheline Cabana. Le 27 mai 2005, lors d’une conversation entre Bourassa et Bruno Cabana, celui-ci a affirmé qu’il s’occupait d’appeler Lagrandeur. Le 28 mai 2005, Bourassa et Mme Cabana discutent de stratégie de communication et celle-ci affirme qu’elle va parler au « gars de Shell » pour lui dire qu’à l’avenir elle ne l’appellera plus et qu’il verra les prix qu’elle affiche. Le 30 mai, Mme Cabana affirme à Bourassa qu’elle va s’occuper du « Shell en face ». Le 1er juin 2005, elle lui dit qu’elle va l’appeler. Le 7 juin 2005, Mme Cabana assure Bourassa qu’il n’aura pas de problème avec le « monsieur de Shell ».

[97] Le juge retient aussi que, le 31 mars 2006, Lagrandeur téléphone au Dépanneur Cabana et demande : « Savez-vous si on monte l’essence à soir? ». Une femme répond : « J’ai pas encore eu l’appel ». Le juge estime que cette conversation démontre son intention de fixer son prix à celui de son concurrent et qu’il sait qu’il y a un appel venant d’un tiers qui annonce la hausse des prix.

[98] Le juge ne croit pas l’appelant sur trois points. D’abord, lorsqu’il affirme que la vente de l’essence est une activité marginale, car il a trois employés affectés à cette activité qui rapporte 10 000 $ brut par mois. Il ne le croit pas non plus lorsqu’il affirme ne pas connaître Micheline Cabana et ne pas avoir reçu d’appel de sa part avant février 2006.

[99] Le juge conclut que l’actus reus est démontré hors de tout doute raisonnable. Quant à la mens rea subjective, il retient qu’elle est aussi démontrée par l’appel de l’appelant à Cabana le 31 mars 2006 : « Il manifeste clairement son désir de participer à une fixation de prix avec son concurrent. On est loin du parallélisme conscient ou d’une méthode de recherche de prix à tâtons ». Quant à la mens rea objective, et en présence d’une entente sur les prix, il retient que l’accusé avait l’intention de diminuer indûment la concurrence, car il est logique de présumer qu’un homme d’affaires qui connaît bien son commerce sait ou aurait dû savoir qu’un tel accord est susceptible de diminuer indûment la concurrence.

2 - Prétentions de Michel Lagrandeur

[100] Les reproches formulés par l’appelant concernent principalement l’appréciation de la preuve par le juge de première instance. Ils sont multiples et se recoupent :

1) Le juge n’a pas appliqué la règle relative à l’analyse de la preuve circonstancielle selon laquelle la preuve dans son ensemble doit non seulement être compatible avec l’adhésion de l’appelant à un complot, mais doit aussi être tout à fait incompatible avec toute autre conclusion logique;

2) Le juge a erré en droit en n’ayant pas tenu compte de l’ensemble de la preuve;

3) Le juge a erré en droit dans son appréciation de la crédibilité de l’appelant;

4) Le juge a erré en droit en admettant en preuve des faits illégalement prouvés et en en tirant des conclusions.

3 - Analyse

[101] Les trois premiers reproches formulés par l’appelant se recoupent. L’appelant soutient que sa défense aurait dû soulever un doute raisonnable dans l’esprit du juge, s’il avait bien apprécié sa crédibilité et s’il avait tenu compte de l’ensemble de la preuve. L’intimée soutient que ces reproches s’apparentent à un moyen fondé sur le sous-alinéa 686 (1) a) i) C.cr. qui permet à la Cour d’appel d’écarter un verdict de culpabilité déraisonnable.

[102] D’autre part, l’appelant soutient que le juge a commis deux erreurs de droit, soit d’avoir admis en preuve des faits illégalement prouvés et de ne pas avoir suffisamment motivé sa décision.

[103] La défense de l’appelant est basée sur le fait qu’il ne hausse pas son prix de l’essence selon des modalités convenues avec d’autres personnes, mais bien selon le prix fixé par la station-service Pétro-Canada située de l’autre côté de la rue. En quelque sorte, il ne participerait à aucune entente avec sa voisine ni avec d’autres membres du vaste complot. Les appels téléphoniques qui auraient débuté le 22 février 2006 ne visaient qu’à lui transmettre de l’information et n’auraient rien changé à son comportement qui est le même depuis des années.

***

[104] Le juge a débuté son analyse par l’évaluation de la défense et du témoignage de l’appelant. Il a estimé ce témoignage non crédible sur trois points, compte tenu de l’ensemble de la preuve, et il s’en explique clairement.

[105] L’appelant prétend à l’absence d’entente avec qui que ce soit :

Q. Avez-vous déjà eu des conversations vous avec qui que ce soit pour faire (inaudible) d’augmenter ou changer vos prix ?

R. Non jamais.

Q. Avez-vous convenu avec qui que ce soit de changer ou d’augmenter vos prix ?

R. Non.[51]

[106] Pour soutenir sa défense, l’appelant a expliqué les raisons qui le conduisent à suivre le prix de sa concurrente plutôt que d’afficher un prix plus bas : il veut éviter un achalandage accru aux pompes car il ne désire pas investir plus de ressources humaines dans cette tâche, préférant mettre l’accent sur son service de mécanique. En soi, il ne s’agit pas d’un moyen de défense car les raisons faisant en sorte qu’une personne adhère ou non à un complot en matière de fixation des prix de l’essence peuvent être multiples. Le fait de vouloir éviter un achalandage accru aux pompes est compatible aussi bien avec une participation au complot qu’avec une défense de parallélisme conscient. Par contre, comme l’appelant a voulu soutenir cette affirmation, le juge était bien fondé à l’évaluer.

[107] Voici comment l’appelant justifie vouloir suivre les prix de sa voisine :

Q. Bon quand vous me parlez de la concurrence, c’est qui pour vous la concurrence ?

R. C’est la station qui est en face de moi.

Q. Votre concurrent c’est Micheline Cabana, personne d’autre ?

R. Exact.

Q. Êtes-vous déjà allé voir les prix ailleurs dans Magog avant de hausser vos prix ?

R. Principalement non.

Q. Pourquoi vous montez vos prix ?

R. Ben la raison principale c’est qu’on soit exactement au même prix, c’est ben surtout la marge de profit qui nous l’indiquait là et pis c’est pour pas que, c’est parce que si madame Cabana monte pis je monte pas, ben tous les clients s’en viennent chez-moi, pis là ça nuit à mon service de mécanique.

PAR LA COUR :

Q. Pourquoi ?

R. Parce qu’on est obligé d’être deux (2) pour aller pomper de l’essence.

[108] Sa justification comporte deux aspects, le premier est la marge de profit et, le deuxième, le fait que cela nuise à son service de mécanique qui, rappelons-le, est opéré durant les jours de semaine. C’est sur le premier aspect que le juge ne l’a pas cru, soit sur la marge de profit. Il faut dire que le contre-interrogatoire a démontré qu’il faisait un profit avec la vente de l’essence. Voici comment le juge rapporte la preuve :

[305] En contre-interrogatoire, M. Lagrandeur est questionné sur son allégation que la vente d’essence soit plus ou moins profitable.

[306] Les chiffres démontrent plutôt qu’il s’agit d’un revenu d’appoint qui n’est pas négligeable. En effet, M. Cabana a quand même un préposé au service qui sert l’essence ainsi que trois pompistes qui se relayent le soir et la fin de semaine. La pièce P-3 permet d’extrapoler un profit brut de 120 000 $/an avec la vente d’essence ordinaire.

[307] Si on compare les profits, les marges bénéficiaires et les volumes vendus des journées des hausses de prix des 22 et 23 février 2006, 12 et 13 avril 2006 et 18 et 19 avril 2006, on constate qu’une baisse de volume n’empêche pas une hausse de profit.

[109] Le juge avait donc des motifs de ne pas croire l’appelant quant au caractère marginal de la vente de l’essence et de conclure que la preuve ne soutient pas son témoignage sur ce point.

[110] L’appelant soutient aussi que le juge a mal évalué sa crédibilité lorsqu’il affirme ne pas connaître sa voisine, Mme Cabana, et avoir été surpris de recevoir un appel d’elle le 22 février 2006. L’appelant entendait démontrer que les appels téléphoniques initiés par sa voisine n’avaient pour but que de transmettre une information sur le prix de l’essence.

[111] Or, l’écoute des conversations téléphoniques interceptées a convaincu le juge que l’appelant connaît Mme Cabana et que les appels n’ont pas débuté en février 2006. De fait, l’appelant manifeste son accord lors de ces conversations téléphoniques. Par ailleurs, les conversations interceptées entre les coconspirateurs, dont le juge pouvait tenir compte, font état d’appels antérieurs au 22 février 2006.

[112] Le fait que l’appelant amorce lui-même une conversation téléphonique le vendredi 31 mars 2006, à 15 h 38, avec sa concurrente, démontre de façon claire et directe son intention d’adhérer à une entente quant à la fixation des prix. Il est pertinent de reproduire le contenu de cette conversation interceptée :

FNI : Dépanneur Cabana bonjour.

M. LAGRANDEUR : Oui, c’est Michel Lagrandeur.

FNI : Oui.

M. LAGRANDEUR : Savez-vous si on monte l’essence à soir ?

FNI : Euh, j’ai pas encore eu, euh, l’appel.

M. LAGRANDEUR : L’appel.

FNI : Non.

M. LAGRANDEUR : C’est bon.

FNI : OK

M.LAGRANDEUR : OK, merci.

FNI : Bye.

(« FNI » signifie une femme non identifiée).[52]

[113] L’appel démontre qu’il recherchait une information précise, à savoir si le prix de l’essence allait monter.

[114] Son témoignage est très clair sur deux choses : 1) il sait qu’il y a un « pattern », Montréal monte, Sherbrooke monte et ensuite Magog monte, et 2) il sait que sa voisine attend un appel :

Q. Et on va revenir finalement à celle du six (6) mars, trente et un (31) mars deux mille six (2006) monsieur le Juge, qui est à la page six cent cinquante-deux (652).

Celle-là vous avez bien remarqué que c’est l’envers de ce qui se produit habituellement, c’est vous qui appelez?

R. Oui.

Q. Comment pouvez-vous expliquer ça?

R. Ben ça s’est produit un vendredi à quinze heure trente-huit (15h38).

Q. Un instant, allez pas trop vite là.

R. Pis mois le vendredi la mécanique ben souvent je ferme à quatre heure (4h00), ce qui a fait que j’ai appelé chez madame Cabana pour savoir si y avait une hausse de prix parce que dans le pattern c’était Montréal qui montait, Sherbrooke montait pis Magog montait.

PAR LA COUR :

Q. Juste une seconde. Alors vous m’avez dit vous fermez la mécanique à quatre heure (4h00)?

R. À quatre heure (4h00).

Q. Mais est-ce que vous quittez vous la station?

R. Oui.

Q. Alors vous me dites que y avait un pattern, c’est quoi ce pattern-là monsieur Lagrandeur?

R. Ben aux nouvelles y parlaient à Montréal montait l’essence, Sherbrooke montait l’Essence pis Magog suivait.

Q. Oui?

R. Et pis que Montréal avait monté, Sherbrooke était monté, alors Magog, c’est pour ça que j’ai appelé voir si elle avait eu connaissance que si quelqu’un montait.

Q. Alors vous appelez pour?

R. Pour vérifier si y avait entendu parler que quelqu’un montait l’essence.

PAR Me JEAN BEAUDRY :

Q. Mais pourquoi que vous vouliez vérifier ça?

R. Ben c’est parce que quand je quitte y a pas personne pour faire le changement de prix et que si y monte, pis que mon pompiste m’a pas averti, ben la fin de semaine ben là ça cause problème là.

PAR LA COUR :

Q. Pourquoi que ça pose problème?

R. Ben là faut qu’y m’appelle pour que je vienne faire les remplacements de prix. Et pis parfois les fins de semaine ben je suis pas là.[53]
[Reproduction textuelle]

[115] Ce témoignage démontre sans contredit qu’il sait qu’il y a une entente générale quant à la fixation des prix et l’appel téléphonique dont il prend l’initiative démontre qu’il veut y adhérer. Les motifs qui le font agir le vendredi soir alors qu’il veut quitter pour le week-end ne sont qu’anecdotiques. Le juge ne commet donc pas d’erreur lorsqu’il affirme que cet appel démontre son désir de participer à une fixation de prix avec son concurrent.

[116] L’argument voulant que le juge ait omis de considérer le témoignage de l’appelant quant au fait qu’il n’a jamais eu de conversations avec les personnes mentionnées à l’acte d’accusation, personnes qu’il ne connaît d’ailleurs pas, n’est pas fondé non plus.

[117] Un conspirateur n’a pas à connaître l’identité de chacun des coconspirateurs, pourvu que les participants s’entendent sur la poursuite d’un but commun. Les propos du juge Watt dans R. v. Root sont pertinents sur ce point :

[68] It is trite that the roles of individual conspirators may differ widely. The participants need not know each other, nor need they communicate directly with one another. Each need not know the details of the common scheme, though each must be aware of the general nature of the common design and be an adherent to it. [54]

[118] Il n’est pas nécessaire non plus de démontrer que l’accusé a une connaissance détaillée de l’entente, la connaissance de la nature générale de l’entente est suffisante :

For example, it is not necessary that a person have known of the conspiracy before the bidding so long as he learned of it before the conspiracy was completely carried out. A conspirator can be guilty without knowing all the details of the conspiracy, or without participating in all the agreement, so long as he knows the object and agrees to participate in part. For example if the object was to fix the bid on three jobs and he had knowledge of the object and agreed to participate in part then he would be guilty.[55]

[119] L’ensemble de la preuve permettait au juge de conclure à un verdict de culpabilité.

[120] Finalement, l’appelant n’a pas développé, ni dans son mémoire ni en plaidoirie, l’argument voulant que le juge ait tenu compte des déclarations des coconspirateurs alors qu’il n’en avait pas le droit. Sur ce point, soulignons que le juge avait une preuve directe probante de la participation de l’appelant au complot, de telle sorte qu’il pouvait tenir compte des déclarations des coconspirateurs, ce que lui permettait la règle établie dans Carter et Mapara.

[121] Je propose donc de rejeter l’appel dans le dossier 500-10-005401-136.






DOMINIQUE BÉLANGER, J.C.A.