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Québec (Procureure générale) c. Ayers ltée

no. de référence : 2016 QCCA 1419

Québec (Procureure générale) c. Ayers ltée
2016 QCCA 1419
COUR D’APPEL

CANADA
PROVINCE DE QUÉBEC
GREFFE DE

MONTRÉAL
N° :
500-09-024363-145
(500-17-034300-064)

DATE :
Le 8 septembre 2016


CORAM :
LES HONORABLES
LORNE GIROUX, J.C.A.
JEAN BOUCHARD, J.C.A.
MANON SAVARD, J.C.A.


LA PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC
APPELANTE – Défenderesse
c.

AYERS LIMITÉE
INTIMÉE – Demanderesse


ARRÊT


[1] L’appelante se pourvoit contre un jugement du 14 mars 2014 de la Cour supérieure du district de Montréal (l’honorable Claude Dallaire), qui a déclaré l’intimée propriétaire d’une portion du lit de la rivière du Nord comprise entre le lot P571 et les lots 572-1 et 575 de la circonscription foncière d’Argenteuil et correspondant au lot 2973804 du cadastre du Québec ainsi que des forces hydrauliques qui s’y rattachent.

[2] Pour les motifs du juge Giroux, auxquels souscrivent le juge Bouchard et la juge Savard, LA COUR :









[3] REJETTE l’appel, avec les frais de justice.





LORNE GIROUX, J.C.A.





JEAN BOUCHARD, J.C.A.





MANON SAVARD, J.C.A.

Me Jocelyne Provost
Me Pierre R. Latulippe
Me Daniel Benghozi
Direction générale des affaires juridiques et législatives
Pour l’appelante

Me Olivier Laurendeau
Laurendeau, Rasic
Me Jean E. Clerk, avocat-conseil
Robinson Sheppard Shapiro
Pour l’intimée

Date d’audience :
8 décembre 2015




MOTIFS DU JUGE GIROUX


[4] L’appelante se pourvoit contre un jugement rendu le 14 mars 2014 par la Cour supérieure du district de Montréal (l’honorable Claude Dallaire)[1], qui déclare l’intimée propriétaire d’une portion du lit de la rivière du Nord comprise entre le lot P571 et les lots 572-1 et 575 de la circonscription foncière d’Argenteuil et correspondant au lot 2973804 du cadastre du Québec. Ce jugement déclare également l’intimée propriétaire des forces hydrauliques afférentes à cette portion du lit de la rivière du Nord.

1- Le contexte
[5] Le 13 juillet 1799, en même temps qu’il crée le canton de Chatham, le gouverneur Robert Prescott concède par lettres patentes à Pierre-Louis Panet, l’auteur de l’intimée, les lots 1, 2, 3, 5 et 6 du 5e rang de ce canton[2].

[6] Le lot 1 ainsi concédé est traversé par la rivière du Nord et est maintenant la propriété de l’intimée.

[7] Entre 1926 et 1929, un auteur de l’intimée construit un barrage connu sous le nom de Ayers 1 sur cette portion du lit de la rivière du Nord[3]. Ce barrage est utilisé pour fournir de l’énergie à diverses entreprises jusqu’aux années 1990.

[8] Le litige commence lorsque l’intimée veut vendre la totalité de la production hydroélectrique de sa centrale Ayers 1 à Hydro-Québec dans le cadre de la Politique concernant l’octroi et l’exploitation des forces hydrauliques du domaine public pour les centrales hydroélectriques de 25 MW ou moins[4]. En vertu de cette Politique, le promoteur, qui n’est pas propriétaire du lit de la rivière qu’il utilise pour produire de l’électricité, doit signer un bail type pour louer le lit du cours d’eau dont il se sert pour sa production qu’il vendra à Hydro-Québec ainsi que les forces hydrauliques qui s’y rattachent.

[9] L’intimée se refuse à signer un tel bail puisqu’elle soutient qu’elle est propriétaire du lit et des forces hydrauliques au site de son installation Ayers 1.

[10] Le 12 décembre 2006, après d’infructueuses négociations avec le ministère de l’Énergie et des Ressources, l’intimée intente une requête pour jugement déclaratoire contre l’appelante. Elle demande à la Cour supérieure de déclarer que la rivière du Nord est, et a toujours été depuis 1799, non navigable depuis la municipalité de Saint‑André‑d’Argenteuil jusqu’à Lachute, soit jusqu’à la tête du rapide situé vis-à-vis de la propriété de Cascades ltée, en amont de sa propriété à elle. Elle demande également d’être déclarée propriétaire du lit et des rives de cette section de la rivière du Nord, située entre le lot P571 et les lots 572-1 et 575, ainsi que des forces hydrauliques qu’elle peut générer.

[11] Le 14 mars 2014, au terme d’un procès de 17 jours, la Cour supérieure accueille la requête suivant ses conclusions.

2 - Le jugement entrepris
[12] Après un exposé des faits[5], des prétentions des parties[6] et du droit applicable[7], la juge étudie d’abord la question de l’intention des parties à l’acte de concession de 1799[8].

[13] L’appelante plaide en effet devant la Cour supérieure qu’il appartient à l’intimée de démontrer que la Couronne possédait suffisamment d’informations sur les caractéristiques de la rivière pour avoir eu l’intention de la concéder à la date des lettres patentes. La juge rejette cet argument. D’une part, cet argument ajoute au fardeau de preuve que la Cour seigneuriale, dont les décisions s’appliquent aux concessions faites sous le régime anglais avant l’entrée en vigueur du Code civil du Bas-Canada, avait établi pour l’interprétation des titres anciens. La juge explique comme suit la charge de preuve applicable :

[171] Selon nous, pour réussir, soit Ayers doit démontrer que la rivière était non navigable ni flottable à l’époque de la concession, ce qui fait automatiquement jouer la règle de la concession implicite en sa faveur, soit elle doit démontrer que la façon dont le titre est rédigé correspond à une forme de concession expresse par déduction nécessaire, si elle démontre qu’elle remplit les deux critères établis par l’arrêt Scott. Cette deuxième façon de faire n’intervient que si la preuve révèle que la rivière était navigable ou flottable au moment de la concession.[9]

[Référence omise]

[14] D’autre part, la juge conclut que la preuve démontre que la Couronne connaissait l’existence de la rivière du Nord au moment de la concession des terres en 1799, tant par les correspondances que par l’arpentage qui en avait été fait.

[15] La juge de première instance étudie ensuite la question de la navigabilité de la rivière du Nord[10]. Les parties s’entendent que la rivière était navigable de son embouchure dans la rivière des Outaouais jusqu’au premier rapide au village de Saint‑André‑d’Argenteuil, soit sur une distance de 3 milles ou 4,5 kilomètres. Elles admettent également qu’à partir de Mont-Rolland jusqu’à sa source elle n’est pas navigable.

[16] La juge analyse l’abondante preuve soumise par les parties sur la question de la navigabilité de la rivière du Nord entre Saint‑André et Lachute et entre Lachute et Saint‑Jérôme[11].

[17] Elle détermine que la section entre Saint-André et Lachute ainsi que la portion située sur les terres de l’intimée n’étaient pas navigables parce qu’il n’y a pas eu de navigation commerciale, utile, profitable et pratique à ces endroits. Tout au plus, la rivière du Nord aurait-elle été utilisée à quelques occasions pour des besoins locaux, longtemps après la concession de 1799. La plupart des déplacements des citoyens de Lachute se faisaient plutôt sur les routes de la région. Les industries utilisaient les forces hydrauliques du cours d’eau, qui n’a jamais été véritablement utilisé comme voie de communication pour le transport public des personnes et des marchandises[12].

[18] Quant à la flottabilité, la juge constate qu’à l’époque de la concession il ne s’est fait que du flottage à bûches perdues sur la rivière. Il n’y a pas eu de flottage par radeaux, sauf en aval de Saint-André[13]. La rivière du Nord n’a en définitive jamais été navigable ou flottable depuis la concession, du moins en amont de Saint‑André‑d’Argenteuil. Cela comprend la section qui se trouve sur le lot de l’intimée. En conséquence, la juge conclut que, lorsque le terrain de l’intimée fut concédé à Panet, la concession incluait le lit et les rives de la rivière. L’intimée est donc propriétaire du lit sur son lot et de ses forces hydrauliques. Elle n’a donc pas à signer un bail avec l’État.

[19] Étant donné sa décision sur la question de la navigabilité, qui emporte celle de la propriété du lit par l’intimée, la juge se prononce quand même sommairement sur certains arguments subsidiaires que lui ont soumis les parties dans l’hypothèse où elle aurait jugé la rivière du Nord navigable. Elle rejette notamment ceux relatifs aux droits acquis ou à l’existence d’un droit de superficie.

[20] La juge rejette également la thèse de l’intimée fondée sur la théorie dite de la « concession par déduction nécessaire », qui aurait été développée par la Cour suprême dans l’arrêt Quebec (Attorney-General) v. Scott[14]. Selon la juge de première instance, cette théorie ne s’applique qu’aux lots décrits par tenants et aboutissants, alors qu’en l’espèce les lots de l’intimée sont décrits par numéros. J’y reviendrai.

3 - L’analyse
[21] Même si l’appelante soulève plusieurs moyens distincts au soutien de son pourvoi contre le jugement du 14 mars 2014, elle s’attaque pour l’essentiel à la détermination fondamentale de la juge de première instance quant au caractère non navigable de la rivière du Nord.

[22] En vertu du droit ici applicable, dans le cas d’une concession en franc et commun socage sous le régime anglais après la conquête mais avant l’entrée en vigueur de l’article 400 C.c.B.C., la règle de partage de la propriété publique et privée au regard des cours d’eau était toujours régie par le vieux droit français[15]. Cette règle avait déjà été exprimée par la Cour seigneuriale créée lors de l’abolition du Régime seigneurial dans ses réponses aux questions 26 à 29[16] : dans le cas de concessions sur des rivières navigables et flottables, la propriété privée s’arrête à la ligne des hautes eaux, à moins d’une concession expresse dans le titre. Si la propriété concédée est bordée par une rivière non navigable et non flottable, la propriété privée s’étend jusqu’à la moitié du cours d’eau. Lorsque le cours d’eau non navigable et non flottable est compris dans les limites de la terre concédée, la propriété privée inclut tout le lit du cours d’eau. Cette règle de la concession implicite s’applique, à moins d’une réserve expresse en faveur de la Couronne dans le titre.

3.1 La charge de la preuve
[23] Dans son mémoire, l’appelante plaide que la juge de première instance a erronément exigé qu’elle fasse la preuve que la rivière du Nord était navigable ou flottable autrement qu’à bûches perdues. Elle rappelle que, en vertu du principe de domanialité, il existe une présomption de non-concession des cours d’eau navigables et flottables. En conséquence, c’est à l’intimée, qui prétend que la rivière du Nord est sortie du domaine public en 1799, de démontrer par une preuve prépondérante que ce cours d’eau n’était ni navigable ni flottable autrement qu’à bûches perdues.

[24] Ce moyen est sans valeur. Les extraits suivants du jugement entrepris démontrent au contraire que la juge ne s’est nullement méprise sur la charge de preuve :

[88] La présomption de non-concession des biens de la couronne fait en sorte qu’il revient à la personne qui allègue que le lit d’un cours d’eau lui appartient.

[89] En l’occurrence, Ayers doit démontrer que le lit de la rivière du Nord est à un certain moment passé du domaine public au domaine privé. Le titre en cause étant muet sur ce que revendique Ayers, les règles établies par le Tribunal seigneurial l’obligent à démontrer que la rivière du Nord n’était ni navigable ni flottable à l’époque de la concession.

[90] En défense, pour faire échec à la prétention d’Ayers, la couronne doit démontrer que la rivière était navigable ou flottable de manière générale au moment de l’émission des lettres patentes. Si Ayers a le fardeau de démontrer que la rivière ne possède ni l’une ni l’autre des deux caractéristiques, le gouvernement en revanche jouit des avantages liés au principe de domanialité et de la présomption de non-concession des biens publics. Toutefois, pour contrecarrer la preuve d’Ayers, il doit nous convaincre que la rivière était navigable ou flottable lors de la concession.[17]

[Référence omise]

[25] Par ailleurs, j’estime que cette question s’avère, en l’espèce, plus théorique que réelle. La question de la charge de la preuve ne devient déterminante que lorsque la preuve est insuffisante ou lorsque le tribunal est dans l’impossibilité réelle d’en arriver à une conclusion après avoir soupesé les versions contradictoires des témoins[18].

[26] En l’espèce, les parties ont, chacune de leur côté, soumis une preuve abondante, tant experte que profane, sur la question de la navigabilité. Des historiens et des arpenteurs ont produit des rapports d’expertise et ont témoigné dans un procès qui a duré 17 jours. Dans un jugement élaboré et fort motivé, la juge a fait l’analyse de l’ensemble de cette preuve et a conclu qu’elle démontrait de façon prépondérante que, à l’exception de son embouchure, la rivière du Nord, dans son état général, n’était ni navigable ni flottable. Dans un tel contexte, la question du fardeau de la preuve devient théorique puisque ce n’est pas sur ce fondement que la juge a tranché.

3.2 La méthodologie d’analyse
[27] Dans son mémoire, mais surtout à l’audience, l’appelante reproche à la juge de première instance d’avoir fait l’analyse de la preuve « en silo ». Selon elle, la juge a fait l’étude et l’analyse de chaque élément de la preuve de façon compartimentée, sans tenir compte de l’ensemble de la preuve, ce qui l’a privée d’une vision d’ensemble qui aurait dû la conduire à conclure à la navigabilité de la rivière du Nord ou du moins à sa flottabilité en radeaux.

[28] Ce n’est pas ce que la lecture du jugement révèle. Les parties ont soumis une preuve aussi abondante que fragmentaire sur la question de la navigabilité de la rivière du Nord. Les éléments de cette preuve remontent jusqu’au XVIIIe siècle. Huit témoins experts ont été entendus, historiens et arpenteurs-géomètres. L’intimée a déposé plus de 100 pièces, si l’ont tient compte des 34 annexes jointes aux rapports d’expertise de l’historien Serge Laurin[19] et de l’arpenteur Berthier Beaulieu[20], et l’appelante, pour sa part, en a produit au-delà de 200.

[29] Pour faire son analyse, la juge de première instance a d’abord classé les divers éléments de preuve par ordre chronologique en remontant à l’époque de la concession. En tenant compte des témoignages rendus par les témoins experts, elle a dès alors évalué la valeur probante de ces éléments lorsque c’était possible.

[30] Par la suite, elle a consacré 40 paragraphes à une évaluation globale de cette preuve sur la question de la navigabilité[21]. Cette évaluation est nuancée et prend en compte plusieurs facteurs, notamment dans son analyse des témoignages écrits les plus contemporains de la concession, en particulier ceux de l’arpenteur Bouchette, qu’elle a soupesés en regard des faits historiques.

[31] La juge a fondé sa conclusion quant à la navigabilité de la rivière du Nord sur un certain nombre de facteurs inférés de la preuve, notamment la présence de ponts et de routes, les articles de journaux, les actes notariés, les opinions exprimées à l’époque et les pétitions faites à l’État pour la réalisation de travaux d’amélioration, le développement industriel et même l’utilisation du cours d’eau comme voie de pénétration du pays par les Amérindiens d’abord et les Européens ensuite.

[32] Contrairement à ce que prétend l’appelante, la lecture du jugement révèle un important effort de synthèse et un remarquable exercice de pondération dans l’appréciation globale d’une importante masse documentaire et de témoignages contradictoires d’experts. Comme on pourra le constater ci-après, l’appelante aura beaucoup de difficulté à identifier une erreur manifeste et dominante dans le travail d’évaluation de la juge de première instance. Elle tentera plutôt de refaire le procès en appel en remettant en question plusieurs des déterminations du jugement entrepris.

3.3 Les écrits de l’arpenteur général Joseph Bouchette
[33] Selon l’appelante, c’est à tort que la juge de première instance a écarté les travaux de l’arpenteur général et auteur Joseph Bouchette et ses descriptions de la région et de la rivière du Nord[22]. Elle signale que Bouchette est le seul témoin oculaire contemporain de la concession de 1799 qui a laissé un témoignage écrit sur la rivière du Nord. Les écrits sont chronologiquement rapprochés de la date de la concession de 1799 et ils ont été utilisés par les tribunaux canadiens et même par le Conseil privé comme étant « […] an accredited public historical document […] » pour évaluer la question de la navigabilité d’un cours d’eau[23].

[34] La juge de première instance a fait une évaluation nuancée des travaux de Bouchette[24]. Ce dernier confirme la navigabilité de la rivière du Nord jusqu’à Saint‑André, ce sur quoi les parties s’entendent. Il déclare la rivière navigable entre Lachute et Abercrombie, soit en amont du tronçon en litige entre Lachute et Saint‑André, mais il ne précise pas de quelle navigation il s’agit[25]. Il déclare également qu’il y a eu du flottage sur la rivière, mais sans préciser de quel type de flottage il s’agit.

[35] J’estime que la juge a eu raison d’écarter les impressions de Bouchette[26] sur la navigabilité de la rivière du Nord au vu de l’ensemble de la preuve. Bouchette n’est pas suffisamment précis au sujet de la navigation sur ce cours d’eau pour permettre de conclure qu’il s’y pratiquait une navigation de type commercial utile et profitable au public[27]. Ainsi, en comparaison, les extraits de sa Description topographique de la province du Bas‑Canada[28], publiée en français en 1815 et en anglais en 1832, qui sont cités par le Conseil privé dans l’arrêt St. Francis Hydro Electric Co. Ltd. v. The King[29] au sujet de la navigabilité de la rivière Saint-François, sont beaucoup plus précis. Ils indiquent notamment la nature des marchandises transportées sur cette rivière et même le volume transporté en un été.

[36] Il en va de même pour le flottage. Contrairement à ce que prétend l’appelante, la juge de première instance ne fait pas reproche à Bouchette d’ignorer le concept juridique de flottage en radeaux, qui ne viendra que beaucoup plus tard[30]. Ce que la juge constate au paragraphe 292 du jugement entrepris est simplement que Bouchette ne précise pas le type de flottage auquel il réfère et que « […] ses écrits ne précisent rien de factuel nous permettant de conclure qu’il se faisait du flottage par trains et radeaux sur la rivière du Nord ». Malgré ce que prétend l’appelante, le seul fait qu’il s’agisse de « plançons », grosses pièces de bois utilisées pour la construction navale, ne rend pas la rivière navigable et flottable si ces pièces ne sont pas assemblées en trains ou radeaux pour être flottées.

[37] À mon avis, la démarche que propose et utilise la juge de première instance pour l’appréciation des écrits de Bouchette est celle qui est appropriée à l’espèce. Cette démarche consiste à privilégier la réalité d’une navigation commerciale à la seule possibilité théorique de la navigabilité. Selon elle, « […] entre des projections sur ce qu’aurait pu être la rivière et ce que la preuve révèle qu’elle a vraiment été, il faut choisir la réalité »[31].

[38] Cette méthode d’analyse de la preuve est celle que préconise notre Cour dans l’arrêt Québec (Procureur général) c. Mireault[32] en citant l’ouvrage Le droit québécois de l’eau sous la direction de Me Guy Lord[33] :

C’est à bon droit que le juge de première instance relia le caractère de navigabilité d’un cours d’eau à la réalité d’une navigation commerciale pratique et profitable :

La jurisprudence est constante à l’effet que le caractère de navigabilité d’un cours d’eau est lié à la notion d’exploitation commerciale. Un cours d’eau est navigable s’il sert à la navigation commerciale d’une manière pratique et profitable.

La simple possibilité théorique de navigabilité ne suffit pas :

La simple possibilité de pouvoir circuler en bateau sur un cours d’eau n’a pas pour effet de lui conférer le caractère de navigabilité en l’absence d’une navigation commerciale pratique et profitable.[34]

[Référence omise]

3.4 Les décisions judiciaires concernant la rivière du Nord
[39] L’appelante invoque certaines décisions des tribunaux qui, selon elle, appuient sa thèse voulant que la rivière du Nord soit navigable.

[40] La plus ancienne de ces décisions est l’arrêt du Conseil privé dans Hamelin v. Bannerman[35] qui confirme un arrêt de la Cour d’appel[36] infirmant un jugement de la Cour supérieure[37].

[41] Bannerman a poursuivi en garantie Hamelin et Ayers qui lui avaient vendu un terrain riverain de la rivière du Nord ainsi qu’une force hydraulique équivalant à 100 chevaux-vapeur à même le réservoir d’emmagasinement d’eau des vendeurs érigé sur la rivière. L’acheteur a poursuivi les vendeurs lorsque l’apport en eau pour alimenter en énergie son moulin s’avéra insuffisant pour générer 100 chevaux-vapeur. Dans son action, Bannerman invoquait le droit d’obtenir toute la puissance qu’il avait achetée, et ce, avant les propres besoins des vendeurs et d’un de leurs locataires.

[42] L’action a été rejetée en Cour supérieure, mais la Cour d’appel a infirmé ce jugement en donnant raison aux héritiers de l’acheteur. Un des moyens de défense des vendeurs consistait à soutenir que, étant donné que la rivière du Nord était flottable et navigable à certains endroits, ses eaux étaient du domaine public et ne pouvaient donc être l’objet d’un contrat.

[43] Cet argument a été rejeté. Selon la Cour d’appel, s’il est vrai que l’eau qui coule dans son état naturel dans un cours d’eau flottable ou navigable n’est pas sujette à appropriation privée, il en va différemment de l’eau qui est divertie de son cours normal par des moyens artificiels et utilisée à des fins de production de force hydraulique. La puissance ainsi générée devient un objet de commerce[38].

[44] Le Conseil privé a décidé dans le même sens :

[…] The fact that the North River may be in some sense navigable cannot prevent a riparian owner from acquiring an interest in its water-power, which he can sell along with and as appurtenant to a parcel of his land. Even if the appellants had been unable, as they say they were, to give the respondents a good title as against the public, the law would not have permitted them first to sell a prior right to the water-power, and pocket the price, and then to pose as members of the public, and to deprive their purchaser of the water by using it themselves. […][39]

[45] Ces arrêts ne portent nullement sur la question de savoir si la rivière du Nord est navigable. Il ne s’agit que d’un argument invoqué parmi d’autres qui a été rejeté tant par la Cour d’appel que par le Conseil privé. Contrairement à ce que prétend l’appelante, ces arrêts ne font certainement pas autorité sur la navigabilité ou non de la rivière du Nord.

[46] L’appelante invoque également trois jugements de la Cour supérieure rendus par le même juge dans une affaire relative à une tentative de la Commission scolaire de Saint-Jérôme de faire construire un pont sur la rivière du Nord dans les limites de la ville du même nom.

[47] Le premier de ces jugements a été rendu le 24 mars 1897[40]. Ce jugement annule au motif d’ultra vires la résolution de la Commission scolaire autorisant la construction du pont et octroyant le contrat. Le juge décide qu’en adoptant cette résolution, la Commission scolaire empiète sur les compétences de la municipalité. Une injonction est en conséquence délivrée pour arrêter les travaux. Je signale par ailleurs que les intimés ont, avant le prononcé du jugement, retiré les défenses qu’ils avaient produites.

[48] Un des considérants de ce premier jugement énonce que la rivière du Nord est une rivière navigable et flottable et qu’à ce titre elle est une dépendance du domaine public. Même si les commissaires d’écoles allèguent en être propriétaires, cela ne leur donne pas le droit de jeter un pont sur cette rivière.

[49] Le second jugement est du 22 janvier 1902[41]. À la suite de la délivrance de l’ordonnance d’injonction du 24 mars 1897, les commissaires d’écoles ont obtenu du surintendant de l’Instruction publique et du Gouvernement l’autorisation de vendre les caissons déjà construits dans le lit de la rivière du Nord en vue de l’érection du pont.

[50] Dans ce second jugement, le juge Taschereau rejette une demande d’injonction émanant de contribuables visant à empêcher la démolition des caissons et la vente du bois. Selon les requérants en injonction, l’autorisation de vendre accordée aux commissaires n’incluait pas celle de démolir les caissons qui rapporteraient davantage s’ils étaient vendus en bloc. De plus, le Conseil de la Ville de Saint-Jérôme avait, à plusieurs reprises, manifesté, par résolution, son intention d’utiliser ces caissons pour construire un pont sur la rivière du Nord.

[51] Le juge Taschereau rejette cette demande. Il rappelle que ces caissons avaient été illégalement construits dans le lit de la rivière du Nord, une rivière navigable et flottable appartenant au domaine public. Le juge signale que la Commission scolaire était tenue de les enlever, car ils constituaient une nuisance publique dans le lit de la rivière.

[52] Ce même 22 janvier 1902, le juge Taschereau rend un troisième jugement[42]. Cette fois, le juge rejette la requête de la Ville de Saint-Jérôme visant à forcer la Commission scolaire à nommer un arbitre dans le contexte d’un avis d’expropriation que la Ville lui a fait signifier. La Ville veut ainsi faire l’acquisition des caissons érigés sur la rivière du Nord par la Commission scolaire, car elle désire construire un pont sur la rivière.

[53] La requête de la Ville est rejetée par le juge Taschereau, notamment pour le motif suivant :

“ Considérant qu’il appert du dossier et de la preuve que la rivière du Nord sur laquelle le dit pont doit être construit est une rivière navigable et flottable, et est comme telle une dépendance du domaine public ; qu’aucune corporation ou personne n’a le droit d’y faire des constructions telles qu’un pont, sans l’autorisation de l’État, obtenue régulièrement et spécialement ; que dans l’espèce, la Corporation Requérante qui a entrepris la construction d’un pont sur la dite rivière du Nord n’a pas obtenu régulièrement et spécialement l’autorisation gouvernementale nécessaire à cet effet, […][43]

[54] L’appelante concède que, en ce qui concerne la question de la navigabilité de la rivière du Nord, ces jugements n’ont l’effet de la chose jugée qu’entre les parties alors en cause. Elle fait cependant valoir qu’ils possèdent un caractère historique permettant au tribunal d’y référer en l’espèce pour l’aider à déterminer la qualification de la rivière du Nord en 1799.

[55] Au soutien de ce dernier argument, elle invoque les passages ci-après cités de la décision de la Cour supérieure rendue dans Champs c. Labelle (Corporation municipale)[44], un jugement rendu sur une action en dommages à la suite de la contamination d’une plage sur la rivière Rouge :

En 1902, dans l'arrêt précité de Ward, la Cour suprême du Canada affirmait que la rivière Rouge n'était pas une rivière navigable et qu'elle n'était flottable qu'à bûches perdues. Le juge Girouard affirme ce qui suit à ce sujet :

"The Parliament of Canada could not permit the boom company to operate on the Rouge River, which in no sense is navigable, but only floatable, à bûches perdues, and is the property of the riparian proprietors, and as such exclusively subject (outside of the regulations of the fisheries) to the Legislature of the Province of Quebec.

Il s'agissait dans cette cause d'une poursuite pour des dommages causés à un pont par un amoncellement de bûches sur la rivière. La société Rouge Boom Company était autorisée par le Gouvernement du Canada « […] to acquire all booms, lands, plant and dependencies, at the mouth of the said River Rouge […] ».

Les éléments de fait rapportés dans cette cause traitent de la drave sur la rivière Rouge en juin 1898. Les faits constatés par la Cour font état du retard de la drave cette année-là en raison du niveau d'eau insuffisant dans la rivière Rouge. Ainsi, le juge Girouard note :

In the spring of 1898, the water being rather unusually low in the Rouge River, the drive was commenced only about the middle of May, but had been so easy and successful that about the beginning of June the boom was practically jammed with logs piled up in every direction and position, the gap at the foot of it being altogether insufficient to permit their sacking or rafting by the lumbermen in the Ottawa River as quickly as they came down.

On peut donc constater de la remarque qui précède que ce n'est qu'à l'embouchure de la rivière Rouge que l'on constituait les trains ou radeaux de bûches, tandis que la drave se faisait à bûches perdues en amont de l'embouchure.

Ce jugement, il est vrai, ne possède le caractère de la force de la chose jugée quant à la navigabilité et la flottabilité de la rivière Rouge qu'à l'égard des parties en cause. Cependant, il possède certes un caractère historique et il contient des données suffisamment fiables pouvant permettre au tribunal d'y référer pour tenter de déterminer la qualification de cette rivière en 1879.[45]

[Références omises]

[56] Les trois jugements rendus par le juge Taschereau dans l’affaire des commissaires d’écoles de Saint-Jérôme contiennent tous une déclaration judiciaire du caractère navigable de la rivière du Nord. Il n’y a toutefois dans aucun de ces trois jugements de « données suffisamment fiables »[46] pour permettre à un tribunal de s’y référer pour tenter de qualifier l’état de la rivière du Nord à l’époque de la concession à Pierre-Louis Panet. En fait, on cherchera en vain dans chacun de ces trois jugements un indice factuel quelconque sur lequel le juge Taschereau pouvait fonder sa déclaration quant au caractère navigable de la rivière du Nord.

[57] Dans l’arrêt Ward v. Grenville (Township)[47], la Cour suprême a énoncé des constats de fait bien précis quant au seul flottage à billes perdues sur la rivière Rouge auxquels le juge Landry pouvait se référer dans Champs c. Labelle (Corporation municipale)[48]. Il n’existe rien de tel dans les trois jugements du juge Taschereau. La juge de première instance était dès lors bien fondée à ne pas inférer de ces jugements la conclusion que la rivière du Nord était navigable et flottable en amont de Saint-André.

3.5 Les cessions de certaines portions du lit de la rivière du Nord
[58] Entre 1905 et 1908, l’État a concédé trois portions du lit de la rivière du Nord[49]. La juge de première instance en fait mention au paragraphe 279 de son jugement. Elle conclut que ces actes ne lient que les parties qui les ont signés et qu’ils ne sont pas opposables aux tiers. Elle note que ces actes de concession démontrent toutefois que la Couronne se considère propriétaire du lit de la rivière. Dans son mémoire, l’appelante reprend ce dernier constat en notant que si la rivière du Nord n’était pas navigable, l’État aurait donc cédé ce qui ne lui appartenait pas.

[59] Une étude même sommaire de ces documents de cession du lit de la rivière du Nord révèle qu’ils n’ont pas la portée que voudrait leur attacher l’appelante. La première de ces cessions se situe à Saint-Jérôme et intervient dans le contexte des jugements rendus en 1897 et 1902 par le juge Taschereau dans l’affaire du pont que voulaient construire les commissaires d’écoles.

[60] Quant aux deux autres cessions, l’une à Rolland Préfontaine et l’autre à J.C. Wilson & Co. Ltd., elles s’inscrivent dans le contexte d’une transaction mettant fin à des procédures judiciaires. Le 14 février 1905, le gouvernement a cédé à Rolland Préfontaine une partie du lit de la rivière du Nord située aux rapides de Sanderson, à Saint-Jérôme. Cette cession a été contestée par J.C. Wilson & Co. Ltd. qui invoquait son titre de propriété sur cette portion du lit du cours d’eau du fait qu’elle était propriétaire des rives de cette rivière qu’elle considérait non navigable et non flottable et qu’en conséquence sa propriété s’étendait au lit du cours d’eau.

[61] Dans une lettre du 31 octobre 1906 qu’il adressait au ministre des Travaux publics de l’époque[50], l’avocat de la société explique que la cession à Préfontaine d’une portion du lit avait été faite à la suite du jugement du juge Taschereau dans l’affaire des commissaires d’écoles de Saint-Jérôme, lequel jugement n’avait pas fait l’objet d’appel. L’avocat rappelle que la cession à Préfontaine a été contestée en Cour supérieure et que Préfontaine a essayé en vain de faire confirmer la concession du lit par une loi qui a fait l’objet de contestation et n’a finalement pas été adoptée.

[62] Dans cette lettre, l’avocat explique que le litige ne porte que sur une question de fait qui est de savoir si la rivière du Nord est navigable et flottable. Ce litige occasionnera une importante dépense d’argent et les parties sont d’accord pour régler l’affaire « […] because the costs involved in carrying this case through the Courts would probably exceed the amount for which it could be settled ».

[63] L’avocat propose un règlement en vertu duquel la société indemnisera Préfontaine pour sa perte alors que celui-ci rétrocédera ses lettres patentes à l’État qui cédera ensuite le lit à la société J.C. Wilson & Co. Ltd. La cession faite par l’État en faveur de la société J.C. Wilson & Co. Ltd, le 7 mai 1908[51], constitue une transaction mettant fin au litige. Comme l’écrivait l’avocat de la société, cette cession s’est réalisée « […] merely as a matter of business » et aucune conclusion ne peut en être tirée quant au caractère de la rivière du Nord.

3.6 La thèse de l’appelante quant à l’intention des parties à l’acte de concession
[64] Dans son mémoire, l’appelante reproche à la juge de première instance d’avoir commis […] une grave erreur de droit et un accroc à l’équité du procès en dénaturant complètement […] » ses arguments[52]. Elle reprend cet argument plus loin dans son mémoire en lui reprochant d’avaliser une thèse développée par l’intimée sur la notion de « concession expresse par déduction nécessaire » sur laquelle je reviendrai. La juge commettrait ainsi une grave erreur de droit[53].

[65] Même l’intimée estime que l’analyse de la preuve de l’intention des parties à l’acte de concession faite par la juge aux paragraphes 99 à 182 du jugement entrepris « […] est mal positionnée dans son jugement »[54]. Selon l’intimée, la juge s’emploie alors à répondre à un argument qu’elle attribue à l’appelante et au sujet duquel elle commet vraisemblablement une méprise[55].

[66] J’estime que ces critiques sont mal fondées. Pour comprendre cette partie du jugement, il faut se rappeler que, au terme de 17 jours de procès, les parties n’ont pas plaidé oralement, mais ont fait valoir leurs arguments par écrit[56]. Au procès, l’appelante a déposé comme rapport d’expert celui de Claude Boudreau, un géohistorien[57], ainsi qu’un addenda qui portait sur la seule question du flottage du bois au XIXe siècle[58].

[67] Ainsi qu’il appert du mandat de recherche du 7 janvier 2009 énoncé au début du rapport d’expertise D-183, le mandat confié à l’expert a pour but de permettre d’abord d’établir clairement ce que la Couronne a réellement concédé comme lots de terre dans le canton de Chatham et ensuite de vérifier si elle a concédé ou non le lit de la rivière du Nord lors de la concession d’origine du 13 juillet 1799[59].

[68] À la lecture du rapport du géohistorien Boudreau, il apparaît clairement que l’expert expose et défend la thèse selon laquelle, lors de la création du canton de Chatham et la concession à Pierre-Louis Panet le 13 juillet 1799, les autorités britanniques qui ont délivré les lettres patentes ignoraient l’existence de la rivière du Nord à l’intérieur du canton et des lots concédés à Panet[60]. La même thèse est exposée dans le rapport d’expertise du notaire François Ayotte[61].

[69] Cette thèse, si elle est acceptée, conduit logiquement à conclure que le lit de la rivière du Nord ne pouvait être implicitement inclus dans la concession de 1799 puisque le concédant en ignorait lui-même l’existence.

[70] La lecture de l’argumentation écrite produite par l’appelante au juge de première instance le 5 juin 2012 semble révéler qu’elle n’a pas explicitement repris cet argument dans sa plaidoirie. Nulle part cependant l’appelante s’est-elle dissociée de la thèse ainsi exposée par ses experts, qu’elle n’a par ailleurs pas désavoués. De plus, c’est bien ainsi que l’intimée a compris l’argument dans son argumentation écrite du 23 mars 2012[62].

[71] Or, c’est à cette thèse que répond clairement la juge de première instance aux paragraphes 99 à 182 de son jugement, ainsi qu’il appert des passages suivants :

[104] Voici maintenant la preuve que le gouvernement nous présente pour nous convaincre de l’ignorance de la couronne de l’existence et des caractéristiques de la rivière du Nord au moment de la concession des terres à Panet. Nous verrons ensuite ce que les correspondances échangées entre les parties ont révélé à ce sujet, de même que les documents d’arpentage.

[…]

[169] Après avoir révisé tous ces faits, nous rejetons l’argument du gouvernement voulant qu’Ayers n’ait pas rempli le fardeau qui lui incombait de démontrer que la couronne en savait assez sur la rivière du Nord pour formuler une entente éclairée de la concéder à Panet.

[…]

[180] Avec respect pour l’opinion contraire, exiger que la couronne ait connu les caractéristiques de chaque bout de rivière en lien avec une potentielle concession de terres pouvant affecter ses droits dans cette rivière ne tient pas compte de ce qui se passait à l'époque ni du rythme où les choses se faisaient. Même les experts du gouvernement soutiennent que les instructions royales étaient une « procédure mise en place pour accommoder beaucoup de demandes et non pour faire la classification [des] cours d'eau ».

[181] Exiger la preuve d’une intention spécifique et éclairée de la couronne de vouloir concéder une rivière non navigable ni flottable aurait selon nous pour effet de rendre à toutes fins pratiques inutile la règle de la concession implicite établie par le Tribunal seigneurial qui permet de se faire déclarer propriétaire d’un cours d’eau en démontrant ses caractéristiques. Personne ne pourrait rencontrer ce fardeau dans le contexte décrit par la preuve à l’époque de la concession.

[182] Il nous paraît donc clair que la seule façon de déterminer si la couronne a cédé la rivière du Nord en l’espèce passe par l’analyse de la preuve de ses caractéristiques, sujet que nous abordons dans le prochain chapitre.[63]

[72] J’estime par conséquent qu’aucun reproche ne peut être adressé à la juge à ce chapitre, si ce n’est d’avoir répondu à un argument avancé par les experts de l’appelante même si cette dernière n’a pas semblé le reprendre dans sa plaidoirie écrite ni dans son mémoire d’appel.

[73] Au surplus, cette thèse ne tient pas debout. Elle voudrait dire que, plus de 200 ans après la concession, le propriétaire de la terre ainsi traversée par une rivière non navigable ni flottable aurait la charge de faire la preuve que le concédant connaissait l’existence et les caractéristiques du cours d’eau pour justifier qu’il soit alors devenu propriétaire du lit… La juge de première instance a eu raison de l’écarter.

3.7 Les éléments de preuve afférents à la carte D-164
[74] À l’audience, l’appelante a concentré ses efforts sur neuf éléments de preuve qui, selon elle, démontreraient le caractère navigable de la section de la rivière du Nord comprise entre Saint-André-d’Argenteuil et Saint-Jérôme, ce qui inclut l’emplacement en litige situé à Lachute.

[75] Ces neuf éléments de preuve correspondent aux numéros de pièces inscrites en écriture manuscrite au bas du fond de carte illustrant le bassin versant de la rivière du Nord constituant la pièce D-164. Les indications manuscrites sur cette carte sont expliquées par l’historien Nelson-Martin Dawson, expert de l’appelante, lors de son interrogatoire en chef du 1er février 2012. Pour chacun des éléments de preuve mentionnés au bas de la carte D-164, le témoin a indiqué par des lettres, le long du parcours de la rivière du Nord illustré sur la carte, le situs de chaque élément de preuve sur la rivière du Nord ou encore le segment du cours d’eau sur lequel se serait exercée l’activité de flottage ou de navigation mentionnée à chaque pièce dont la cote est indiquée au bas de la carte.

[76] Compte tenu de l’insistance de l’appelante sur ces éléments de preuve, il y a lieu d’en faire une analyse sommaire au regard des déterminations de la juge de première instance. Pour ce faire, je suivrai l’ordre dans lequel ces éléments de preuve sont cités à la pièce D-164.

[77] Le premier élément (emplacement A sur la carte) concerne un contrat de vente du 19 juillet 1803 entre Dudley Stern et William Eaton[64]. La vente est intervenue en juillet 1803, mais la lecture de l’acte révèle que la vente verbale et la prise de possession avaient été faites dès décembre 1801.

[78] Le vendeur se réserve le droit, pour six ans consécutifs, de passer en voiture sur le chemin « […] qui est pratiqué le long de la rivière du Nord sur ledit lopin avec voitures et dudit chemin de descendre à la rivière aussi avec voitures pour faire des cajeux[65], dans une petite baie qui se trouve sur la devanture dudit lopin […] ».

[79] L’emplacement de cette baie n’est pas vraiment contesté. Il s’agirait du confluent entre la rivière de l’Ouest et la rivière du Nord en amont du site en litige. Ce qui est contesté, c’est la portée de l’acte. L’extrait précité, une mention ajoutée en marge, est le seul endroit au contrat où le mot « cajeux » apparaît. L’appelante en tire évidemment l’inférence qu’il s’agit d’une preuve qu’il y a eu du flottage en radeaux sur la rivière du Nord, en amont de Saint-André. Cette inférence est contestée par l’intimée qui s’interroge sur la logique de faire construire ces radeaux et de les mettre à l’eau immédiatement en amont d’une chute d’une hauteur de 15 pieds.

[80] Vu le peu d’informations fournies par le contrat, la juge de première instance s’interroge sur ce qui se produit une fois exercé le droit de passage réservé par le vendeur : « Que se passe-t-il après? Il est possible qu’on mette ces « cageux » à l’eau, mais rien ne nous permet de conclure que cela est le cas ni qu’il s’agit d’un usage commercial plutôt que personnel »[66].

[81] Compte tenu de la teneur du contrat D-96, je ne peux voir d’erreur manifeste dans le constat fait par la juge au sujet de la valeur probante de ce document.

[82] Le deuxième élément se situe à l’emplacement B identifié sur la carte D-164. Il s’agit d’extraits de la transcription de témoignages rendus en 1908 au procès de Murray c. Chesser[67]. Les témoins déclarent que des radeaux de bois de pin (rafts of pine timber) ont été flottés sur la rivière du Nord « […] off the seignory of Argenteuil ». Le témoin Orty déclare que du bois a été coupé « […] entre la rivière Rouge et le Coteau des Hêtres dans la même seigneurie ». Le bois était tiré sur la terre ferme jusqu’à la rivière où les radeaux étaient assemblés.

[83] Il n’y a rien d’autre dans ces extraits de témoignages pour identifier l’endroit précis où ces radeaux ont été mis à l’eau. Selon l’historien Dawson, témoin expert de l’appelante, ils auraient été mis à l’eau dans un petit lac et un ruisseau[68] qui apparaissent sur une carte de la seigneurie d’Argenteuil datant de 1852 sous le mot « Beech » dans le secteur « Beech Ridge »[69].

[84] Pour l’intimée, ces radeaux ont plutôt été lancés au confluent de la rivière Rouge et de la rivière du Nord en aval des barrages que l’on retrouve à Saint-André. Elle doute que des hommes de métier aient fabriqué des radeaux en amont des digues et barrages qui obstruaient alors la rivière à Saint-André.

[85] Si les extraits de témoignages cités par l’appelante à la pièce D-154 démontrent qu’il y a bien eu du flottage en radeaux de bois de pin sur la rivière du Nord, ils sont silencieux sur l’emplacement de la mise à l’eau. Le témoignage de Dawson est spéculatif. Il parle du petit ruisseau figurant sur la carte D-150 comme serpentant « probablement » entre les censives.

[86] Voici comment la juge de première instance a apprécié cette preuve :

En 1808, le seigneur Murray intente un procès à John Chesser. Les documents indiquent que du bois pour faire des mats et des plançons a été coupé sur la seigneurie d’Argenteuil, de même qu’entre la rivière Rouge et le Côteau-des-Hêtres, que du bois équarri de pin a été vu le long des rives de la rivière du Nord et que Chesser a fait des « cageux » avec ce bois qui a été vu « lying in cribs in the north river ». Chesser a par la suite « rafté » ce bois. Un autre témoin rapporte avoir vu le bois « to be floated down » et qu’il a vu Chesser « in possession of a raft of pine timber same time ». Ce document est le plus précis de la preuve au sujet de la présence de cages sur la rivière du Nord. Cependant, la visualisation de la figure 2, préparée par Environnement nordique, démontre que le Côteau-des-Hêtres se situe en aval du lieu en litige, beaucoup plus bas, et que la rivière Rouge se jette bel et bien dans la rivière du Nord. Cela n’étonne personne puisque St-André est déjà reconnu comme étant navigable et flottable par les deux parties.[70]

[87] À mon avis, les doutes soulevés par l’intimée quant à l’emplacement suggéré par Dawson font voir que la juge n’a pas commis d’erreur révisable dans son évaluation de cet élément de preuve. Je rappelle que les parties reconnaissent que la rivière du Nord était navigable et flottable par radeaux à partir de Saint-André et en aval jusqu’à son embouchure.

[88] Le troisième élément de preuve est une procuration que Casimir Montigny et plus de 35 autres citoyens donnent à l’avocat Samuel Sherwood le 9 octobre 1817 pour l’autoriser à intenter une action contre Johnson et Brown afin de forcer ces derniers à défaire des digues et écluses qu’ils auraient érigées sur la rivière du Nord[71]. Johnson et Brown auraient ainsi « […] barré et bouché ladite Rivière du Nord en deux endroits vers sa décharge dans le fleuve Saint-Laurent, et par ce moyen empêchent lesdits comparants de pouvoir transporter dans [des] bateaux ou autres voitures leurs productions et de descendre jusqu’audit fleuve leur bois de service […] ».

[89] Les comparants veulent contraindre Johnson et Brown « […] à défaire lesdites digues et écluses afin de pouvoir communiquer audit fleuve Saint-Laurent soit en bateaux ou autrement pour leur utilité commune […] ».

[90] Il faut remarquer le caractère particulièrement vague de l’emplacement des obstructions qui font l’objet de cette procuration. Celle-ci fait mention de deux endroits sur la rivière du Nord « […] vers sa décharge dans le fleuve Saint-Laurent ». Or, la rivière du Nord ne se jette pas dans le fleuve Saint-Laurent, mais plutôt dans la rivière des Outaouais en amont du Lac des Deux Montagnes. La juge en a déduit qu’il s’agissait en toute probabilité du segment de trois milles en aval de Saint-André dans la partie navigable de la rivière[72].

[91] Dans son témoignage, l’historien Dawson, expert de l’appelante, situe les obstructions en amont du confluent entre la rivière du Nord et la rivière Rouge un peu au nord de Saint-André. Il fonde son opinion sur un acte de vente du 31 mai 1804 entre Joseph Lemay, dit Delorme, et Walter Ware[73] et sur un Agreement du 26 novembre 1803 entre James Murray, le seigneur d’Argenteuil, et Walter Ware[74] que le témoin situe ensuite sur la carte de 1852 de la seigneurie d’Argenteuil[75].

[92] Selon Dawson, Murray a autorisé Ware à construire un moulin à papier et, à cette fin, Ware a acheté le terrain de Delorme. En se servant ensuite d’un article de E.‑Z. Massicotte paru en 1993 dans Le Bulletin des recherches historiques[76], selon qui Brown serait finalement devenu le seul propriétaire du moulin de Ware, Dawson conclut que le terrain objet de la vente de Delorme à Ware en 1804 constitue l’emplacement des obstructions reprochées à Brown dans la procuration de 1817[77].

[93] Outre le problème de situer l’emplacement précis des obstructions visées dans la procuration D-100, l’historien Serge Laurin, expert pour l’intimée, fait mention de cet épisode dans son Histoire de Saint-Jérôme, dont un extrait a été produit par l’appelante elle-même[78]. Il appert du texte de Laurin que le procès qui a finalement eu lieu n’impliquait plus que Montigny et six colons. Il écrit également que le bois que les colons faisaient flotter sur la rivière du Nord en direction de Saint-André-d’Argenteuil était flotté « à bûches perdues »[79], comme le signale la juge au paragraphe 234 du jugement de première instance.

[94] Je ne peux voir d’erreur manifeste dans l’appréciation que la juge a fait de cet élément de preuve.

[95] Quant au quatrième élément de preuve, l’appelante le situe à l’emplacement D sur la carte D-164. Il s’agit d’un contrat et de plusieurs avenants conclus entre les cultivateurs Béique, dit Lafleur, et Phelan le 27 décembre 1843 et le 18 juin 1844[80]. Dans ce contrat, Lafleur s’engage à charroyer 600 plançons de pin sur la glace de la rivière du Nord « […] avant que la glace parte le printemps prochain ».

[96] Pour Dawson, puisqu’il s’agit de « plançons », il ne peut être alors question que du seul flottage du bois en radeaux. Or, le contrat est silencieux sur la question de savoir si, une fois rendus sur la glace, les plançons étaient assemblés en cages ou en radeaux ni même s’ils étaient flottés. Le contrat ne vise que le transport des plançons de pin sur la glace de la rivière.

[97] On ne peut donc faire reproche à la juge de première instance de ne pas avoir spéculé au-delà de ce qui était mentionné au contrat[81]. Au surplus, Dawson reconnaît lui-même que le pin est un bois qui flotte beaucoup mieux que le chêne. Il est donc permis de penser que ces plançons aient pu eux-mêmes être flottés sans même être assemblés en radeaux. Ce que Dawson dit dans son témoignage va au-delà du texte du contrat et se situe donc dans le domaine de l’hypothèse. La juge du procès n’était certainement pas obligée de tenir cette hypothèse pour avérée.

[98] Le cinquième élément de preuve que l’appelante situe à l’emplacement E sur la carte D-164 est en lien avec le contrat passé le 12 janvier 1854 entre Basil Charon, « guide de cages » et Joseph Lefebvre de Bellefeuille[82]. Charon s’engage à conduire dans la rivière du Nord jusqu’à l’entrée du canal de Lachine à Montréal plus de 4000 planches. Ces planches seront transportées au cours du même hiver sur le bord nord-ouest de la rivière du Nord sur la terre de Thomas Grace.

[99] Ce contrat est également silencieux quant au mode de flottage jusqu’au canal de Lachine. On sait seulement que de Bellefeuille doit fournir une ancre et une estacade avec un câble, ainsi que le mentionne la juge de première instance au paragraphe 258 de son jugement.

[100] Pour l’expert Dawson, il s’agit nécessairement d’un transport par radeaux. Questionné par la juge au procès, il lui apparaît « assez improbable » que de Bellefeuille ait confié plus de 4000 planches à la rivière du Nord, et ce, « à planches perdues ». Le contrat demeure cependant silencieux sur cette question.

[101] La véritable difficulté concerne l’emplacement lui-même. Dawson prétend identifier avec précision la terre de Thomas Grace à partir de laquelle les planches doivent être conduites à l’entrée du canal de Lachine par Charon. Selon lui, il s’agirait du lot 996 de la paroisse de Saint-Colomban, en amont de Saint-André. Il fait alors référence à un plan des concessions à Saint-Colomban dont l’auteur serait Claude Bourguignon[83] et que Dawson reproduit à la page 18 de son rapport d’expertise[84]. Au procès, Dawson explique où se trouverait la terre de Thomas Grace sur ce plan.

[102] Il s’avère en fait impossible de trouver une mention quelconque de la propriété de Thomas Grace dans le plan reproduit par Dawson dans son rapport d’expertise. La juge a donc eu parfaitement raison de faire le constat qu’on ne sait pas où se situent les terres de Grace[85]. Ainsi, à supposer même que le flottage des planches dont il est question dans le contrat D-97 du 12 janvier 1854 ait été fait en radeaux, il n’est pas possible d’en connaître le point d’origine, notamment si ce flottage s’est fait en amont de Saint-André.

[103] Le sixième élément de preuve mentionné à la carte D-164 est en lien avec le segment du cours d’eau localisé entre les points A et F. Il s’agit d’un article paru dans le journal The Watchman publié à Lachute le 1er novembre 1878[86].

[104] L’article fait état d’un transport de pierre à ciment effectué entre Lane’s bridge et un quai situé en amont du barrage de Fish. Il s’agit d’un voyage très court puisqu’il se réalise à l’intérieur des limites de Lachute[87]. C’est d’ailleurs ce que la juge de première instance constate lorsqu’elle traite de cet article dans son jugement[88]. Elle en tire la conclusion que la rivière du Nord n’a été utilisée à des fins commerciales de manière utile et profitable ni en aval ni en amont sur une distance suffisamment significative pour conférer à la rivière le qualificatif de navigable[89]. Cette conclusion est conforme à l’état du droit[90].

[105] Le septième élément de preuve est illustré par le segment de rivière A à G sur la carte D-164. Le 20 juin 1879 est publié dans The Watchman un article annonçant le premier voyage du bateau à vapeur Islander avec lequel G. et W. MacDonald d’Ottawa veulent établir une ligne entre Lachute et Saint-Jérôme pour transporter des passagers et du fret deux fois par semaine[91]. Selon l’édition du 27 juin 1879, le premier voyage aurait eu lieu la veille sous la forme d’une excursion[92]. Le 28 août de la même année, The Watchman informe ses lecteurs que le navire de 28 pieds mû par un moteur de deux chevaux-vapeur a été ramené à Saint-André et que son propriétaire s’y est arrêté avant de poursuivre jusqu’à Ottawa[93].

[106] Pour l’intimée, l’expert Serge Laurin affirme au procès que ce bateau ne s’est pas rendu plus loin que les rapides Boyd à Saint-Canut. En contre-interrogatoire, Dawson, l’expert de l’appelante, ne nie pas ce fait. Il admet que le bateau s’est dirigé « vers » Saint-Jérôme et reconnaît que le journal Le Nord de Saint-Jérôme n’a jamais fait mention de l’arrivée du bateau à cet endroit. Dawson admet également que le bateau n’est pas retourné à Saint-André par la rivière du Nord, confirmant ainsi la version de Laurin qui soutient que le bateau a été ramené à Saint-André par la route.

[107] Dans son mémoire, l’appelante affirme que le Islander va naviguer tout l’été 1879 de Lachute à Saint-Jérôme. Compte tenu de ce qui précède, il faut d’abord qualifier l’affirmation voulant que le bateau se soit rendu jusqu’à Saint-Jérôme. Quant à la durée de cette navigation, l’expert Dawson, lorsque interrogé par la juge, reconnaît que son affirmation ne repose que sur l’absence d’autre article de journal entre juin et août 1879.

[108] La juge fait état de ces constats au paragraphe 270 de son jugement. Elle fait ensuite une évaluation pondérée de cette preuve en ces termes :

[301] Même les articles de journaux démontrent le caractère événementiel et insolite de la mise à l'eau de bateaux dans la région de Lachute. Nous sommes d’accord avec l’opinion de l’expert Laurin que la couverture médiatique des quelques évènements liés à la circulation de bateaux à vapeur entre Lachute et St-Jérôme démontre le caractère épisodique et hors du commun d’un tel transport.

[302] Si de telles activités avaient été régulières, la mise à l’eau d’un bateau à vapeur n’aurait vraisemblablement pas attiré de félicitations comme s’il s’agissait d’un exploit, ni mérité une mention du fait qu’il s’agit d’une première dans un journal. Il y a certes eu des projets, quelques tentatives et bien de la bonne volonté, mais ces tentatives sont peu nombreuses, trop éloignées dans le temps l’une de l’autre pour être jugées significatives. La durée des épisodes est trop courte pour conférer un caractère navigable à la rivière. Il ne faut pas non plus oublier que ces quelques mises à l’eau interviennent beaucoup plus tard après la concession.[94]

[Référence omise]

[109] Rien dans le mémoire de l’appelante ne fait voir d’erreur manifeste dans l’appréciation que la juge a fait de cette preuve. Il est au surplus difficile de tirer de cet épisode une inférence générale de navigabilité de la rivière du Nord en amont de Saint‑André lorsqu’il faut y ramener un bateau de 28 pieds équipé d’un moteur à vapeur par la route…

[110] Le huitième élément est de même nature que le précédent et il se rattache au segment A à H identifié par l’appelante sur la carte D-164. Il s’agit, ici encore, d’articles parus en 1889 dans le journal Le Nord de Saint-Jérôme au sujet d’une nouvelle tentative de relier Lachute à Saint-Jérôme au moyen d’une chaloupe à vapeur qu’un certain Brisson a fait construire à Lachute[95].

[111] Selon Le Nord, Brisson avait l’intention de transporter de la pulpe entre Saint‑Jérôme et la papeterie Wilson de Lachute. Il aurait même fait des travaux avec 25 hommes pour faire un canal à travers les rapides Boyd. Il appert qu’il se serait rendu au-delà des chutes Boyd avec une excursion jusqu’à La Chapelle, en aval de Saint-Jérôme. Au procès, lorsque questionné par la juge, l’historien Dawson reconnaît qu’il n’a rien vu d’autre ni dans The Watchman ni dans Le Nord au sujet des MacDonald ou de Brisson.

[112] Dix ans après l’Islander, cette seconde tentative de navigation commerciale entre Lachute et Saint-Jérôme est racontée par la juge de première instance au paragraphe 274 de son jugement. L’évaluation qu’elle a faite de ces éléments de preuve et qu’on a vus plus haut au sujet du Islander s’applique également au bateau de Brisson[96]. Dans ce dernier cas, je ne vois pas davantage de motif d’intervenir, d’autant moins que l’appelante ne fait aucune mention de la tentative de Brisson dans son mémoire.

[113] Le neuvième et dernier élément dont il est fait mention sur la carte D-164 est en lien avec l’emplacement identifié par la lettre I. Cet emplacement est situé beaucoup plus haut sur la rivière du Nord, à Sainte-Adèle.

[114] Dans des extraits du journal Le Nord des 28 août et 11 septembre 1879, est relatée une excursion en chaloupe à partir du haut des chutes Sanderson, trois milles au nord de Saint-Jérôme, jusqu’à la grande chute à Sainte-Adèle afin d’évaluer si la rivière du Nord pouvait être rendue navigable et à quel coût. Le second de ces articles est constitué du rapport de l’arpenteur Godefroy Laviolette qui a été maire de Saint‑Jérôme et à qui il avait été demandé de faire un rapport des travaux à exécuter pour rendre la rivière du Nord navigable. Laviolette était l’un des participants de ce voyage avec, notamment, le curé Labelle.

[115] La juge de première instance fait état de cette « expédition » au paragraphe 269 de son jugement et en tire « la seule déduction possible » que la rivière ne jouait manifestement pas le rôle de voie navigable commerciale à cet endroit à cette époque. Elle revient sur cette question lorsqu’elle fait son évaluation globale de la navigabilité :

[306] Pour la portion entre Lachute et St-Jérôme, la seule preuve prépondérante démontre que les Laviolette, Labelle et autres développeurs de St-Jérôme fondaient de grands espoirs sur l'actualisation du potentiel navigable qu'ils trouvaient à la rivière, mais il nous faut constater que leurs demandes pour des travaux de toutes sortes n'ont pas eu de résultat concluant et que l'usage de cette rivière n’a pas été ce qu’ils auraient souhaité qu’il soit.[97]

[116] Cette évaluation rejoint celle exprimée par l’historien Serge Laurin, témoin expert pour l’intimée. En contre-interrogatoire, alors que l’appelante essaie de lui faire dire que des travaux peu onéreux auraient suffi pour rendre la rivière navigable, Laurin persiste dans son opinion qu’il y aurait eu trop à investir pour le résultat à être obtenu. Il en veut pour preuve le fait que les travaux peu onéreux suggérés par Laviolette dans son rapport ne se sont jamais réalisés.

[117] Ce dernier élément de preuve n’aide nullement la cause de l’appelante. Elle n’en parle d’ailleurs pas dans son mémoire.

[118] L’étude de ces neuf éléments de la preuve historique soumis par l’appelante met en lumière la justesse de l’évaluation globale que la juge de première instance a faite de la longue preuve administrée au procès[98]. Elle démontre également l’incapacité de l’appelante à faire la démonstration d’une erreur manifeste et déterminante dans l’analyse et dans l’appréciation de cette preuve par la juge. Cette incapacité doit entraîner le rejet de l’appel.

3.8 La thèse de l’intimée au sujet de la concession expresse « par déduction nécessaire »
[119] En première instance, l’intimée a plaidé que, même si la rivière du Nord était navigable et flottable dans la section en litige, les lettres patentes délivrées en faveur de Pierre-Louis Panet comportaient la concession expresse du lit de la rivière du Nord, et ce, « par déduction nécessaire ». L’intimée reprend d’ailleurs cet argument en appel.

[120] Cette thèse, l’intimée la fonde sur les motifs du juge Wurtele dans l’arrêt de la Cour d’appel Hull (City) v. Scott[99]. Cet arrêt a été confirmé par la Cour suprême dans l’arrêt Quebec (Attorney-General) v. Scott[100]. L’intimée s’appuie également sur un extrait de l’ouvrage publié sous la direction de Me Guy Lord[101].

[121] La thèse de l’intimée a été énoncée par la juge de première instance aux paragraphes 40 et 41 de son jugement :

[40] Si nous concluons plutôt que la rivière était généralement navigable ou flottable à l’époque de la concession et qu’une concession expresse était requise pour en concéder le lit et les rives de celle-ci en vertu d’une autre règle d’interprétation en vigueur à l’époque, Ayers soumet un autre argument : malgré son silence, le titre comporte tout de même une concession expresse du lit de la rivière par « déduction nécessaire », conformément à une thèse développée par la Cour suprême.

[41] Cette thèse peut être invoquée lorsqu’un arpentage préalable des terres a été fait sur le terrain et repose sur la technique utilisée pour décrire les lots concédés. Si ceux-ci sont décrits par leurs tenants et aboutissants, plutôt que par les numéros de lots, tout ce qui est à l’intérieur des lots concédés est inclus, peu importe qu’il s’agisse de terre ou d’eau. Ayers soutient que les terres concédées à Panet ont fait l’objet d’un arpentage préalable effectué sur le terrain et que la manière dont les lots sont décrits donne en l’espèce ouverture à la thèse de la concession expresse par « déduction nécessaire ». Cette position serait renforcée par deux choses : 1) le titre ne prévoit qu’une seule réserve, celle pour les mines, de sorte que la rivière aurait été concédée, puisque pour demeurer dans le domaine public, il aurait aussi fallu que le titre prévoie qu’elle était réservée, ce qui n’est pas le cas 2) si le lit de la rivière et ses rives sont soustraits du contenu de ce qui a été concédé à Panet, cela ampute les lots 1 et 2 d’une partie substantielle de leur contenance, soit plus de 32 acres sur 400, car la rivière du Nord coule sur presque toute la profondeur du lot 1 ainsi que sur une partie du lot 2, ce qui est injuste dans les circonstances puisque la couronne avait accepté d’indemniser Panet pour des dommages causés par ses préposés lorsqu’elle lui a consenti ces terres. Elle lui aurait concédé moins que ce que toute personne non indemnisée aurait eu le droit d’avoir, ce qui ne fait pas de sens.[102]

[122] La juge a rejeté cet argument de l’intimée pour le motif que les lots concédés à Pierre-Louis Panet, le 23 juillet 1799, n’étaient pas décrits par tenants et aboutissants, mais par numéros de lots. Selon la thèse défendue par l’intimée et fondée sur l’affaire Scott, en effet, ce n’est que lorsque les lots concédés sont décrits par leurs tenants et aboutissants que tout ce qui est à l’intérieur de ces terrains devient la propriété du concessionnaire, même s’il s’agit d’eaux navigables.

[123] Pour les motifs expliqués ci-après, je suis d’avis que cette thèse ne résiste pas à l’analyse et qu’elle ne peut être retenue même dans le cas où les lots concédés ont été décrits par leurs tenants et leurs aboutissants.

[124] L’arrêt de la Cour suprême dans Scott[103] fait autorité pour le principe suivant lequel les bras d’une rivière navigable ne sont pas automatiquement considérés navigables eux aussi du seul fait de leur rattachement à cette rivière. Ces bras doivent être navigables en eux-mêmes conformément aux critères reconnus[104].

[125] Dans l’affaire Scott, la Ville de Hull réclamait, dans une action en bornage, la propriété du Brewery Creek, un bras de la rivière des Outaouais, en invoquant des lettres patentes du 2 avril 1902. En défense, les Scott soutenaient que le lit de ce ruisseau était inclus dans la concession faite à leur auteur, Philemon Wright, par les lettres patentes qui, en même temps, ont créé le Township de Hull, le 3 janvier 1806.

[126] Ces lettres patentes de 1806 qui créent le Township de Hull précisent qu’il est constitué de 16 rangs. Les rangs qui bordent la rivière des Outaouais sont considérés comme des « broken ranges », car ils ne comptent pas 28 lots comme les autres « full ranges » du Township. Ainsi, les lots qui constituent le 3e rang qui donnent sur la rivière des Outaouais sont des « broken lots » qui sont décrits par leurs tenants et leurs aboutissants après mesurage sur le terrain alors que les « full lots » ne sont décrits que par référence à leurs numéros. C’est un de ces « broken lots » qui a ainsi été concédé à Philemon Wright en janvier 1806[105].

[127] La Cour supérieure a rejeté l’action de la Ville de Hull ainsi que l’intervention du procureur général du Québec. Elle a jugé que le Brewery Creek n’était ni navigable ni flottable et que la concession à Philemon Wright incluait la propriété de son lit[106].

[128] Le jugement de la Cour supérieure a été confirmé par la Cour d’appel et la Cour suprême. La thèse des appelants repose sur l’opinion du juge Wurtele en Cour d’appel. Il confirme d’abord que le ruisseau n’est ni navigable ni flottable. Il note ensuite que le lot traversé par le cours d’eau est décrit aux lettres patentes de 1806 et que, avant la création du township, le gouvernement avait fait préparer un plan qui illustrait tant la rivière des Outaouais que le Brewery Creek. Il en déduit que la Couronne savait que ce ruisseau traversait le lot concédé à Philemon Wright et que, malgré cette connaissance, la concession ne comportait aucune réserve comme c’était le cas pour le droit aux mines. Le juge Wurtele ajoute alors ce qui suit :

Now it seems to the majority of this Court, as it did to the Superior Court, and the majority of this Court holds that everything within the limits of lot number three, including all waters, was conveyed to Philemon Wright by the grant contained in the letters patent, and that the grant of the creek was in consequence of the explicit description of the lot tantamount to a specific one. The lot is bounded in front by the river Ottawa, and not by the creek; and no mention is made of the lot being divided by the creek. Consequently, as a matter of interpretation, the majority of this Court is of opinion that the whole of lot number three as represented on the plan attached to the letters patent was conveyed and granted to Philemon Wright by it. He acquired the dry land within the limits set forth and whatever land might be covered by water within the parcel or lot of land so described and conveyed, and the Crown ceased to have a right of ownership in the creek from the date of the letters patent.[107]

[129] En Cour d’appel, les juges Bossé et Blanchet partagent les motifs du juge Wurtele. Le juge Hall, quant à lui, note que les juges de la majorité souscrivent au motif qui concerne la non-navigabilité du ruisseau. Il estime que l’arrêt ne devrait se fonder que sur ce seul motif. Pour sa part, le juge Ouimet est dissident, étant d’avis que le ruisseau était navigable.

[130] La Cour suprême confirme l’arrêt de la Cour d’appel. Le juge en chef Taschereau, écrivant pour une cour unanime, note, en premier lieu, que la preuve démontre, de façon convaincante, que le Brewery Creek n’est ni navigable ni flottable, ainsi que l’ont décidé tant la Cour supérieure que la Cour d’appel. Il rejette ensuite la thèse des appelants qui soutenait que, même si ce ruisseau n’était pas navigable en fait, il devait l’être en droit au motif qu’il était un bras de la rivière des Outaouais, une rivière navigable. Pour être considéré comme navigable, le bras d’une rivière navigable doit lui-même être navigable.

[131] Le juge en chef souscrit ensuite à l’opinion des juges de la Cour supérieure et de la Cour d’appel sur le contenu de la concession à Philemon Wright :

I would further be of opinion, with the Superior Court and the majority of the Court of Appeal, that whether this creek is floatable or not the letters patent of 1806 included the bed of it as part of the land within the limits of the lot granted to Wright. To read out of these letters patent the bed of this creek is to find therein a reservation there of which the Crown did not make and must be held not to have intended to make by the very fact that it did not make it, and left Wright and his representatives in possession for nearly one hundred years, under the authority of these letters patent. The grant to Wright without reservation, is an express grant of every inch contained in the lots granted, covered with water or not. If it had been intended to exclude out of it this Brewery Creek, the land granted would have been described as bounded by the banks of the said creek on each side of it. For, if it is floatable, its banks are part of the public domain; art. 400 C. C.[108]

[132] Je note d’abord que, dans cet extrait, le juge en chef ne mentionne que le caractère flottable de Brewery Creek. Il ne définit pas ce qu’il entend par le mot « flottable ». On est alors en 1904 et ce n’est que quatre ans plus tard, en 1908, que la Cour suprême va décider que seules les rivières sur lesquelles se fait du flottage en radeaux sont considérées comme des rivières navigables et flottables au sens de l’article 400 C.c.B.C.[109].

[133] Ces extraits des motifs du juge Wurtele en Cour d’appel et du juge en chef Taschereau en Cour suprême sont des obiter dicta puisque, de l’avis de tous les juges des trois cours, sauf le juge Ouimet en Cour d’appel, le Brewery Creek était non navigable ni flottable. Ce motif était suffisant pour trancher le litige et déclarer que son lit avait été concédé par les lettres patentes de janvier 1806.

[134] Mais il y a plus. La lecture du jugement de la Cour supérieure fait bien voir dans quel contexte la question de l’interprétation à donner aux lettres patentes a été soulevée.

[135] En Cour supérieure, l’intervenant, le procureur général, a soumis deux arguments. Il a d’abord plaidé que le Brewery Creek était navigable et flottable. Il a également avancé l’argument que la concession de 1806 n’incluait pas le lit de ce ruisseau puisque les lettres patentes n’en font aucune mention. Cette prétention a été rejetée par la Cour supérieure au motif que, même si elles ne faisaient pas mention du ruisseau et même s’il n’apparaissait pas sur le plan du Township de Hull joint aux lettres patentes, la preuve établissait clairement que ce cours d’eau et son caractère étaient bien connus du concédant en 1806. En l’absence d’une réserve comme celle relative aux mines, le lot concédé incluait le Brewery Creek.

[136] Il s’agit en définitive d’un argument subsidiaire dans l’hypothèse où la Cour rejetterait le premier argument fondé sur le caractère navigable du Brewery Creek.

[137] Ce jugement, on l’a vu, a été confirmé tant par la Cour d’appel que par la Cour suprême. Une fois que la conclusion du juge de première instance quant au caractère non navigable du ruisseau a été confirmée par la Cour d’appel et la Cour suprême, il faudrait davantage qu’un obiter pour écarter la règle de la nécessité d’une concession expresse du lit dans le cas de la concession d’un terrain traversé par un cours d’eau navigable.

[138] À l’époque où l’affaire a été entendue, en effet, l’article 400 C.c.B.C. était déjà en vigueur. Même si l’on se place en janvier 1806, date de la concession à Philemon Wright, la règle de la nécessité d’une concession expresse du lit d’une rivière navigable et flottable était déjà bien établie, d’abord par la Cour seigneuriale et, dans le cas de concession en franc et commun socage sous le régime anglais, par la jurisprudence du Conseil privé[110].

[139] L’intimée n’a pas démontré en quoi les obiter dicta précités[111] des juges Wurtele en Cour d’appel et du juge en chef Taschereau en Cour suprême seraient suffisants pour écarter cette jurisprudence qui a ensuite été confirmée par l’article 400 C.c.B.C. Il n’en est fait aucune mention dans les arrêts de la Cour d’appel et de la Cour suprême rendus dans l’affaire Scott.

[140] Je note par ailleurs que l’intimée n’a cité aucune décision judiciaire postérieure à l’affaire Scott à l’appui de sa thèse d’une concession expresse par déduction nécessaire du lit d’une rivière navigable et flottable qui traverse un lot concédé par tenants et aboutissants. Au surplus, Me Jules Brière, dont les travaux de Me Guy Lord se sont largement inspirés sur ces questions, ne fait aucune mention de cette thèse[112]. J’estime que le concept d’une « concession expresse par déduction nécessaire » invoqué par l’intimée est antinomique. Une concession du lit d’une rivière navigable est expresse ou elle ne l’est pas. Si elle doit être inférée par « déduction nécessaire », elle n’est plus expresse. En conséquence, cette thèse de l’intimée n’est pas fondée et doit être écartée.

[141] Pour ces motifs, je propose de rejeter cet appel, avec les frais de justice.




LORNE GIROUX, J.C.A.