Conseil du Trésor
no. de référence : non disponible
Dossier no :5018 étudié à la 158e séance de la Commission de l’équité salariale
Membres :
Rosette Côté, présidente
Louise Marchand, commissaire
Carol Robertson, commissaire
Loi :
Loi sur l’équité salariale (L.R.Q., chapitre E-12.001), article 72
Résolution :
CÉS-158-2.1-5018
Objet de la demande :
Demande formulée par le Conseil du trésor dans le but d’obtenir l’autorisation de prolonger de trois ans la période d’étalement permise par la Loi pour le versement des ajustements salariaux identifiés dans le cadre de cette Loi
DÉCISION
1. La demande
La Commission est saisie d’une demande formulée par le Conseil du trésor (le Conseil) en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’équité salariale (la Loi), dans le but d’obtenir l’autorisation de prolonger de trois ans la période d’étalement permise par la Loi pour le versement des ajustements salariaux identifiés dans le cadre de cette Loi.
Le Conseil soutient qu’il est dans l’incapacité financière de procéder, sur la base de l’étalement de quatre ans déjà permis par la Loi[1], au versement des ajustements salariaux découlant des divers programmes d’équité salariale qui ont été ou seront réalisés dans le cadre de la Loi. Il soumet à la Commission que la situation financière du Québec demeure difficile malgré l’amélioration récente des revenus budgétaires et une économie qui se porte assez bien. Il requiert par conséquent l’autorisation de la Commission afin d’étaler ces correctifs salariaux sur une période additionnelle de trois ans.
Le Conseil estime avoir fait preuve de prudence en effectuant des provisions comptables de 1,5 G $, au titre de l’équité salariale, pour les années 2001-2002 à 2006-2007, mais expose que ces provisions ne suffisent pas à couvrir les coûts réels liés au versement des ajustements salariaux identifiés aux termes des programmes complétés en juin 2006.
Le Conseil explique que le gouvernement doit respecter la Loi sur l’équilibre budgétaire[2], laquelle lui impose l’interdiction d’effectuer des déficits et l’obligerait, dans le scénario d’un étalement sur quatre ans, à récupérer des centaines de millions de dollars dans les finances de l’État d’ici le 31 mars 2006, alors que le scénario de sept ans implique déjà des compressions importantes d’ici au 31 mars 2006 pour éviter le déficit proscrit par la Loi sur l’équilibre budgétaire.
Dans l’hypothèse d’un étalement sur quatre ans, c’est une somme de 965 M $ de plus que dans l’hypothèse d’un étalement sur 7 ans qui s’ajouterait ainsi aux dépenses de l’année 2006-2007, ce qui, selon le Conseil, placerait le gouvernement dans une impasse budgétaire majeure, se traduirait par une hausse accrue de la dette et placerait le Québec devant l’obligation d’effectuer des choix difficiles au niveau de sa fiscalité ou des services à la population, alors même que les pressions économiques sont à la hausse.
Le Conseil souligne que la dette du Québec ne cesse d’augmenter et soumet qu’elle subira une hausse encore plus importante en 2006-2007 si les versements sont étalés sur quatre ans plutôt que sur 7 ans. Le Québec devrait en effet emprunter 2,7 G $ pour payer les ajustements salariaux dus en 2006-2007 dans le scénario de 4 ans en comparaison avec 1,7 G $ dans le scénario de 7 ans.
Le Conseil rappelle à cet égard que la Loi sur la réduction du déficit et instituant le Fonds des générations[3] impose au gouvernement l’obligation de réduire, d’ici 2013, le ratio de sa dette par rapport au PIB à 38 %, ce que viendrait compliquer la dette additionnelle de près d’un milliard de dollars (1 G $) dans le scénario d’un étalement des versements sur 4 ans.
Le Conseil plaide que la Loi sur l’équilibre budgétaire et l’engagement législatif pris dans la Loi sur la réduction du déficit, de même qu’une gestion rigoureuse des dépenses, ont valu au Québec la récente hausse de sa cote de crédit auprès de deux agences de notation (Moody’s et DBRS). Toujours aux dires du Conseil, cette gestion rigoureuse aurait notamment été mise en valeur par le règlement des conventions collectives jusqu’en 2010, par les provisions comptables faites pour l’équité salariale et par la stratégie du Québec dans la réduction de sa dette.
Le Conseil avance à cet égard que le versement des ajustement sur une période de quatre ans implique des dépenses additionnelles importantes par rapport aux budgets prévus, ce qui pourrait amener les agences de notation à reconsidérer leur décision de hausser la cote de crédit du Québec. Le Conseil soumet à la Commission qu’il est essentiel de limiter la croissance de la dette pour ne pas mettre en péril la hausse récente de la cote du Québec. Dans la même lignée, il soumet qu’une augmentation du fardeau fiscal pourrait freiner la croissance économique du Québec : ce qui pourrait également entraîner des conséquences économiques et des pertes budgétaires importantes.
Le Conseil estime par ailleurs qu’il n’est pas souhaitable qu’une somme de 869 M $ dégagée par la vente de la participation d’Hydro-Québec dans Transelec Chile soit affectée au financement des coûts additionnels de l’équité salariale. Sur le plan de la gestion des finances publiques, le Conseil soutient qu’il serait préférable d’affecter ces revenus exceptionnels au remboursement de la dette. Le gouvernement a d’ailleurs annoncé qu’il entendait placer 500 M $ des sommes ainsi amassées dans le Fonds des générations, lequel est destiné au remboursement de la dette du Québec.
Enfin, le Conseil ajoute que d’autres travaux d’équité salariale ont donné des résultats tangibles et que plus de 800 M $ auraient ainsi été déboursés par le gouvernement depuis 1989, et ce, malgré l’invalidation du chapitre IX de la Loi.
En résumé, le Conseil soumet à la Commission que, compte tenu du contexte économique, financier et législatif dans lequel le Québec se trouve, l’étalement sur quatre ans des versements des ajustements salariaux liés à l’équité salariale comporterait des impacts budgétaires majeurs qui, de son avis, démontrent son incapacité financière de procéder au versement de ces ajustements sur une telle période et justifieraient l’étalement de ceux-ci sur une période additionnelle de trois ans.
Le Conseil affirme par ailleurs avoir reçu l’accord des dirigeants syndicaux pour étaler les ajustements d’équité salariale sur sept ans plutôt que sur quatre ans comme le prévoit la Loi. Il énonce même qu’à défaut d’un tel accord, il n’y aurait pas eu d’ententes sur l’équité salariale en juin 2006.
Les programmes d’équité salariale complétés couvrent près de 90 % des effectifs visés. La demande déposée à la Commission ne fait toutefois pas de distinction entre les programmes déjà complétés et ceux qui le seront plus tard. Les montants soumis à la Commission couvrent l’ensemble des coûts anticipés au titre de l’équité salariale.
2. Principes régissant l’application de l’article 72 de la Loi
L’analyse de la demande de prolongement formulée par le Conseil ne peut être effectuée sans une juste compréhension de la Loi et de la disposition qui donne ouverture à une telle demande.
2.1 La Loi sur l’équité salariale
L’adoption de la Loi sur l’équité salariale en novembre 1996 repose sur la nécessité, voire l’urgence, de contrer la discrimination systémique dont sont victimes les femmes occupant des emplois traditionnellement féminins :
[994] Les travaux parlementaires confirment l’urgence d’intervenir par voie législative. Il est urgent d’évaluer sans discrimination les caractéristiques des emplois féminins et masculins pour établir la juste valeur du travail accompli et déterminer une rémunération équitable.[4]
Votée à l’unanimité, la Loi sur l’équité salariale est la réponse de l’Assemblée législative québécoise à cette préoccupation. Loi d’ordre public, elle a pour unique objet de corriger la discrimination salariale systémique au sein de chaque entreprise :
1. La présente loi a pour objet de corriger les écarts salariaux dus à la discrimination systémique fondée sur le sexe à l’égard des personnes qui occupent des emplois dans des catégories d’emplois à prédominance féminine.
Ces écarts s’apprécient au sein d’une même entreprise, sauf s’il n’y existe aucune catégorie d’emplois à prédominance masculine.
La Loi est en fait le prolongement de l’article 19 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne[5] dont elle est issue et au sein de laquelle est toujours prohibée la discrimination salariale fondée sur le sexe à l’égard des catégories d’emplois à prédominance féminine[6]. Elle met en œuvre un droit fondamental, le droit à l’égalité reconnu tant par la Charte québécoise (art. 10 et 19) que par la Charte canadienne des droits et libertés (art. 15)[7] :
[1062] … Le droit à un salaire égal pour un travail équivalent apparaît à l'article 19 de la Charte québécoise. Ce droit constitue une composante de celui, plus étendu, du droit à l’égalité protégé par l’article 10 de cette Charte. La Loi veut remédier aux carences constatées dans la mise en œuvre du droit à l’égalité dans le contexte de la discrimination salariale. Même si cette mise en œuvre apparaît dans une loi distincte de la Charte québécoise, le droit protégé ne perd pas son caractère fondamental. Une loi proactive constitue une modalité simplement différente de mise en œuvre d’un droit fondamental.[8]
(caractères gras et soulignements de la Cour)
La Cour suprême rappelait récemment la finalité particulière des lois protégeant les droits de la personne et l’importance de leur conférer l’interprétation la plus propre à assurer la réalisation de leurs objets :
16 Dans Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114 , p. 1134, le juge en chef Dickson, reconnaissant la finalité spéciale de la législation en matière de droits de la personne, a conclu que « les termes qu’elle utilise doivent recevoir leur sens ordinaire, mais [qu’]il est tout aussi important de reconnaître et de donner effet pleinement aux droits qui y sont énoncés », et a déclaré que les lois réparatrices comme la Loi doivent s’interpréter « de la façon juste, large et libérale la plus propre à assurer la réalisation de leurs objets ».[9]
De par son impact sur le droit fondamental à l’équité salariale et la nature quasi-constitutionnelle qu’elle hérite de la Charte québécoise[10], l’application de la Loi sur l’équité salariale doit s’inspirer de ces mêmes principes. C’est donc dans cette perspective qu’il convient d’aborder la possibilité d’un étalement additionnel des versements liés à la correction de la discrimination systémique et les critères qui doivent présider à son application.
2.2 La possibilité d’obtenir un étalement additionnel des versements
La Loi permet d’office à un employeur d’étaler sur quatre ans le versement des ajustements salariaux identifiés dans le cadre de son exercice d’équité salariale, et ce, sans avoir à justifier les motifs de cet étalement :
70. Les ajustements salariaux peuvent être étalés sur une période maximale de quatre ans.
Lorsqu'il y a étalement, les versements doivent être annuels et le montant de chacun doit être égal.
L’article 72 prévoit pour sa part qu’un délai additionnel allant jusqu’à trois ans peut être accordé, pour ce faire, par la Commission, dans certaines circonstances et à certaines conditions :
72. La Commission peut, aux conditions qu'elle détermine, autoriser un employeur qui lui démontre son incapacité de verser les ajustements salariaux à prolonger d'un maximum de trois ans la période d'étalement de ces ajustements.
Par ailleurs, la Commission peut, lorsqu'elle a des motifs raisonnables de croire que la situation financière de l'employeur s'est améliorée, exiger le versement de ces ajustements ou établir de nouvelles modalités.
Elle peut à ces fins requérir de l'employeur tout document ou renseignement, notamment les résultats de toute démarche effectuée auprès d'une institution financière en vue d'obtenir un prêt.
À sa face même, le prolongement prévu à l’article 72 constitue donc une exception au principe de l’étalement sur 4 années prévu à l’article 70 de la Loi. En vertu des principes généraux d’interprétation, cela suggère une interprétation restrictive de l’option qui y est prévue. Pareille approche apparaît d’autant plus pertinente que l’on est en présence d’un droit fondamental et que, par essence, tout étalement reporte à plus tard l’atteinte de l’objectif visé par la Loi, soit la pleine correction de la discrimination systémique.
Saisie d’une situation présentant plusieurs analogies avec celle à laquelle s’intéresse aujourd’hui la Commission, la Cour suprême du Canada confirme dans l’arrêt Terre-Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E. qu’un tel report de l’équité salariale ne doit pas être considéré à la légère :
49 Le travail est un aspect important de la vie. Pour bien des gens, leur gagne-pain et le respect (ou l’absence de respect) de la collectivité pour leur travail représentent une grande partie de leur identité. Le salaire peu élevé est souvent le signe d’un emploi moins reconnu, ce qui n’est pas sans conséquence tant sur le plan de la dignité que sur celui de la situation financière. C’est pourquoi le droit touché par la Loi revêtait une grande importance.
[…]
52 Il faut dire, au départ, qu’une mesure législative destinée à perpétuer l’iniquité salariale est quelque chose de très grave.[…]
[…]
72 … Le retard dans la réalisation de l’équité salariale est quelque chose d’extrêmement grave … [11]
La Commission reviendra plus loin sur cette décision fort intéressante fondée sur l’application de l’article 1 de la Charte canadienne et dans laquelle la Cour accepte la justification d’une loi provinciale qui, dans le cadre d’une loi imposant diverses mesures en vue de redresser une situation financière difficile, avait reporté de trois ans le versement des ajustements salariaux liés à l’équité salariale identifiés par des ententes de négociations collectives avec certains syndicats de sa fonction publique.
Un récent jugement de la Cour suprême[12] offre par ailleurs un autre indice quant à l’approche que devrait adopter la Commission dans l’application de l’article 72 de la Loi :
15 Une interprétation stricte pourrait neutraliser les lois sur les droits de la personne et en contrecarrer la réalisation des objectifs mêmes. En examinant, dans Bell Canada, les aspects de la fonction d’un tribunal des droits de la personne, la Cour a, par la voix de la juge en chef McLachlin et du juge Bastarache, mis en garde contre ce danger :
En répondant à cette question, nous devons tenir compte non seulement de la fonction juridictionnelle du Tribunal, mais aussi du contexte plus large dans lequel le Tribunal exerce ses activités. Le Tribunal fait partie d’un régime législatif visant à identifier les pratiques discriminatoires et à y remédier. À ce titre, l’objectif plus général qui sous-tend sa fonction juridictionnelle consiste à veiller à la mise en œuvre de la politique gouvernementale en matière de discrimination. Il est crucial, pour atteindre cet objectif plus général, que toute ambiguïté dans la Loi soit interprétée par le Tribunal d’une manière qui favorise plutôt que de contrecarrer la réalisation des objectifs de la Loi. [par. 26]
(nos caractères gras)
La Commission souligne enfin que la Loi comporte son lot de mesures facilitant l’application de la Loi pour les employeurs, notamment quant aux conséquences économiques qui en découlent pour ces derniers. Ainsi, elle impose déjà certains aménagements au droit à l’équité salariale en offrant aux employeurs la possibilité d’étaler leurs versements sur quatre ans pour leur permettre d’absorber progressivement les coûts additionnels rattachés à la correction des iniquités salariales[13].
La Commission constate aussi le fait que le délai accordé à un employeur pour réaliser son exercice d’équité salariale[14] constitue lui-même un premier report dans l’atteinte de l’équité salariale pour les femmes victimes de discrimination salariale systémique qui le demeurent pendant cette période et jusqu’à la fin de la période d’étalement qui suivra[15].
Dans un tel contexte, considérant les termes et l’objectif premier de la Loi, la Commission estime que le législateur ne pouvait envisager l’étalement additionnel prévu à l’article 72 autrement que comme une mesure d’exception à l’égard de laquelle la Commission doit faire preuve d’une grande réserve.
2.3 Le test de l’article 72 de la Loi
Le test de l’article 72 de la Loi repose essentiellement sur l’appréciation, par la Commission, de l’incapacité d’un employeur de verser les ajustements requis au terme de son exercice d’équité salariale.
Le texte de l’article 72 fait par ailleurs porter à celui qui réclame un prolongement le fardeau de démontrer son incapacité de payer malgré la possibilité d’un étalement sur 4 ans déjà prévue par la Loi.
Le caractère exceptionnel de l’article 72 et l’interprétation restrictive qui doit en être faite ne signifient pas pour autant que l’incapacité de payer de l’employeur doive être absolue. Logiquement, et le second alinéa de l’article 72 en témoigne, le législateur s’est plutôt intéressé à la « situation financière » de l’employeur, ce qui implique un examen plus général de sa capacité financière et l’appréciation, par la Commission, de l’opportunité d’accorder ou non un étalement additionnel de l’ajustement salarial requis pour corriger la discrimination.
La Commission est d’avis que l’application de l’article 72 de la Loi suppose que l’employeur qui présente une demande de prolongement démontre qu’il se trouve dans une situation financière difficile lorsque confronté au scénario de 4 ans / 5 versements permis par la Loi. À cet égard, s’il ne revient pas à la Commission de dicter aux employeurs leurs choix financiers et économiques ou la façon de gérer leurs entreprises, il lui appartient de voir à ce que le droit à l’équité salariale ne soit pas relégué au second rang simplement parce que ce serait plus profitable pour l’entreprise.
Cela n’était certainement pas l’intention du législateur :
[1070] Selon le législateur, il s’agit de passer du principe de l’équité salariale à sa matérialisation. Il s’agit d’une loi d’application du droit à l’équité salariale protégé par la Charte québécoise. Une entreprise ne peut être justifier [sic] d’asseoir sa rentabilité sur la sous-évaluation du travail des femmes .[16]
(caractère gras et soulignements de la Cour)
Ainsi, compte tenu de son mandat premier qui est de voir à l’atteinte des objectifs visés par la Loi et compte tenu des effets évidents d’un report de l’échéance sur l’atteinte de l’équité salariale par les personnes historiquement victimes de discrimination salariale, la Commission, dans l’application de l’article 72, devra soupeser la pertinence des choix budgétaires de l’employeur avec l’obligation qui lui est faite de corriger la discrimination systémique.
En d’autres termes, il revient à la Commission de s’assurer que le fardeau des difficultés financières vécues par un employeur ne sera pas indûment supporté par les personnes victimes de discrimination salariale au sein de l’entreprise. En ce sens, l’article 72 comporte en soi un test de raisonnabilité des choix financiers effectués par un employeur eu égard aux effets de l’étalement recherché sur les droits des personnes discriminées.
Bien que l’on ne puisse assimiler sans nuances l’article 72 de la Loi à l’article 1 de la Charte canadienne, l’application de l’article 72 comporte en l’espèce plusieurs analogies avec l’approche développée par la Cour suprême dans l’affaire Terre-Neuve (Conseil du trésor) c. N.A.P.E.[17]La similarité évidente de la demande étudiée en l’espèce avec la question posée à la Cour suprême dans cette affaire la rend par ailleurs difficile à ignorer, ne serait-ce que pour donner à l’article 72 de la Loi le sens le plus susceptible de respecter le droit à l’équité salariale protégé par la Charte canadienne.
En exprimant clairement la gravité de l’atteinte au droit à l’équité salariale, cette décision confirme le caractère exorbitant d’un report dans le versement des ajustements liés à l’équité salariale,[18] ce qui appuie le caractère exceptionnel de l’étalement additionnel prévu à l’article 72.
Cette décision souligne par ailleurs le caractère particulier d’une analyse comme celle que requiert l’article 72 lorsque l’État est l’employeur visé et que les choix économiques et budgétaires affectent l’ensemble de la population et, possiblement, les services qui lui sont fournis. Tout en émettant des réserves quant aux justifications fondées sur des considérations financières, la Cour souligne qu’il est irréaliste de présumer que les ressources de l’État sont inépuisables :
72 Il s’ensuit, me semble-t-il, que les tribunaux continueront de faire montre d’un grand scepticisme à l’égard des tentatives de justifier, par des restrictions budgétaires, des atteintes à des droits garantis par la Charte. Agir autrement aurait pour effet de déprécier la Charte étant donné qu’il y a toujours des restrictions budgétaires et que le gouvernement a toujours d’autres priorités urgentes. Cependant, les tribunaux ne peuvent pas fermer les yeux sur les crises financières périodiques qui, pour être surmontées, forcent le gouvernement à prendre des mesures pour gérer ses priorités.
75 …Les réductions de dépenses requises et leur répartition visaient à promouvoir d’autres valeurs d’une société libre et démocratique : Oakes, précité, p. 136; M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3 , par. 107. Et comme l’a souligné le juge Sopinka dans l’arrêt Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513 , par. 104, « [l]a Cour ferait preuve d’un manque de réalisme si elle présumait qu’il existe des ressources inépuisables pour répondre aux besoins de chacun. »
La Commission est d’avis que cette décision comporte des enseignements précieux dont elle peut s’inspirer tout en respectant la nature propre de l’article 72 et le mandat qui lui est généralement confié par la Loi. La Commission retient notamment qu’elle jouit, dans le contexte de l’article 72, d’une grande discrétion et de la possibilité d’imposer des conditions à l’étalement recherché, ce que l’on ne retrouve pas à l’article 1 de la Charte canadienne. Cela lui confère une plus grande marge de manœuvre pour apprécier la situation financière du Québec et l’opportunité de refuser totalement ou partiellement l’autorisation requise.
3. Analyse de la demande formulée par le Conseil du trésor
L’analyse de la demande déposée par le Conseil suppose un examen rigoureux de considérations financières et économiques complexes. Pour ce faire, la Commission s’est adjointe les services de deux groupes d’experts[19] qui l’ont aidée à comprendre et à analyser sur les plans comptable, actuariel et économique les données soumises par le Conseil au soutien de sa demande.
De toute évidence, le mandat et la réflexion de la Commission, dans le cadre de l’article 72 de la Loi, débordent toutefois largement les strictes considérations financières étudiées par ces experts. Il va par ailleurs de soi que la Commission ne pouvait ni ne saurait être liée par leurs commentaires ou recommandations.
Conformément à l’article 72 et aux principes généraux qui gouvernent l’application de la Loi sur l’équité salariale et la protection accordée aux droits fondamentaux, la Commission s’est livrée à un analyse détaillée des considérations suivantes :
§ la situation financière du gouvernement;
§ les coûts de l’équité salariale pour le gouvernement;
§ les coûts de l’étalement pour les personnes discriminées.
3.1 La situation financière du gouvernement
Le premier regard à jeter sur la capacité financière du gouvernement passe, bien entendu, par l’évaluation de sa situation financière.
De façon générale, l’économie du Québec se porte relativement bien. Dans ses états financiers consolidés pour 2005-2006, le ministre des Finances du Québec affirme d’ailleurs que les « indicateurs de performance révèlent une plus grande capacité du gouvernement à faire face à ses engagements ». Les dépenses des ménages sont fortes, les investissements des entreprises sont en hausse, le taux de chômage a atteint le plus bas niveau des 30 dernières années et la croissance du PIB nominal est révisé à la hausse à 4,4 % pour 2006-2007. D’autres indicateurs de performance sont aussi encourageants[20] :
§ la dette totale du gouvernement[21] (en pourcentage du PIB) a baissé de presque 10 points (de 52,2 en 1997-1998 à 42,7 au 31 mars 2006);
§ le service de la dette (en pourcentage des revenus totaux) a baissé aussi. Il est de 12,4 en 2005-2006 comparativement à 17,7 en 1997-1998;
§ les dépenses de programmes de 18,4 en 1997-1998 sont de 17,8 en 2005-2006;
§ les transferts fédéraux (en pourcentage des revenus totaux) sont passés de 15,6 en 1997-1998 à 18,5 en 2005-2006;
§ la cote du Québec a été rehaussée en juin 2006 au niveau de 1991;
§ les comptes publics 2005-2006 démontrent un surplus annuel de 37 M $, augmentant l’excédent cumulé selon la Loi sur l’équilibre budgétaire à 192 M $.
Le Québec s’est par ailleurs doté de deux lois qui viennent encadrer sa gestion des finances publiques. La Loi sur l’équilibre budgétaire[22] adoptée en 1996 et la Loi sur la réduction de la dette et instituant le Fonds des générations[23] adoptée en 2006. En vertu de ces lois, le gouvernement est tenu d’assurer une gestion rigoureuse des finances publiques et une santé économique solide. Ces deux lois, qui visent à empêcher les déficits, à réduire la dette et à rassurer les marchés financiers, ont, selon l’analyse menée par la Commission, fait partie des considérations qui ont permis au Québec d’obtenir récemment une cote de crédit plus élevée et d’éviter ainsi le paiement d’intérêts plus élevés sur ses emprunts.
La Loi sur l’équilibre budgétaire oblige le gouvernement à respecter un budget équilibré sous réserve de l’article 9 qui prévoit cependant que des déficits peuvent être encourus jusqu’à concurrence des excédents cumulés depuis 1996, lesquels s’établissent actuellement à 192 M $.
Quant au Fonds des générations créé par la Loi sur la réduction de la dette et instituant le Fonds des générations, les engagements du gouvernement pour 2006-2007 sont de 74 M $ qui seront versés après le 1er janvier 2007, lorsque le Fonds aura force de loi.
À l’instar des experts consultés, la Commission note que le gouvernement assure une gestion rigoureuse des fonds publics et que sa situation financière s’améliore depuis 1997-1998. À titre d’exemple, le solde budgétaire consolidé était de –2 157 millions en 1997-1998 alors que les états financiers de 2005-2006 font état d’un surplus de 37 millions et que les prévisions annoncées par le Rapport de mi-année récemment rendu public par le ministre des Finances anticipent elles-mêmes un surplus de 21 M $[24]. De même, la dette totale du gouvernement[25] en pourcentage du PIB est passée de 52,2 % en 1997-1998 à 42,7 % au 31 mars 2006.
Au sens strict du terme, le gouvernement aurait la capacité d’effectuer le versement des ajustements salariaux sur une période de quatre ans. Plusieurs options s’offrent à lui pour ce faire : s’endetter, hausser les impôts ou comprimer ses autres dépenses. L’une ou l’autre de ces solutions entraîneraient cependant des conséquences économiques (et sociales) dont l’importance serait plus ou moins grande. Il importe donc, dans l’évaluation de la situation financière du gouvernement, de tenir compte des pressions qui s’exercent sur l’économie québécoise.
Ainsi, bien que le Québec ne soit pas en situation de crise financière grave ou généralisée, une évaluation réaliste de sa situation financière impose la prise en compte de divers aspects qui, dans l’ensemble, annoncent que, dans sa gestion des finances publiques, le gouvernement marche sur une corde raide et qu’une gestion serrée demeure de rigueur.
À titre d’exemple, des compressions budgétaires additionnelles importantes de l’ordre de 653 M $ devront être effectuées dans la fonction publique entre octobre 2006 et mars 2007 pour atteindre l’équilibre budgétaire en 2006-2007, compressions qui seront notamment réalisées par la suspension de certains crédits aux ministères et organismes du gouvernement et le gel du droit de recrutement du personnel.
Certains signes restent par ailleurs préoccupants, entre autres la fragilité de secteurs importants de l’économie tels le secteur manufacturier (dans la production), le secteur forestier et le secteur agricole qui risquent de provoquer à court et à moyen termes des besoins de dépenses significatives.
On ne peut non plus ignorer que le fardeau fiscal au Québec (38,3 % du PIB) est le plus lourd de toutes les provinces canadiennes (Ontario 34,6 %, moyenne canadienne 33,8 %). Certes, se donner un fardeau fiscal plus important pour se procurer des services publics en plus grande abondance est un choix politique, mais ce choix a des impacts sur la position concurrentielle de l’économie québécoise et l’on doit mesurer les conséquences de tout alourdissement supplémentaire.
En ce qui a trait aux dépenses effectuées dans les programmes, l’atteinte de l’équilibre budgétaire en 2006-2007 repose sur une croissance de dépenses de programmes de 3,9 %. Le Québec est la province, excluant la Colombie-Britannique, ayant la croissance annuelle moyenne des dépenses de programmes de 2003-2004 à 2006-2007 la plus faible. En fait, les dépenses du gouvernement du Québec en proportion du PIB n’ont jamais été aussi faibles. Par ailleurs, certains programmes impliquent un accroissement des dépenses. Ainsi le document déposé par le Conseil du trésor fait état de la pression extrêmement forte exercée par la croissance des dépenses en médicaments (6 % par an), en services de garde (7 %), en accélération prioritaire des immobilisations en infrastructures de transport.
Il y a enfin l’ampleur de la dette que les fortes sommes impliquées pour la correction de la discrimination salariale ne manqueront pas de hausser. Tel que mis en lumière par les indicateurs de performance du gouvernement, et tel que confirmé par les experts consultés par la Commission, la dette totale du gouvernement se chiffre au 31 mars 2006 à 118,2 G $. Le ratio de cette dette par rapport au PIB s’élève à 47,2 %, soit le plus élevé de toutes les provinces canadiennes dont la moyenne se situe à 25,2 %. Le service de la dette s’accapare d’ailleurs, à lui seul, 12,4 % des revenus totaux du Québec.
La Loi sur la réduction de la dette et instituant le Fonds des générations oblige le gouvernement à réduire la dette à un niveau inférieur à 38 % du PIB au 31 mars 2013, 32 % au 31 mars 2020 et 25 % au 31 mars 2026. En pratique, selon les analyses soumises à la Commission, cela signifie que la dette ne doit pas augmenter de plus de 19 G $ pendant les sept années qui s’écouleront entre mars 2006 et mars 2013. Or, la dette devrait, selon le plan budgétaire 2006-2007 et les récentes révisions apportées au cadre financier, augmenter de 4,6 G $ dans le scénario d’un étalement sur 7 ans / 8 versements et de 5,6 G $ dans le cadre d’un scénario sur 4 ans / 5 versements.
Cette augmentation de 1 G $ de la dette que génèrerait l’étalement des versements sur 4 ans / 5 versements, sur un espace de 19 G $ permis pour augmenter la dette jusqu’en 2013, rendrait plus difficile l’atteinte de la cible fixée par la Loi pour le gouvernement (plus du ¼ de ce 19 G $ étant alors utilisé dès la première année). Or, il appert que les engagements législatifs ainsi pris par la Québec ont eu une influence sur la récente hausse de la cote du Québec par les agences Moody’s et DBRS. De ce fait, la Commission convient que le risque d’une baisse de la cote pourrait être accentué par une hausse de la dette qui mettrait en péril l’atteinte des engagements du gouvernement pour 2013.
L’analyse de la Commission montre que les efforts financiers du gouvernement, notamment les engagements législatifs de ne plus faire de déficit et de réduire la dette, ont convaincu Moody’s et DBRS de hausser la cote de crédit du Québec en juin dernier alors qu’une autre agence, Standard & Poors (S & P), reste en attente de voir si les engagements du Québec se concrétiseront. Cela confirme la fragilité de la cote du Québec et la froideur du regard des marchés financiers que les experts ont fait valoir et que la Commission partage.
La Commission reconnaît que la cote de crédit influence la capacité du gouvernement d’emprunter et le coût des emprunts. Une baisse de cote d’un cran entraînerait une hausse des taux d’intérêt de 0,005 % à 0,1 %. Au Québec, une telle décote ferait progressivement augmenter la charge d’intérêts à chaque année pour atteindre, au bout d’environ 10 ans, des sommes annuelles pouvant aller de 60 M $ à 120 M $, et ce, de façon récurrente. Le tout augmenterait d’autant le service de la dette et réduirait d’autant la capacité financière du gouvernement de respecter ses obligations et d’accomplir ses autres missions.
Dans son évaluation de la possibilité pour le gouvernement d’étaler ses versements sur une période plus ou moins longue, la Commission ne peut donc négliger les effets potentiels de la longueur de la période d’étalement des versements dus par le gouvernement sur la dette et sur la santé financière du Québec.
La Commission prend note notamment qu’en vertu de la Loi sur l’équilibre budgétaire, un déficit aux termes d’une année financière enclenche un mécanisme très contraignant de résorption du déficit dès l’année financière suivante. Ainsi, si le gouvernement encourt un déficit inférieur à 1 G $ pour une année financière, il doit réaliser un excédent au moins égal au déficit au cours de l’année suivante (art.8). Si le déficit est égal ou supérieur à 1 G $, il doit présenter un plan financier de résorption du déficit sur une période maximale de cinq ans, plan qui doit à tout le moins prévoir la résorption d’au moins 1 G $ dès l’année financière suivante.
3.2 Les coûts de l’équité salariale pour le gouvernement
Rappelons l’histoire de l’équité salariale au gouvernement. Depuis nombre d’années, le gouvernement avait entrepris des travaux de relativités salariales en comparant tous les emplois entre eux, non les emplois féminins aux emplois masculins comme le demande la Loi, en vue de se doter d’une politique salariale la plus juste et la moins discriminatoire possible. Ce sont ces travaux qui ont occasionné, depuis 1989, les rajustements salariaux de l’ordre de 800 M $ dont parle le gouvernement dans sa demande.
Le chapitre IX de la Loi sur l’équité salariale permettait aux employeurs de faire approuver, à certaines conditions, les exercices antérieurs de relativités salariales aux fins de l’application de la Loi : ce qui fut fait par le gouvernement et approuvé par la Commission. Ce chapitre a toutefois été contesté en Cour supérieure qui l’a déclaré inconstitutionnel en 2004. Ce jugement fondé sur les concepts de discrimination et du droit fondamental à l’égalité prévu aux chartes canadienne et québécoise a obligé le gouvernement à reprendre les travaux selon les règles du régime général de la Loi.
Ces travaux d’équité salariale terminés à la fin de juin 2006 ont fixé le montant de la correction des écarts salariaux jugés discriminatoires à une somme de 2 669 M $ due depuis le 21 novembre 2001 et qui aurait dû être versée au plus tard au 21 novembre 2005, si le scénario 4 ans / 5 versements était retenu par la Commission. Cette somme sera partagée entre 360 000 personnes salariées de la fonction publique et parapublique.
3.2.1 Le scénario 4 ans / 5 versements
Ainsi, si le gouvernement devait effectuer le paiement d’un coup les ajustements salariaux en 4 ans / 5 versements, c’est une somme de 2 669 M $, intérêts inclus, que le gouvernement devrait débourser au titre de l’équité salariale au cours de la présente année financière qui se termine le 31 mars 2007.
Le gouvernement savait depuis 2001 que la somme pouvait être élevée vu le nombre de personnes salariées concernées (env. 450 000). Il avait donc fait des provisions comptables pour l’équité salariale totalisant 1 520 M $ en 2006-2007 et une prévision visant à porter cette provision cumulativement à 2 891 M $ en 2009-2010. D’ailleurs, le fait que le gouvernement ait inscrit cette provision aux comptes publics a été mentionné aux agences de cotation qui analysaient, à cette époque, la cote du Québec.
Il resterait donc un montant supplémentaire non provisionné de 1 149 M $ pour le gouvernement qui devrait l’inscrire aux comptes publics pour l’année financière 2006-2007, trouver l’argent nécessaire et effectuer le paiement aux personnes salariées d’ici le 31 mars 2007.
L’ajout de ce montant à l’exercice budgétaire 2006-2007 entraînerait vraisemblablement un déficit. Conséquemment, le gouvernement devrait, en vertu de la Loi sur l’équilibre budgétaire, réaliser un excédent égal à ce dépassement au cours de l’année financière suivante, l’année 2007-2008. L’article 8 de la Loi sur l’équilibre budgétaire l’exprime ainsi :
« Si un dépassement de moins de 1 000 000 000 $ est constaté pour une année financière, le gouvernement doit réaliser un excédent égal à ce dépassement au cours de l’année financière subséquente. » [26]
Or, les coûts récurrents de l’équité salariale seraient de 793 M $ en 2007-2008, de 809 M $ en 2008-2009 et de 825 M $ en 2009-2010. Des montants de 457 M $ ayant été provisionnés pour chacune de ces années, les montants annuels supplémentaires à verser seraient respectivement de 336 M $, 352 M $, 368 M $.
La Commission partage l’avis des experts qu’elle a consultés, qu’une approche d’étalement des ajustements salariaux de 4 ans / 5versements ne serait pas sans provoquer un recul d’au moins quatre des sept indicateurs de performance du gouvernement. L’année 2006-2007 se solderait probablement par le plus haut déficit enregistré depuis 9 ans. Conséquemment, le risque de révision à la baisse de la cote de crédit du Québec apparaît réel puisque, si le scénario à 4 ans / 5 versements s’appliquait, le 965 M $ supplémentaire par rapport au scénario de 7 ans / 8 versements porterait la hausse de la dette à 5,6 G $ plutôt qu’à 4,6 G $.
Le gouvernement aurait aussi plus de difficultés à respecter la Loi sur la réduction de la dette et instituant le Fonds des générations[27] vu les contraintes et les échéances qui y sont contenues. Ainsi, le gouvernement s’est engagé à verser 74 M $ au Fonds pour l’année 2006-2007. Il aussi annoncé, dans son Rapport de la mi-année, qu’il allait effectuer une mise de fonds additionnelle de 500 M $ provenant de la vente des actifs de Transelec Chile par Hydro-Québec International qui a rapporté 869 M $. Le gouvernement a invoqué que cette somme additionnelle lui permettrait d’atténuer l’impact de la hausse importante de la dette totale du gouvernement engendrée par le paiement de l’équité salariale.
Dans ces circonstances, la Commission est d’avis que le paiement des ajustements salariaux en 4 ans / 5versements impliquerait que le gouvernement comprime les dépenses, augmente la dette ou hausse les impôts. Ce type d’options menacerait la situation financière du Québec et obligerait à des coupures ou des réaménagements de services qui pourraient compromettre la réalisation des autres missions de l’État.
La Commission écarte donc le scénario de 4 ans /5 versements.
3.2.2 Le scénario 7 ans / 8 versements
Pour obtenir l’autorisation d’étaler sur 7 ans / 8 versements, le gouvernement fait valoir nombre d’arguments, traités précédemment, pour démontrer en quoi le scénario 4 ans / 5versements demeurerait une impasse budgétaire impossible à surmonter, à cause des impacts négatifs sur la performance budgétaire du Québec et, à contrario, en quoi les avantages budgétaires d’un étalement sur 7 ans / 8 versements aideraient le gouvernement dans sa gestion des finances publiques.
Les montants impliqués par le scénario 7 ans / 8 versements se déclinent ainsi. Ce scénario représente une somme de 965 M $ de moins à débourser, en 2006-2007, par rapport au scénario de 4 ans / 5 versements. Dans les faits, les coûts engendrés par ce scénario d’étalement se chiffrent ainsi : 1 704 M $ à verser en 2006-2007 dont 1 520 M $ sont déjà provisionnés aux livres, ce qui laisse un déboursé supplémentaire de 184 M $. En ce qui a trait aux coûts récurrents, ceux-ci sont respectivement de 630 M $ en 2007-2008, de 744 M $ en 2008-2009 et de 825 M $ en 2009-2010. Si l’on considère les montants déjà provisionnés pour les années récurrentes de 2007-2008 à 2009-2010, soit 457 M $ par année, les déboursés supplémentaires seraient de 173 M $ en 2007-2008, de 287 M $ en 2008-2009 et de 368 M $ en 2009-2010.
La Loi sur l’équité salariale, en vertu de son article 72, permet à la Commission d’envisager d’autres solutions que celle demandée par l’employeur. La Commission a donc analysé les autres scénarios d’étalement possibles : un à 5 ans / 6 versements et un autre à 6 ans / 7 versements avant de statuer sur la période d’étalement, étant entendu que, si la Commission rejetait ces deux derniers scénarios, le scénario du 7 ans / 8 versements s’appliquerait automatiquement.
De fait, toujours selon l’article 72 de la Loi :
« La Commission peut, aux conditions qu’elle détermine autoriser un employeur […] à prolonger d’un maximum de trois ans la période d’étalement …. »
3.2.3 Le scénario 5 ans / 6 versements
Le scénario 5 ans / 6 versements représente une somme de 2 269 M $ à verser en 2006-2007. Si l’on considère le montant provisionné de 1 520 M $, c’est une somme supplémentaire de 749 M $ qui devrait être déboursée au titre de l’équité salariale d’ici au 31 mars 2007. Bien que représentant 400 M $ de moins à débourser que le scénario 4 ans / 5versements, cette somme demeure considérable et impliquerait les mêmes contraintes de résorption du déficit encouru en 2006-2007 durant l’année suivante. Or, en 2007-2008, ce scénario impliquerait un montant récurrent de 793 M $, en 2008-2009 un montant de 809 M $ et 825 M $ en 2009-2010. Aux termes de l’exercice en 2009-2010, ce scénario générerait des coûts de 4 696 M $.
Coûts liés au scénario 5 ans / 6 versements (en millions de dollars )
2006-2007
2007-2008
2008-2009
2009-2010
Cumulé
2 269
793
809
825
4 696 : coût total
-1 520
-457
-457
-457
-2 891 : provisionné
749
336
352
368
1 805 : non provisionné
565
163
65
0
793 : écart par rapport au scénario 7 ans / 8 versements
Le total cumulé des sommes à verser selon le scénario 5 ans / 6 versements représenterait donc un déboursé supplémentaire par rapport au scénario 7 ans / 8 versements de 565 M $ en 2006-2007, de 163 M $ en 2007-2008 et de 65 M $ en 2008-2009 pour un total supplémentaire cumulé de 793 M $ en trois ans.
Pour toutes ces raisons, la Commission estime que le scénario du 5 ans / 6 versements, comme celui du 4 ans / 5 versements, ferait porter un poids financier encore trop lourd quand on le met en relation avec les conséquences des choix budgétaires que le gouvernement devrait faire. La Commission constate aussi que les dangers sur la situation financière du Québec ainsi que les signaux envoyés aux marchés financiers quant au respect de la Loi sur l’équilibre budgétaire seraient sensiblement les mêmes que ce que la Commission a constatés dans son analyse du scénario de 4 ans / 5 versements.
La Commission écarte aussi le scénario 5 ans / 6 versements.
3.2.4 Le scénario 6 ans / 7 versements
Les coûts engendrés par ce dernier sont moindres. Pour 2006-2007, ces coûts sont de 1 946 M $ dont 1 520 M $ sont déjà provisionnés, ce qui laisse un montant de 426 M $ à débourser en 2006-2007. Sachant que le scénario à 7 ans / 8 versements comportait déjà un déboursé supplémentaire de 184 M $, il reste un écart supplémentaire de 242 M $ à trouver en 2006-2007. Aux termes de l’exercice d’étalement cumulé, en 2009-2010, il sera question de 397 millions.
Coûts liés au scénario 6 ans / 7 versements (en millions de dollars)
2006-2007
2007-2008
2008-2009
2009-2010
Cumulé
1 946
720
809
825
4 300 : coût total
-1 520
-457
-457
-457
-2891 : provisionné
426
263
352
368
1 409 : non provisionné
242
90
65
0
397 : écart par rapport au scénario 7 ans / 8 versements
En résumé, si l’on compare les scénarios par rapport au scénario d’étalement de 7 ans / 8 versements demandé par le gouvernement, à court terme, au 31 mars 2007, le scénario 6 ans / 7 versements exigerait 242 M $ de plus; celui de 5 ans / 6 versements, 565 M $ de plus et celui de 4 ans / 5 versements, 965 M $ de plus. En 2009-2010, le scénario 6 ans / 7 versements exigerait 397 M $ de plus, celui de 5 ans / 6 versements, 793 M $ de plus et celui de 4 ans / 5 versements, 1 193 M $ de plus que le scénario 7ans / 8 versements (voir annexe 1).
La Commission estime qu’un écart de 242 millions serait possible à dégager sans compromettre la sécurité financière du gouvernement parce que, d’abord, en 2006-2007, le gouvernement jouit d’un surplus accumulé.
Grâce à sa gestion rigoureuse, le gouvernement a pu faire un surplus budgétaire accumulé de l’ordre de 192 M $. Dans l’hypothèse de 6 ans / 7 versements, ces surplus permettraient de dégager 79 % du montant de 242 M $ qui manquerait pour financer les ajustements salariaux en 7 versements plutôt qu’en 8. Si l’on ajoutait le 21 M $ déjà prévu aux livres pour 2006-2007, on pourrait même parler de 213 M $. La Commission estime donc que les 50 M $ manquants (ou moins, si l’on considère le surplus de 21 M $ anticipé pour l’exercice financier 2006-2007) ne constitueraient pas un montant énorme à résorber sur un budget de 60 G $.
De plus, d’autres rentrées d’argent imprévues sont toujours possibles, comme la majoration récente de quelque 869 M $ du prix de vente des actifs d’Hydro-Québec International dans Transelec Chile ou des transferts d’argent résultant des discussions actuellement menées avec le fédéral (notamment au niveau des infrastructures) ou même les choix budgétaires que le gouvernement déciderait dans les prochaines années pourraient éventuellement faciliter l’application de ce scénario.
Les experts ont néanmoins fait valoir que l’utilisation des excédents cumulés, pour l’un ou l’autre des scénarios d’ailleurs, enlèverait toute marge de manœuvre puisque, l’année 2006-2007 les ayant utilisés, il n’en resterait plus pour les années subséquentes et que le gouvernement se verrait obligé de résorber 397 M $ cumulativement de 2006 à 2009. Ils craignent aussi pour la cote du Québec.
La Commission est consciente que ce scénario obligerait le gouvernement à une gestion plus exigeante du risque devant les aléas de la conjoncture. Mais il est difficile pour la Commission de conclure à l’incapacité financière du gouvernement quand elle constate que le gouvernement fait des surplus, que ses revenus ont été augmentés par la vente d’actifs et qu’il a une dette à régler depuis 2001 envers des travailleuses qui attendent l’équité salariale depuis déjà longtemps et qu’elles ont ainsi largement contribué à la santé financière du gouvernement.
3.3 Les coûts de l’étalement pour les personnes discriminées
3.3.1. Les travailleuses et la retraite
Considérant que le calcul des revenus de retraite est basé sur les cinq années les mieux rémunérées d’une personne et que ces années sont souvent les cinq dernières de sa carrière, plusieurs personnes se sont inquiétées de l’impact qu’aurait le salaire moindre versé à une personne pendant la période d’étalement sur le montant de sa prestation de retraite.
La Commission constate que les personnes salariées qui prendront leur retraite au cours de la période d’étalement des versements verront en fait leurs revenus réduits par le fait qu’elles n’auront reçu, pendant les années d’étalement des ajustements salariaux, qu’un pourcentage du salaire équitable auquel elles auraient pu prétendre n’eut été de cet étalement. Leurs revenus de retraite étant calculés sur des montants encore discriminatoires, elles seront en quelque sorte privées à jamais du plein bénéfice de l’équité salariale.
Ces considérations sont d’autant plus préoccupantes qu’elles sont permanentes et qu’elles risquent d’avoir un plus grand impact sur les personnes salariées aux revenus modestes ou ayant bénéficié de plus grands correctifs.
Dans l’appréciation du préjudice causé par l’étalement, la Commission doit cependant tenir compte de plusieurs autres considérations objectives susceptibles de venir moduler les pertes subies à la retraite. D’une part, la Commission constate que la plus grande partie des pertes occasionnées par l’étalement découle de la possibilité que prévoit la Loi d’étaler les correctifs salariaux sur une période de quatre ans[28]. Ainsi, même si le prolongement de l’étalement de 4 ans / 5 versements à 7 ans / 8 versements entraînait certainement un préjudice additionnel sur les revenus de retraite, il ne génèrerait pas à lui seul des différences importantes.
D’autre part, dans l’état actuel de la législation pertinente, les personnes salariées qui prendront leur retraite après le paiement des ajustements salariaux prévus en 2007 profiteraient de façon importante du fait que la rétroactivité liée au versement des ajustements d’équité salariale pour 2001 à 2006 augmenterait significativement le salaire admissible de l’une de leurs 5 meilleures années. Selon les estimations des experts de la Commission, cela pourrait éliminer tout préjudice causé par l’étalement et augmenterait de façon artificielle la rente de retraite des personnes salariées à l’emploi l’année du versement de la rétroactivité.
En estimant les cotisations qui auraient été dues au cours des cinq années précédant la prise de retraite sans qu’il y ait eu prolongation, le total des cotisations additionnelles requises pourraient varier de 120 $ à 500 $ selon l’année de prise de la retraite. Par ailleurs, il en coûterait autour de 5 millions au gouvernement à compter de 2007, et ce, pour 5 ans. La Commission ne peut toutefois assujettir sa décision à une semblable condition puisqu’une modification législative est nécessaire pour y donner effet.
Sans en faire une mesure formelle dans la décision, la Commission souligne qu’il serait facile et peu coûteux pour le gouvernement de soulever cette hypothèse avec ses comités de retraite dans le but de documenter le sujet, d’identifier les situations les plus problématiques et de mettre en place des moyens, comme le rachat de cotisations susceptibles d’annuler, ou du moins atténuer les effets préjudiciables causés aux rentes de retraite par l’étalement des correctifs salariaux liés à l’équité salariale.
3.3.2 Les pertes salariales subies par les travailleuses
La Commission a déjà établi l’importance qu’accordent les Chartes canadienne et québécoise, ainsi que la jurisprudence, à la protection du droit à l’équité salariale. De là, elle rappelle que l’équité salariale ne saurait être une considération secondaire dans l’appréciation de la capacité de payer du gouvernement et dans l’analyse des choix budgétaires proposés par le gouvernement en l’espèce.
Cela implique que les femmes victimes de discrimination salariale ne doivent pas être les seules à subir les effets des limites budgétaires susceptibles d’affecter l’économie québécoise et la sécurité financière du gouvernement.
À cet égard, la Commission est d’avis que les travailleuses ont déjà encouru des pertes importantes et qu’il convient alors de concevoir une solution qui pourra répartir un peu plus équitablement les efforts à réaliser pour respecter à la fois les obligations du Québec envers la population et la dette qu’il a envers les salariées de l’État relativement à l’équité salariale.
La loi prend pour acquis qu’une discrimination systémique existe à l’endroit des travailleuses et a occasionné un écart salarial qu’il faut corriger. Elle donne aux entreprises, lors de l’adoption de la Loi, un délai de quatre ans pour faire leur exercice d’équité salariale. Au 21 novembre 2001, le salaire équitable doit avoir été identifié pour les catégories à prédominance féminine. Pour amortir le choc financier de l’ajustement, la loi permet un étalement du correctif jusqu’à un maximum de quatre ans. Donc, au 21 novembre 2006, les salaires devraient être équitables pour les travailleuses et la discrimination enrayée pour de bon.
Malgré l’adoption de la Loi en 1996, les travailleuses de l’État ne sont toujours pas payées selon un salaire équitable. Lorsqu’il y a eu des augmentations salariales liées aux conventions collectives, elles ont été calculées sur la base de salaires non équitables. De plus, selon les propos du gouvernement dans sa demande « Un gel des salaires a été appliqué en 2004 et 2005 ainsi qu’en 2005 et 2006 de façon à dégager une marge pour financer les coûts de l’équité salariale à même le cadre de rémunération de 12,6 %.[29] » Ainsi, les travailleuses, à même le gel salarial, ont contribué à ramasser les sommes nécessaires pour que leur salaire devienne équitable.
En autorisant l’étalement sur 4 ans des ajustements salariaux, la Loi cautionne déjà en soi des pertes salariales pour les travailleuses. Malgré cela, si l’on s’en était tenu au régime général de la Loi, les travailleuses discriminées disposeraient depuis 2005 d’un salaire équitable et d’un écart salarial corrigé. Mais, à ce jour, elles n’ont reçu aucun ajustement.
Cette permission d’étaler accordée par la loi comporte un coût pour les travailleuses. En effet, les analyses de la Commission montrent que l’étalement du correctif sur 4 ans / 5 versements, au lieu d’un seul, ne corrige que 75 % de l’écart salarial discriminatoire pour la durée de l’étalement. C’est donc une perte nette pour les travailleuses victimes de discrimination salariale, même si permise par la Loi.
Partant de cela, la Commission a voulu mesurer l’impact du choix de l’étalement sur cinq, six, et sept ans sur le pourcentage du correctif corrigé et sur les pertes salariales.
Si un étalement sur 4 ans / 5 versements ne corrige que de 75 % l’écart salarial discriminatoire, dans un scénario de 7 ans / 8 versements, c’est 56 % du correctif que les travailleuses recevront.
Au global, si on veut traduire l’effet de l’étalement sur 7 ans plutôt que 4 ans, c’est une somme de 1 193 M $ que le gouvernement n’aura pas à verser. Cela se traduit bien entendu par une perte équivalente encourue par les personnes salariées concernées.
Correctifs d’équité salariale de 1 000 $ par an
2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
2008
Total
sur 8 ans
Paiement sans étalement
1000
1000
1000
1000
1000
1000
1000
1000
8000
4 ans/5 vers.
200
400
600
800
1000
1000
1000
1000
6000
5 ans/6 vers.
167
333
500
667
833
1000
1000
1000
5500
6 ans/7 vers.
143
286
429
571
714
857
1000
1000
5000
7 ans/8 vers.
125
250
375
500
625
750
875
1000
4500
Le scénario de 6 ans / 7 versements corrige 62,5 % de l’écart salarial discriminatoire et représente une économie de 793 M $ pour le gouvernement. Pour ce qui est du scénario 5 ans / 6 versements, le correctif de l’écart est de 69 % pour les travailleuses et représente une économie de 397 M $ pour le gouvernement, toujours par rapport à un scénario de 7 ans / 8 versements.
Pour rendre le tout plus concret, la Commission a aussi fait une simulation d’ajustements pour trois emplois typiquement féminins : téléphoniste, infirmière et enseignante à partir d’une hypothèse de salaire au maximum de l’échelle et en y appliquant le vrai correctif calculé par les méthodes d’estimations des écarts utilisées par les comités d’équité salariale du gouvernement.
La première hypothèse concerne une téléphoniste au maximum de l’échelle salariale gagnant 27 595 $ et dont l’écart salarial identifié pour assurer un salaire équitable est de 6,37 %. En ce cas, l’étalement sur 4 ans / 5 versements lui fait perdre 3 695 $. Selon la demande du Conseil, elle perdrait 2 460 $ de plus. Un scénario de 6 ans / 7 versements limiterait la perte salariale à 1 585 $.
Dans le cas d’une enseignante au maximum de l’échelle salariale gagnant 63 527 $ ayant un correctif de 2,35 %, avec l’étalement sur 4 ans / 5 versements, elle accuse une perte salariale admise par la loi de 2 847 $. Selon le scénario de 7 ans / 8 versements demandé par le Conseil, elle perd 2 133 $ de plus. Avec un scénario de 6 ans / 7 versements, la perte salariale est limitée à 1 424 $.
Quant à une infirmière au maximum de l’échelle gagnant 50 939 $ ayant un correctif salarial de 9,36 % de l’étalement sur 4 ans / 5 versements permis par la Loi lui fait perdre 9 536 $. Dans un scénario sur 7 ans / 8 versements, elle perdrait 7 152 $ de plus. Un scénario de 6 ans / 7 versements limiterait la perte salariale à 4 771 $.
Si on ne considère que les pertes salariales subies à partir de 4 ans / 5 versements, la Commission en déduit que si le correctif est élevé et que le salaire l’est aussi, la perte est plus importante, quel que soit le scénario envisagé. Par ailleurs, le scénario 6 ans / 7 versements, au lieu de 7 ans / 8 versements permettrait de récupérer une somme équivalente à un peu moins de la moitié de la différence entre les deux scénarios.
4. Décision
La Commission est d’avis que l’application de l’article 72 de la Loi suppose que l’employeur qui présente une demande de prolongement se trouve dans une situation financière difficile lorsque confronté au scénario de 4 ans / 5 versements permis par la Loi.
Tant par les termes de la Loi que par le contexte constitutionnel et jurisprudentiel qui l’entoure, le prolongement de l’étalement doit être considéré comme une mesure exceptionnelle et de dernier recours. Le report de l’équité salariale implique en effet le maintien de l’iniquité et une atteinte à un droit constitutionnel et fondamental. À ce titre, l’autorisation recherchée en vertu de l’article 72 ne doit pas être accordée à la légère et doit, le cas échéant, respecter le plus possible l’objectif premier de la Loi, soit la correction de la discrimination systémique.
Après analyse des données financières fournies par le Conseil et des considérations évoquées par les experts consultés, la Commission constate que l’économie du Québec se porte bien mais qu’elle demeure fragile.
Quant à la situation budgétaire du gouvernement, elle apparaît stable mais requiert une gestion serrée des finances publiques.
Au sens strict du terme, un gouvernement sera toujours capable de payer une dette, que celle-ci soit rattachée à l’équité salariale ou à autre chose. Toutefois, tel que le soulignait la Cour suprême dans l’arrêt Terre-Neuve c. N.A.P.E., ce serait manquer de réalisme que de croire que les ressources de l’État sont inépuisables. Outre l’équité salariale, le gouvernement doit évidemment remplir d’autres missions que la Commission ne peut ignorer dans son appréciation de sa capacité financière.
L’ensemble de ces considérations amène la Commission à apprécier la demande du Conseil en fonction des conséquences sur la sécurité financière du Québec. De plus, puisque la Loi lui confie le mandat d’apprécier l’opportunité d’accorder ou non un prolongement de l’étalement, la Commission devra soupeser les impacts de cette situation financière avec le prolongement de la discrimination qu’elle implique et, dans le cadre de cette analyse, choisir un juste équilibre entre la capacité de payer et le respect des droits fondamentaux en cause.
En l’espèce, la Commission estime que les contraintes financières liées à un étalement sur quatre ou cinq ans représenteraient un fardeau économique tel qu’elles placeraient effectivement le Québec dans une impasse budgétaire dont les contrecoups se feraient vraisemblablement sentir dans les autres missions de l’État, notamment dans les services à la population dont certains revêtent eux-mêmes un caractère indispensable.
La Commission retient à cet égard que la différence entre les provisions budgétaires effectuées pour l’équité salariale et le coût réel des ajustements identifiés entraînerait, dans les scénarios de 4 ans / 5 versements et de 5 ans / 6 versements, une dépense respective additionnelle de 1 149 M $ et de 749 M $ en 2006-2007 : ce qui placerait le Québec dans une impasse financière aux termes de la Loi sur l’équilibre budgétaire et pourrait sérieusement compromettre la cote de crédit du Québec et la santé de toute son économie.
Les analyses menées par la Commission l’amènent aussi à considérer que les scénarios de versement en quatre ou cinq ans placeraient une forte pression sur la dette et le respect de l’équilibre budgétaire du Québec, qu’ils fragiliseraient la cote de crédit du Québec sur les marchés financiers et qu’ils pourraient vraisemblablement conduire à une décote.
Le cas échéant, le Québec devrait payer des taux d’intérêts plus élevés, ce qui impliquerait en soi des dépenses additionnelles pour le Québec dont la dette atteint présentement 118 G $. De là découleraient vraisemblablement des compressions budgétaires additionnelles, avec l’impact qu’elles auraient sur les services à la population, ou une hausse du fardeau fiscal qui paraît déjà lui-même déjà très élevé.
Bref, la Commission constate que le Québec est effectivement dans l’incapacité financière de payer les ajustements requis aux fins de l’équité salariale selon une période d’étalement de 4 ans / 5 versements ou de 5 ans / 6 versements. Par delà leurs conséquences directes sur les finances de l’État, ces scénarios comportent en effet un fardeau trop élevé sur le maintien d’un sain équilibre budgétaire au profit de l’ensemble de la population québécoise, dont font évidemment partie les quelque 360 000 personnes qui recevront des ajustements salariaux du gouvernement québécois.
Il ne faut pas voir dans ces constats un quelconque assujettissement de la Loi sur l’équité salariale à la Loi sur l’équilibre budgétaire ou la Loi sur la réduction du déficit. Théoriquement, le Québec est capable de respecter chacune de ces lois tout en versant dès aujourd’hui le plein montant des ajustements salariaux. La Commission retient toutefois que les engagements législatifs que représentent ces lois ont joué un rôle important dans la récente hausse de la cote de crédit du Québec et que le respect de ces deux lois par le gouvernement contribue, de ce fait, à maintenir cette cote et une santé financière dont l’ensemble de la population québécoise profitera.
La Commission s’est par ailleurs attardée sur le scénario d’un étalement sur 6 ans / 7 versements. Dans cette hypothèse, c’est une somme supplémentaire de 242 M $ qui s’ajouterait en 2006-2007 aux déboursés de 184 M $ à effectuer au titre de l’équité salariale dans le scénario de 7 ans / 8 versements (comparativement à 565 M $ pour le scénario 5 ans / 6 versements et à 965 M $ pour le scénario sur 4 ans / 5 versements).
La Commission constate que le Québec jouit présentement d’un excédent budgétaire accumulé de 192 M $ (auquel le ministre des Finances prévoit ajouter 21 M $ au terme du présent exercice financier). Si le gouvernement utilisait cet excédent, la différence entre le scénario de 7 ans / 8 versements et le scénario de 6 ans / 7 versements serait réduite à environ 50 M $, somme qui serait elle-même réduite par les impôts perçus sur l’excédent salarial ainsi versé en 2006-2007. Sur un budget annuel de près de 60 milliards de dollars, il s’agirait d’un montant somme toute peu élevé.
Les experts retenus par la Commission l’ont mise en garde quant à l’utilisation des surplus budgétaires accumulés par le Québec. Il s’agirait, disent-ils, d’une mauvaise gestion du risque, la marge de manœuvre financière pour les imprévus étant alors réduite à zéro.
La Commission convient du risque que l’utilisation des surplus pourrait comporter. Aux prises avec l’importante décision de reporter plus encore l’atteinte de l’équité salariale pour des centaines de milliers de personnes jusqu’ici discriminées, la Commission en vient cependant à considérer les choses sous un angle différent en considérant l’impact de l’étalement sur le droit fondamental et constitutionnel à l’égalité et les efforts importants déjà consentis par les personnes salariées visées, notamment le fait qu’elles ont jusqu’ici contribué, par leurs salaires moindres, à améliorer la sécurité financière du Québec.
La Commission rappelle de surcroît que le Conseil affirme lui-même avoir gelé les salaires des employées et employés de l’État en 2004 et 2005 pour dégager une marge de manœuvre pour payer les ajustements liés à l’équité salariale, ce qui fait reposer sur les quelque 360 000 personnes qui y ont droit le fardeau de payer une partie de leurs propres ajustements salariaux et les pénalise doublement si, malgré cela, il y a une période d’étalement additionnelle.
La Commission estime par ailleurs que le risque évoqué pourrait être atténué, voire même éliminé, par l’utilisation d’une partie de la somme de 500 M $ que le Québec désire verser au Fonds des générations. Cette somme, qui provient de la vente de la participation d’Hydro-Québec International dans Transelec Chile, était elle aussi imprévue lors des provisions budgétaires de 2005-2006. Une partie de cette rentrée de fonds a déjà été affectée au budget 2006-2007 et le 500 M $ qui reste pourrait, de l’avis de la Commission, permettre au gouvernement de jouir d’une certaine marge de manœuvre pour couvrir, en tout ou en partie, les coûts d’un étalement de l’équité sur 6 ans / 7 versements. Si le gouvernement les utilisait à cette fin, ces sommes pourraient atténuer le « risque » évoqué par les experts en préservant les surplus et la marge de manœuvre actuels du Québec pour réagir aux imprévus.
Certes, sur un strict plan économique, les analystes financiers jugeraient préférable de verser la totalité des 500 M $ au Fonds des générations et de contribuer ainsi à la réduction de la dette. Il faut cependant se rappeler les principes fondamentaux qui président à l’application de la Loi sur l’équité salariale et plus particulièrement à l’application de son article 72. L’étalement additionnel des versements liés à l’équité salariale reporte à plus tard la correction de la discrimination faite aux femmes en emploi. Selon le scénario d’étalement recherché par le Conseil du trésor, celles-ci ne profiteraient de l’équité salariale que douze ans après l’adoption de la Loi.
Une demande d’étalement additionnel n’est pas une simple question d’économie ou de finances. La perspective d’un étalement doit également être considérée, comme le souligne la Cour suprême, comme une grave atteinte aux droits des personnes discriminées. L’application de l’article 72 en l’espèce ne peut donc se réduire à un simple exercice de comptabilité gouvernementale mais doit également garantir le plus possible le respect des droits fondamentaux des personnes visées par les ajustements salariaux.
Il n’appartient évidemment pas à la Commission de dicter les choix budgétaires du Québec. Toutefois, le rôle qui lui est confié dans l’application de la Loi sur l’équité salariale, et le rôle qui lui est confié dans le cadre de l’article 72 de la Loi, l’autorise certainement à considérer la raisonnabilité de ces choix budgétaires lorsqu’elle apprécie la capacité d’un employeur de payer les ajustements salariaux requis pour corriger la discrimination systémique fondée sur le sexe et lorsqu’elle pondère les impacts d’un étalement additionnel des versements avec les pertes assumées par les personnes ainsi discriminées.
Aux termes de son analyse de l’ensemble des considérations soulevées par la demande du Conseil, la Commission estime qu’un employeur ne peut écarter l’équité salariale de ses priorités budgétaires alors qu’il dispose d’une certaine marge de manœuvre financière.
Ainsi, selon le portrait financier brossé par le gouvernement, la Commission est d’avis que ce dernier pourrait raisonnablement faire l’effort budgétaire de procéder au versement des ajustements salariaux sur une période de 6 ans / 7 versements sans mettre en péril l’économie et la sécurité financière du Québec.
Est-il nécessaire de préciser une fois de plus qu’il n’appartient pas aux femmes de la fonction publique et parapublique québécoise de porter à elles seules le fardeau des difficultés financières ou de la fragilité de la santé financière du Québec ? En subissant un étalement additionnel de deux ans qui perpétue d’autant la discrimination salariale dont elles sont victimes, la Commission estime qu’elles auront largement fait leur part pour la santé financière du Québec.
En terminant, la Commission souligne ne pas s’être sentie liée de quelque façon que ce soit par l’accord des dirigeants syndicaux dont fait état la demande déposée par le Conseil du trésor. L’application de l’article 72 ne dépend pas de l’accord des parties patronale et syndicale, mais tient plutôt de l’analyse des difficultés financières vécues par un employeur et des impacts d’un étalement additionnel sur les personnes discriminées. Pas plus que la Loi sur l’équité salariale elle même, l’application de l’article 72 ne saurait être valablement négociée entre un syndicat et son employeur[30].
Enfin, bien que les programmes d’équité salariale du gouvernement ne soient pas tous complétés, la Commission constate que l’exercice est terminé pour près de 90 % des effectifs visés. De même, la demande déposée ne fait pas de distinction entre les programmes déjà complétés et ceux qui le seront plus tard et les montants étudiés par la Commission couvrent, à toutes fins pratiques, l’ensemble des coûts anticipés au titre de l’équité salariale.
Dans les circonstances, la Commission estime préférable de retenir une approche globale et d’éviter la multiplication inutile de demandes de même nature par le gouvernement. Il en va d’ailleurs d’un traitement identique de toutes les personnes salariées de l’État. Par conséquent, la Commission considère que la présente décision est applicable à l’ensemble des ajustements dus par la Conseil aux termes des différents programmes d’équité salariale complétés ou non dans les deux entreprises pour lesquelles il est l’employeur aux fins de la Loi.[31]
Pour ces motifs, compte tenu des pouvoirs qui lui sont conférés par l’article 72, notamment celui d’imposer des conditions à un étalement additionnel, la Commission, à la majorité :
· AUTORISE le Conseil du trésor à étaler sur une période de six ans les versements des ajustements salariaux identifiés dans le cadre de ses différents programmes d’équité salariale, qu’ils soient à ce jour complétés ou non;
· PRÉCISE que ces versements devront être annuels et égaux.
Résolution prise à la majorité par la Commission de l’équité salariale à sa 158e séance tenue le 3 novembre 2006, 16 h 30 (résolution CÉS-158-2.1-5018)
Rosette Côté, présidente Carol Robertson, commissaire
Opinion dissidente de la commissaire Louise Marchand
Table des matières
I LES FAITS page 24
A) La demande d’étalement page 24
B) Les coûts de l’équité salariale et les conséquences sur le budget page 25
C) L’état de l’économie du Québec page 27
D) L’état des finances publiques page 29
a) Le fardeau fiscal page 30
b) La dette page 30
c) Les équilibres financiers page 33
d) La cote de crédit page 35
· Les facteurs de relèvement page 35
· La fragilité de la cote page 37
II ANALYSE page 39
A) La définition de l’incapacité page 39
B) L’arrêt Terre-Neuve page 40
C) Le caractère raisonnable de la demande page 42
a) Les pertes des personnes salariées page 42
b) L’incapacité de payer du gouvernement du Québec page 44
· Le déficit page 45
· La dette page 46
· Les conséquences sur la cote de crédit page 48
· Le fardeau fiscal page 49
· Les coupures de service à la population page 49
III CONCLUSION page 50
Je ne peux souscrire à la décision de mes collègues de n’accorder à l’employeur Conseil du trésor du gouvernement du Québec qu’une autorisation de deux années supplémentaires pour étaler les versements des ajustements salariaux relatifs à l’équité salariale. Je suis en effet d’avis que cet employeur a démontré son incapacité de verser ces ajustements dans le délai prévu au régime général de la Loi sur l’équité salariale (la Loi) et que, de ce fait, la Commission de l’équité salariale (la Commission) doit l’autoriser à prolonger la période d’étalement de trois ans, tel qu’il le demande.
Je suis en effet d’avis que les sommes en jeux sont considérables et qu’ajouter des montants additionnels précarise davantage les finances publiques. Rappelons que si l’étalement en huit versements était autorisé, le gouvernement devrait verser la somme de 1 704 M $ au printemps prochain. Selon le scénario retenu par mes collèges, c’est 1 946 M $ qu’il devra verser.
I LES FAITS
A) La demande d’étalement
La Commission est saisie d’une demande formulée par l’employeur Conseil du trésor du gouvernement du Québec (le gouvernement) requérant une autorisation d’étaler les versements d’ajustements salariaux qui ont été déterminés (ou le seront) dans le cadre des programmes d’équité salariale touchant certains employés des secteurs public et parapublic, dont les réseaux de la Santé et Services sociaux et de l’Éducation.
Cette demande est fondée sur l’article 72 de la Loi qui se lit ainsi :
72. La Commission peut, aux conditions qu'elle détermine, autoriser un employeur qui lui démontre son incapacité de verser les ajustements salariaux à prolonger d'un maximum de trois ans la période d'étalement de ces ajustements.
Par ailleurs, la Commission peut, lorsqu'elle a des motifs raisonnables de croire que la situation financière de l'employeur s'est améliorée, exiger le versement de ces ajustements ou établir de nouvelles modalités.
Elle peut à ces fins requérir de l'employeur tout document ou renseignement, notamment les résultats de toute démarche effectuée auprès d'une institution financière en vue d'obtenir un prêt.
Cet article déroge au régime général de la Loi, édicté par l’article 70, qui stipule que :
70. Les ajustements salariaux peuvent être étalés sur une période maximale de quatre ans.
Lorsqu'il y a étalement, les versements doivent être annuels et le montant de chacun doit être égal.
(Je souligne)
En vertu de ce dernier article, les ajustements salariaux devaient être payés à partir du 1er novembre 2001, en 4 versements égaux et, compte tenu de l’écoulement du temps dans le dossier qui nous occupe, le dernier versement était dû le 21 novembre 2005. Cette date étant dépassée, le gouvernement doit donc payer la totalité des arriérés, les intérêts au taux légal en vertu de l’article 71 et le plein montant récurrent des ajustements dus au 21 novembre 2006. À ces sommes, il faut aussi ajouter les augmentations prévues au cadre de rémunération en vigueur depuis décembre 2005.
Le gouvernement a annoncé qu’il verserait le total de ce montant (la rétroactivité) au printemps 2007.
Avec un étalement en 8 versements, ce montant serait de 1 704 M $. Avec l’étalement en 7 versements autorisé par mes collègues, le chèque sera de 1 946 M $ soit 242 M $ de plus. L’écart entre le scénario de mes collègues et le mien est donc de 242 M $ immédiatement (je reviendrai sur les coûts indirects) et de 397 M $, écart cumulé en 2009-2010.
Le total des paiements en 2009-2010 sera de 4 300 M $, selon ce que mes collègues décident. Si l’étalement sur 8 versements avait été autorisé, comme je le préconise, le total d’ici cette année aurait été de 3 903 M $.
Notons que si aucun étalement n’avait été permis, le gouvernement aurait dû verser 2 669 M $ soit 965 M $ de plus qu’un étalement de 8 versements, un écart cumulé de 1 193 M $ en 2009-2010, pour un grand total de 5 096 M $.
On se rappellera que, sur la base des ces prévisions d’origine, le gouvernement avait provisionné une somme de 1 520 M $, comme compte à payer au printemps 2007. Selon le scénario d’étalement retenu, l’écart entre cette provision et le montant à verser devra être comblé.
Il faut ajouter que le gouvernement devra par la suite payer 825 M $ à chaque année, au titre de l’équité salariale. Ce montant total récurrent a été fixé par les comités d’équité salariale des secteurs public et parapublic. Au début de l’exercice d’équité le gouvernement avait estimé que ce montant annuel serait de 457 M $.
La somme à payer dépasse donc de 80 % le montant prévu.
B) Les coûts de l’équité salariale et les conséquences sur le budget
Dans le document déposé à la Commission pour soutenir son argumentaire[32], le gouvernement fait une description détaillée de l’état des finances publiques du Québec et affirme que les coûts de l’équité salariale seront considérables. Il demande à la Commission de lui permettre d’étaler le paiement des ajustements en huit versements, affirmant n’avoir aucune marge de manœuvre pour les défrayer maintenant sans risquer de mettre les finances publiques en difficulté.
Le gouvernement affirme que, malgré l’amélioration récente des revenus budgétaires :
« (…) la situation financière demeure difficile en raison notamment des pressions qui s’exercent sur les dépenses de programme et des risques qui demeurent quant à l’évolution de la conjoncture économique. »[33]
Il fait aussi valoir que le fardeau fiscal imposé aux contribuables est très élevé et qu’il ne veut pas l’augmenter parce que les conséquences sur l’économie seraient trop lourdes. En fait, les données comparatives démontrent que le fardeau fiscal des Québécois est le plus élevé au Canada. Quant à la dette, les comptes publics l’établissaient à 118,2 G $ au 31 mars 2006, soit 44 % du Produit intérieur brut (PIB). L’entente intervenue en juin sur l’équité salariale fera passer la dette prévue entre mars 2006 et mars 2007 de 2,9 G $ à 4,5 G $. Toutefois, compte tenu de l’injection récente dans le Fonds des générations d’un montant de 500 M $ tiré de la vente de Transelec Chile, par Hydro-Québec International, la hausse prévue de la dette est ramenée à 4 G $.
Il faut ajouter à cette somme la dette des réseaux de la Santé et de l’Éducation qui atteint, cette année, 13,3 G $.
Le gouvernement rappelle également que sa politique de rémunération, annoncée en juin 2004, prévoyait une croissance de 12,6 % en six ans, soit une hausse de 3,2 G $ d’ici 2009-2010 pour couvrir les augmentations des conventions collectives et parer aux coûts de l’équité salariale. Un gel des salaires a donc été décrété pour 2004-2005 et 2005-2006, afin de dégager la marge requise pour l’équité salariale.
Le document gouvernemental fait aussi état des étapes franchies et des montants déjà versés au titre des travaux de relativité salariale, avant l’adoption de la Loi. Depuis la fin des années 1990, la rémunération globale a, de fait, profité d’un relèvement récurrent de l’ordre de 552 M $ et les travaux réalisés en vertu du chapitre IX de la Loi ont permis des ajustements dont la valeur récurrente est de 210 M $ en 2006-2007. Bien que le chapitre IX de la Loi ait été invalidé par la Cour supérieure[34], le 9 janvier 2004, les correctifs découlant des travaux ont été maintenus, les deux derniers versements ayant été faits en novembre 2004 et novembre 2005. La masse salariale a été alors majorée de 85 M $. Comme le gouvernement n’a pas porté la décision de la Cour supérieure en appel, les travaux d’équité salariale ont été revus, en vertu du régime général de la Loi et, entre janvier 2004 et juin 2006, des programmes ont été réalisés touchant 90 % des 520 000 personnes salariées employées par le Conseil du trésor.
Le gouvernement fait valoir que les délais de réalisation des travaux ont eu des conséquences sérieuses sur son cadre financier de l’année en cours et compromis sa capacité à effectuer des correctifs salariaux sur une période aussi courte que quatre ans. Comme on l’a vu plus haut, en dépit de la prudence qui l’a incité à provisionner une somme de 1 520 M $ dans le budget de mars 2006 pour les coûts afférents à la période 2001-2002 à 2006-2007, en se fondant sur les données connues alors, les résultats des travaux terminés en juin 2006 portent les coûts à des sommes beaucoup plus importantes que prévues. Compte tenu de l’augmentation de la somme récurrente, de 457 M $ à 825 M $, l’écart à absorber entre les divers scénarios varie entre 242 M $ et 965 M $ pour la période de 2001-2002 à 2006-2007 et la somme cumulée entre 397 M $ et 1 193 M $ pour la période 2001-2002 à 2009-2010.
Le document du gouvernement affirme que les sommes à payer, si le scénario à 8 versements n’est pas autorisé, affecteront gravement la santé financière du Québec et il plaide que ces sommes excédentaires sont d’une ampleur tellement considérable qu’il ne peut les absorber, à moins d’envisager une ou plusieurs des conséquences suivantes :
· contrevenir à la Loi sur l’équilibre budgétaire[35];
· compromettre l’observation de la Loi sur la réduction de la dette et instituant le Fonds des générations[36];
· risquer de supporter une baisse de sa cote de crédit et des intérêts plus élevés sur ses emprunts;
· effectuer des coupures importantes dans les services à la population;
· décréter une hausse de taxes et d’impôts considérables.
Le gouvernement affirme :
« Le gouvernement ne dispose d’aucune marge de manœuvre financière additionnelle qui lui permettrait de financer des coûts d’équité salariale plus importants que ce qui était prévu aux équilibres financiers.»[37]
(Je souligne)
Or, la solution retenue par mes collègues, qui accordent une prolongation de deux ans au lieu de trois, impose de payer un montant additionnel de 426 M $, ce qui porte la somme à payer au printemps 2007 à 1 946 M $, au lieu des 1 520 M $ provisionnés.
Pour bien comprendre toutes ces données, un tableau illustrant les différents scénarios d’étalement est joint en annexe de la présente décision.
C) L’état de l’économie du Québec
Pour bien évaluer la demande du gouvernement, la Commission a retenu les services de deux groupes d’experts qui ont fait un portrait de la situation économique et des finances publiques du Québec. Le premier groupe était formé de représentants des cabinets Mallette et KPMG. Le deuxième groupe était composé des économistes Pierre Fortin, professeur à l’UQAM et Marc Van Audenrode, vice-président du Groupe d’analyse, assistés de Pierre Emmanuel Paradis et François Laliberté, tous deux économistes au Groupe d’analyse. Les deux groupes ont remis des rapports et ont été entendus par la Commission.
Globalement, les experts confirment les chiffres et la position du gouvernement. L’économie se porte relativement bien mais il ne fait pas de doute que les finances publiques sont sous pression, sollicitées au maximum de leur capacité et que le gouvernement marche sur le fil du rasoir. Bref, selon ma compréhension, il est clair qu’en ajoutant un fardeau additionnel, de l’ordre de celui dont on discute ici, sur les épaules du gouvernement, pour reprendre l’expression populaire, « on joue avec le feu ».
Le premier groupe a souligné les éléments suivants : les indicateurs de performance dont le gouvernement s’est lui-même doté pour analyser sa situation économique démontrent en effet que, dans l’ensemble, l’économie du Québec s’est améliorée au cours des 10 dernières années. Dans sa mise à jour déposée le 24 octobre dernier à l’Assemblée nationale, sous le titre Le point sur la situation économique et financière du Québec, le ministre des Finances, Michel Audet, affirmait en effet que, sous réserve de :
«(…) certains secteurs comme celui du bois d’oeuvre, l’économie du Québec se porte bien, malgré un contexte international difficile caractérisé par des prix élevés des produits pétroliers, un dollar fort, une concurrence accrue des pays émergents d’Asie et le ralentissement anticipé de l’économie américaine. »[38]
Les experts soulignent également que la création d’emplois devrait se maintenir à près de 50 000 nouveaux emplois en 2007 et le taux de chômage devrait se situer à environ 8 %. Le ministre précise de son côté que même si les prévisions de croissance économique du dernier budget se situaient autour de 2,5 % en 2006 et de 2,4 % en 2007, le taux ajusté sera en réalité plus près de 2 %, notamment à cause de la faiblesse de nos exportations, exportations qui ont néanmoins progressé pour une deuxième année, après trois ans de recul, comme le notent les experts de Mallette et KPMG.
En somme, comme le souligne le rapport des experts de Mallette et KPMG :
« L’économie du Québec se porte relativement bien et la situation financière du gouvernement s’améliore depuis 19997-1998 comme l’indique l’analyse des états financiers pour l’exercice terminé le 31 mars 2006. » [39]
En cela, leur rapport rejoint l’analyse que fait le ministre des Finances qui écrivait dans sa mise à jour du 24 octobre dernier [40]:
« (…) malgré un contexte international difficile, l’économie québécoise se porte bien. En particulier la demande des ménages et l’investissement des entreprises restent élevés, ce qui supporte l’emploi et les rentrées fiscales. [41]»
Le ministre avait toutefois noté précédemment :
« Dans l’ensemble la croissance économique mondiale reste forte mais elle devrait se modérer l’an prochain. Toutefois, le Québec, qui exporte près de 40 % de son produit intérieur brut (PIB) vers l’étranger, en majorité à destination des États-Unis, bénéficie peu de cet essor mondial.
Certains facteurs particuliers limitent en effet la progression des exportations québécoises comme la forte remontée du dollar canadien, la présence de plus en plus grande de la Chine sur les marchés des entreprises québécoises et, pour 2007, le ralentissement attendu de la croissance économique américaine. [42]»
En d’autres termes, le ministre semble dire que si le Québec a connu récemment une embellie de son économie, la situation est de toute évidence très fragile et la perspective d’un ralentissement de la croissance est quand même réelle. Les experts sont d’accord.
Ainsi, les économistes Fortin et Van Audenrode identifient ce ralentissement de la croissance et la perspective d’un ralentissement de l’économie des États-Unis comme pouvant affecter les exportations du Québec et les revenus fiscaux du gouvernement. Ces économistes notent également que certains secteurs connaissent des problèmes très graves. Il est notoire, en effet, que la crise de l’industrie de la forêt est aiguë. Voici ce qu’ils en disent :
« Sur la forêt, nous souscrivons au diagnostic d’une éditorialiste (A. Krol, « Après l’urgence » La Presse, 22 octobre 2006) qui faisait récemment remarquer : « La crise qui frappe aujourd’hui l’industrie québécoise de la forêt, la pire de son histoire, est un véritable cataclysme.»[43]
Ils ajoutent :
« L’agriculture traverse elle aussi de graves difficultés, que reflète notamment l’important déficit de la Financière agricole du Québec.(…) Enfin le secteur manufacturier dans son ensemble vit une crise de première importance. Il doit composer avec une appréciation de 40 % du dollar canadien depuis 2002 et une concurrence étrangère féroce dans les industries traditionnelles comme les pâtes et papier, le bois, le vêtement, le textile, le meuble, le pneu etc. [44]»
Ils insistent sur le déséquilibre entre l’emploi du secteur manufacturier qui perd des postes alors que celui des services en gagne (ce qui fait que le taux de chômage ne bouge guère au net) et ajoute que ce déséquilibre n’était pas présent pendant les premières années de la reprise, entre 1997 et 2002. Ils concluent là-dessus :
« Compte tenu de l’importance des secteurs touchés par la crise des ressources et de fabrication pour toutes les régions du Québec, les ressources gouvernementales vont être fortement sollicitées au cours des prochaines années, même si la conjoncture économique d’ensemble n’a rien d’une récession généralisée.»[45]
(Je souligne)
Faisant allusion au ralentissement de la croissance, à l’augmentation du prix du pétrole et à la hausse du dollar canadien dont le niveau élevé nuit aux entreprises exportatrices, le gouvernement écrit, de son côté :
« Il est difficile pour l’instant de mesurer quel sera l’impact de ces développements sur la croissance économique au Québec dans les prochains mois, sans compter les difficultés additionnelles qu’éprouve l’industrie forestière. Il est cependant utile de rappeler que ces impacts peuvent être significatifs sur les équilibres financiers du gouvernement. En effet, une baisse de 1 point de pourcentage de la croissance économique se traduit par une réduction de 450 M $ des rentrées fiscales du gouvernement. »[46]
En d’autres termes, tout comme le gouvernement, les économistes soulignent que plusieurs secteurs sont extrêmement fragiles et qu’il faut faire preuve de la plus grande vigilance.
D) L’état des finances publiques
Le gouvernement souligne dans sa demande que malgré l’amélioration récente des revenus budgétaires, « la situation financière demeure difficile en raison notamment des pressions qui s’exercent sur les dépenses de programme et des risques qui demeurent quant à l’évolution de la conjoncture économique. »[47]
Le groupe Mallette et KPMG écrit que la situation financière « s’améliore depuis 1997-1998 comme l’indique l’analyse des états financiers pour l’exercice terminé le 31 mars 2006 ».[48] Les économistes Fortin et Van Audenrode affirment, de leur côté, que le Québec « est toujours sur le fil du rasoir ».
Ils disent aussi :
« Il faut (…) observer que les aléas négatifs frappent les opérations budgétaires du Québec de façon plus fréquente et plus importante que les aléas positifs. Malgré la conjoncture favorable des dernières années, le gouvernement a dû avoir systématiquement recours aux excédents cumulés pour fermer ses comptes en fin d’année. Les excédents cumulés ont littéralement fondu, passant de 1 871 M $ au 31 mars 2002 à 192 M $ au 31 mars 2006. »[49]
a) Le fardeau fiscal
Le gouvernement fait valoir que le fardeau fiscal imposé aux contribuables est le plus élevé des provinces canadiennes. « Même à l’échelle internationale, le fardeau fiscal du Québec dépasse celui des pays du G7 (34,6 %) et celui des pays de l’OCDE (36,3 %)[50] ».
Il ajoute qu’il ne veut pas augmenter les impôts mais plutôt les réduire.
« (…) hausser les prélèvements fiscaux pour résorber l’écart budgétaire découlant du règlement de l’équité salariale ne constitue pas une solution à envisager. Une telle hausse irait à l’encontre des orientations gouvernementales et serait préjudiciable à l’économie du Québec. » [51]
Les économistes Fortin et Van Audenrode sont d’accord. Ils écrivent en effet que :
« (…) le niveau des impôts et taxes du Québec est déjà le plus élevé de toutes les provinces canadiennes en pourcentage du revenu intérieur brut. (…) En 2003 (…) l’ensemble des impôts et taxes payées à tous les niveaux de gouvernements calculés selon le protocole de l’OCDE s’élevaient à 38,3 % du PIB au Québec, à 34,6 % en Ontario et à 33,8 % en moyenne au Canada et à 25,6 % aux États-Unis. Comme les règles fiscales fédérales sont les mêmes dans toutes les régions du Canada, les écarts entre le Québec et les autre parties du pays sont dus, dans leur quasi-totalité, au fait que les Québécois paient plus d’impôts et taxes que les autres Canadiens aux niveaux provincial, municipal et scolaire ». [52]
b) La dette
Le gouvernement fait valoir que la dette était de 116,6 G $ au 31 mars 2005, ce qui la plaçait à 44,0 % du Produit intérieur brut (PIB).
Au 31 mars 2006, la dette était de 118,2 G $ et les plus récentes révisions au cadre financier de 2006-2007 annonçaient qu’elle subirait une augmentation de 2,9 G $. Si on ajoute à ce montant le coût de l’équité salariale étalé sur 8 versements, soit 1,7 G $, la dette augmenterait cette année de 4,6 G $, pour un total de 122,8 G $. Si le scénario de 5 versements avait été retenu, la dette aurait été accrue de 5,6 G $, pour un total de 123,8 G $.
De ces montants il faut soustraire la somme investie dans le Fonds des générations, qui sera cette année de 574 M $. Nous y reviendrons plus loin.
Le groupe Mallette-KPMG confirme ces chiffres. Ces experts précisent toutefois que le pourcentage de la dette était à 52,2 % du PIB en 1997-1998. Les économistes Fortin et Van Audenrode soulignent quant à eux que la dette de 118,2 G $ équivaut maintenant à 43 % du PIB de 2005 (275 G $).
Il importe de préciser à ce stade que, peu importe le scénario retenu, le montant du versement de l’équité salariale qui sera fait au printemps 2007 devra être emprunté, augmentant d’autant la dette directe du Québec. Le groupe Mallette-KPMG fournit l’explication suivante :
« Compte tenu de l’incertitude quant à la date du versement, le gouvernement du Québec n’a pas jugé à propos de considérer une somme à cet égard dans la gestion de ses liquidités. Le versement éventuel de l’équité salariale au cours de l’exercice 2006-2007, (…) augmentera d’autant la dette directe du gouvernement du Québec.»[53]
Par ailleurs, compte tenu du poids de la dette qui atteint « (…) le niveau le plus élevé parmi les provinces canadiennes[54] , le gouvernement a annoncé, lors du dernier budget, l’adoption d’une loi pour contraindre ses opérations financières et s’obliger à réduire le pourcentage de la dette par rapport au PIB. Le gouvernement annonçait du même souffle « la création du Fonds des générations qui est dédié exclusivement au remboursement de la dette.[55]» Dans sa demande à la Commission, le gouvernement s’explique :
« Tel que mentionné au moment de la création du Fonds des générations, le Québec fait face à des changements démographiques sans précédent. En plus de voir sa population vieillir rapidement, le Québec verra sa population en âge de travailler diminuer dès 2012. Ces changements démographiques auront des répercussions négatives sur l’économie en plus d’exercer de fortes pressions sur les finances publiques. [56]»
La Loi sur la réduction de la dette et instituant le Fonds des générations[57] a été adoptée par l’Assemblée nationale le 15 juin 2006. L’article 1 de cette loi oblige le gouvernement à réduire la dette à un niveau inférieur à 38 % du PIB du Québec au plus tard le 31 mars 2013, à un niveau inférieur à 32 % de ce produit au plus tard le 31 mars 2020 et à un niveau inférieur à 25 % au plus tard le 31 mars 2026. Les économistes Fortin et Van Audenrode commentent ainsi le premier objectif de réduction du poids de la dette à 38 % du PIB d’ici 2013 :
« En pratique, cela signifie que la dette ne doit pas augmenter de plus que 17 G $ à 19 G $ pendant les sept années qui s’écouleront entre mars 2006 et mars 2013. Cet objectif est réalisable mais exigeant. Selon le budget présenté en mars 2006, la dette totale du gouvernement devait augmenter de 3,0 G $ dans l’année financière courante. Mais en vertu du règlement de juin 2006 sur l’équité salariale, le montant déjà provisionné de 1 520 M $ allait devoir être emprunté en 2006-2007 afin de financer en partie les ajustements salariaux qui seront versés aux employés. Cela voulait dire qu’au cours de la première des sept années à venir, 2006-2007, l’augmentation de la dette aurait absorbé 24 % de la hausse cumulative de 19 G $ que permet la Loi sur la réduction de la dette d’ici mars 2013 dans la meilleure hypothèse sur la croissance du PIB[58]. »
Quant au Fonds des générations, l’article 2 de la Loi précise que :
« Ce fonds est affecté exclusivement au remboursement de la dette du gouvernement.»
À son article 3, la Loi prévoit aussi que ce fonds peut être alimenté par diverses sources, notamment par des sommes provenant de la vente d’actifs, de droits ou de titres du gouvernement. Les sommes composant ce fonds seront déductibles de la dette totale du gouvernement. Lors du discours du budget du 23 mars 2006, le gouvernement avait annoncé qu’il souscrirait 74 M $ pour la première année du Fonds qui entrera en vigueur au 1er janvier 2007.
Dans Le point sur la situation économique et financière du Québec[59], déposé en octobre dernier à l’Assemblée nationale, le ministre des Finances a annoncé qu’une mise de fonds additionnelle de 500 $ M serait injectée dans le Fonds des générations en 2006-2007, somme qui découle de la vente de Transelec Chile, une firme détenue par Hydro-Québec International. La perspective de cet investissement était déjà envisagée dans la demande faite à la Commission, compte tenu de l’augmentation de la dette imputable au paiement de l’équité salariale.
Le montant souscrit au Fonds des générations sera donc de 574 M $ en janvier 2007, ce qui réduira d’autant le montant total de la dette.
Fortin et Van Audenrode disent à ce sujet :
« Avant juin 2006, la seule création du Fonds, accompagnée d’une injection minimale de 74 M $ a pu suffire à procurer au Québec une amélioration de sa cote de crédit. Mais, depuis cette date, l’évolution de la situation financière du gouvernement requiert qu’il effectue des versements plus substantiels au fonds s’il veut garder le cap sur la cible de mars 2013 tout en maintenant et en améliorant sa cote. La question n’est pas de savoir si le gouvernement a mis trop d’argent dans le Fonds, mais s’il en a mis assez. »[60]
(Je souligne)
Ils rejoignent ainsi le gouvernement :
« Compte tenu de l’ampleur des emprunts à réaliser par le gouvernement sur les marchés financiers (près de 12 G $ en 2005-2006), il est primordial de limiter la croissance de la dette pour ne pas mettre en péril la hausse récente de la cote du Québec. »[61]
c) Les équilibres financiers
Le gouvernement fait aussi valoir que le cadre financier qui le régit lui impose des contraintes additionnelles.
Ainsi, les articles 6 et 7 de la Loi sur l’équilibre budgétaire[62], adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale, le 19 décembre 1996, interdisent au gouvernement de présenter un budget déficitaire. Le non-respect de la Loi pour une année financière enclenche un mécanisme de résorption du déficit dès l’année financière suivante :
- si le déficit est inférieur à 1 G $ pour une année financière, le gouvernement doit réaliser un excédent égal au déficit au cours de l’année financière suivante;
- si le déficit est égal ou supérieur à 1 G $, le gouvernement doit présenter un plan financier de résorption du déficit sur une période maximale de cinq ans. Le plan doit prévoir la résorption d’au moins 1 G $ dès l’année financière suivante et 75 % du déficit total au cours des quatre premières années du plan.
Les experts de Mallette et KPMG expliquent que par l’adoption de cette loi :
«(…) l’Assemblée nationale contraignait le gouvernement à de sains principes de gestion financière, éliminant la tentation d’alourdir le fardeau fiscal imposé aux générations futures. »[63]
Ils se réfèrent aussi à l’article 10 de la Loi qui décrit les circonstances donnant ouverture à un déficit :
- une catastrophe ayant un impact majeur sur les revenus et les dépenses;
- une détérioration importante des conditions économiques;
- une réduction substantielle des paiements découlant des programmes de transferts fédéraux aux provinces.
Ils soulignent enfin que depuis l’adoption de cette Loi, le gouvernement a géré les finances publiques à l’intérieur de ce cadre.
Dans sa demande, le gouvernement démontre que, depuis 1996-1997, les équilibres budgétaires ont, en effet, été maintenus. Ainsi, pour l’année 2004-2005, les excédents cumulés en fin d’exercice étaient de 155 M $.
Au budget de cette année, les recettes (revenus autonomes et transferts fédéraux) totalisaient environ 58 M $. Le rapport de mi-année démontre une augmentation des excédents cumulés de 37 M $, pour atteindre 192 M $ et prévoit un surplus de 21 M $ au 31 mars 2007. Cette prévision de surplus découle de compressions de 653 M $ qui seront demandées aux ministères et organismes du gouvernement d’ici mars 2007 et qui seront par la suite récurrentes. Ces compressions seront réalisées notamment par la suspension de l’utilisation de certains crédits et le gel du droit de recrutement du personnel du secteur public.
Les excédents cumulés (dont les économistes Fortin et Van Audenrode disent qu’ils ont littéralement fondus entre 2002 et 2006) tiennent par ailleurs compte des sommes déjà provisionnées pour régler le dossier de l’équité salariale. Le gouvernement a en effet inscrit des montants totalisant 1,520 G $ durant les 2 dernières années financières (673 M $ pour 2004-2005, 390 M $ pour 2005-2006 et 457 M $ pour 2006-2007).
À ces montants il faut ajouter une provision supplémentaire de 108 M $, inscrite aux états financiers consolidés du 31 mars 2006.
Le gouvernement fait valoir que le scénario de 8 versements est ainsi le seul qu’il puisse absorber. Il souligne en effet que compte tenu des provisions, les coûts additionnels pour l’équité salariale seront limités à 76 M $ en 2006-2007. L’écart budgétaire à résorber pour maintenir l’équilibre budgétaire en 2006-2007 sera alors de 300 M $.
Le gouvernement explique aussi que d’autres besoins et priorités qui résultent de choix collectifs exerceront des pressions importantes sur les finances publiques. Il donne les exemples des dépenses en matière de santé, d’éducation, de soutien à la famille et de développement économique. La santé, principal poste de dépenses, croîtra de 6,3 % en 2006-2007. Il cite aussi la couverture universelle des besoins en médicaments, le développement des places de garde à contribution réduite, l’ajout de près de 260 M $ en 2006-2007 dans les réseaux de l’éducation, des projets prioritaires d’investissements publics dont 1,4 G $ dans les infrastructures de transport en commun.
D’autres dépenses sont à prévoir, notamment pour la réévaluation actuarielle des obligations contractées par le gouvernement pour les régimes de retraite des secteurs public et parapublic, les coûts additionnels pour le renouvellement de certaines conventions collectives, des dépassements pour l’assurance-emploi, pour les services préhospitaliers d’urgence. Il faut enfin prévoir des ajustements exigés par le vérificateur général au chapitre de la provision pour créances douteuses, les pertes sur les interventions financières garanties à l’égard d’Investissement Québec et pour respecter l’objectif de dépenses de programmes fixé lors du dernier budget, il faudra réaliser une péremption de crédits.
Du côté des revenus, les mesures annoncées par le budget du gouvernement fédéral auront un impact sur les équilibres financiers. La révision des données touchant le programme de péréquation aura un impact de 117 M $ en 2006-2007 et de 73 M $ en 2007-2008. La fin de l’entente sur les garderies privera le Québec de revenus de l’ordre de 270 M $ entre 2007 et 2010.
Le gouvernement doit aussi composer avec la détérioration des résultats de la Financière agricole du Québec. La Société de financement des infrastructures locales (SOFIL) fait aussi face à un manque à gagner de 25 M $ en 2006-2007 et de 44 M $ en 2007-2008.
Si le scénario de 8 versements n’est pas autorisé, Fortin et Van Audenrode évoquent que le gouvernement pourrait devoir recourir aux articles de la Loi sur l’équilibre budgétaire qui permettent de réaliser un déficit, puisque les déboursés supplémentaires seront inférieurs à 1 G $.
Ainsi, cette année, le déficit permis pourrait être de 192 M $, puisque les excédents cumulés atteignent cette somme au 31 mars 2006. Selon l’étalement en sept tranches plutôt qu’en huit, ce déficit permettrait de financer 79 % de la somme de 242 M $ qui représente l’écart entre la somme provisionnée et la somme due pour le versement de 2006-2007 qui doit être fait au printemps prochain.
Les économistes font toutefois cette mise en garde:
« Nul doute que les 50 M $ restants ne constitueraient pas un montant énorme à résorber en une seule année. Il faut néanmoins observer que l’exutoire des excédents cumulés serait un expédient de court terme puisque la manœuvre de 2006-2007 les aurait complètement utilisés et qu’il n’en resterait plus pour les années subséquentes. En 2007-2008, il faudrait adopter des mesures budgétaires (hausse d’impôts ou compressions de dépenses) au montant de 282 M $ et, en 2008-2009, il faudrait trouver 65 M $ de plus. À la fin, ce serait la totalité des 397 M $ supplémentaires requis par le scénario à sept versements en six ans qu’il faudrait résorber cumulativement de 2006-2007 à 2008-2009.»[64]
(Je souligne)
Ils concluent que cette solution ne permettrait de respirer que pour un an.
d) La cote de crédit
· Les facteurs de relèvement
Le gouvernement signale que la cote de crédit du Québec a été relevée récemment par deux agences de notation, Moody’s et Dominion Bond Rating Service (DBRS). Il ajoute que la gestion rigoureuse des dépenses, notamment le règlement des conventions collectives jusqu’en 2010, l’inscription d’une provision pour le paiement des ajustements d’équité salariale et le développement d’une stratégie claire de réduction du fardeau de la dette par la création du Fonds des générations ont été des facteurs déterminants dans la décision de ces agences.
Le gouvernement ajoute que, bien que la cote du Québec ait été relevée de A1 à Aa3 par Moody’s et de Low à High par DBRS, cette notation demeure toujours l’une des plus faibles accordées aux provinces canadiennes. Seules les provinces de Nouvelle-Écosse, de l’Ile-du-Prince-Édouard et de Terre-Neuve sont, en effet, cotées plus bas. Le gouvernement ajoute que compte tenu de l’ampleur des emprunts qu’il doit réaliser sur les marchés financiers (près de 12 G $ en 2005-2006) « il est primordial de limiter la croissance de la dette pour ne pas mettre en péril la hausse récente de la cote du Québec.»[65]
Les économistes Fortin et Van Audenrode sont entièrement d’accord. Ils expliquent que l’attribution d’une cote de crédit plus faible réduit le nombre d’investisseurs canadiens et étrangers qui sont intéressés à acheter les obligations du Québec et augmente les taux d’intérêt sur les emprunts. « La cote affecte donc la capacité d’emprunter et le coût des emprunts.[66]»
Ils expliquent que l’Ontario à qui Moody’s attribue une cote supérieure d’un cran peut présentement emprunter à des taux d’intérêts de 12 à 15 points de base (0,12 % à 0,15 %) plus bas que ceux qui sont imposés au Québec. L’analyse statistique qu’ils ont préparée pour la Commission démontre qu’une baisse de cote d’un cran entraîne une hausse de 5 à 10 points de base des taux d’intérêts, tant sur les nouveaux emprunts que sur les renouvellements à long terme. Ainsi, un telle hausse appliquée à une dette à long terme de 120 G $ ferait augmenter le service de la dette de 60 M $ à 120 M $ par année au bout de dix ans.
Dans l’analyse qu’ils font de la demande d’étalement du gouvernement, ils calculent la valeur qu’il faut attribuer aux intérêts additionnels si la cote subissait une baisse, comparant l’importance de ce montant au déboursé ponctuel supplémentaire variant entre 397 M $ et 1 193 M $ si le gouvernement devait verser les ajustements salariaux en quatre, cinq ou six ans plutôt qu’en sept.
« La façon classique d’évaluer ce flux (d’intérêts supplémentaires) consiste à calculer quelle somme d’argent il faudrait que le gouvernement ait aujourd’hui en mains pour que les intérêts tirés de ce magot (placé à un taux de rendement de 6 %) lui permettent de payer chaque année exactement les intérêts supplémentaires dus. »[67]
Ils concluent que la somme devrait être de 780 M $ si les charges d’intérêts étaient de 60 M$ (5 points de base de plus) et de 1 560 M $ pour des intérêts de 120 M $ (10 points de base de plus).
« Une telle décote, si elle avait lieu, augmenterait sensiblement le coût total du raccourcissement de la période d’étalement de sept ans à quatre, cinq ou six ans. Si une décote se produisait, le coût total de l’opération pourrait varier entre 1 177 M $ et 1 957 M $ si la période d’étalement des correctifs salariaux était abaissée à six ans (sept versements) et entre 1 973 M $ et 2 753 M $ si elle passait à quatre ans (cinq versements).»[68]
(Je souligne)
Pour ce qui est de la situation présente, se fondant sur les analyses publiées par les agences elles-mêmes, ils attribuent le relèvement de la cote du Québec à certains facteurs bien précis. À cet égard, la Commission a pu prendre connaissance des communiqués de presse émis par les agences qui lui permettent de constater que les éléments soulignés par les économistes ont en effet été déterminants dans la prise de décision :
1) l’observation rigoureuse des dispositions de la Loi sur l’équilibre budgétaire depuis les 10 dernières années;
2) Le nouvel engagement du gouvernement à réduire sa dette concrétisé dans la Loi sur la réduction de la dette et instituant le Fonds des générations qui, selon Moody’s, est : « Of key importance to the improvement in credit quality is the government’s development of a clear strategy for dept abatement. (…) Quebec’s newly announced debt strategy is expected to further support debt reduction. The province has created a special fund to be used exclusively for debt purposes.[69]»
L’agence DBRS écrit de son côté : « The upgrade is supported by a number of positive developments that were unexpected at the last rating update on July 6th, 2005, including renewed efforts to contain debt growth, increased cost certainty due to labour agreements and less uncertainty with respect to federal transfers.[70]»
3) La stabilité introduite dans l’évolution de la masse salariale (56 % des dépenses de programmes) jusqu’en 2010 par la conclusion des négociations avec les syndicats en décembre 2005 et la provision prudente de montants pour l’équité salariale;
4) Une amélioration des perspectives en matière de transferts fédéraux.
(Je souligne)
Les économistes réfèrent également à l’agence Standard & Poor’s qui, tout en étant impressionnée par la rigueur budgétaire du gouvernement et son intention d’alléger la dette en créant le Fonds des générations, ne relève toutefois pas la cote du Québec. S & P se dit préoccupée par le fardeau d’endettement du Québec (43 % du PIB) qui est, de loin, le plus élevé de toutes les provinces canadiennes et deux fois plus élevé que la médiane. L’agence s’inquiète également du passif des régimes de retraite (12,5 % du PIB), plus lourd que dans les autres provinces et des fortes pressions exercées sur les dépenses en santé, en éducation et, depuis quelque temps, en infrastructures.
Se référant aux communications du ministre des Finances et aux rencontres qu’il a tenues avec le ministère, le groupe Mallette-KPMG analyse de la même façon la réaction des agences de notation. Ces experts ajoutent que, selon les dires du gouvernement, lors de la révision de la cote, Moody’s savait que des discussions avaient lieu avec les représentants des personnes salariées sur le dossier de l’équité salariale et que le gouvernement voulait trouver une solution avant le 31 mars 2007. Les agences connaissaient aussi les provisions inscrites à ce titre dans les deux dernières années financières. Mais ils soulignent que selon leurs informations, les agences ne connaissaient pas l’ampleur du règlement intervenu en juin 2006 et qu’en date du 26 septembre dernier, cette entente n’avait pas fait l’objet de discussions additionnelles avec les agences.[71]
· La fragilité de la cote
Fortin et Van Audenrode font remarquer que le crédit du Québec auprès des créanciers est une question très importante, comme le souligne d’ailleurs le document du gouvernement. Et ils estiment que les relèvements récents de la cote du Québec sont fragiles.
Pour juger de la probabilité d’une décote si le gouvernement devait verser les ajustements en moins que 8 versements, ils examinent les rapports des firmes de notation et se fondent sur une analyse statistique des variations. Ils affirment que le maintien du relèvement par Moody’s et DBRS et la possibilité que S & P emboîte le pas dépendent du maintien des orientations financières annoncées par le gouvernement.
Ils écrivent que le respect des équilibres budgétaires et l’engagement de réduire la dette dans le respect des deux lois régissant le gouvernement, de même que la stabilisation de l’évolution salariale jusqu’en 2010 :
« (…) sont au cœur de la décision favorable au Québec qu’ont prise Moody’s et DBRS. Il y a donc grand risque que ces deux agences remettent leur décision en question et que S & P ne change pas la sienne si le gouvernement était obligé d’augmenter ses déboursés jusqu’en 2008-2009 afin de procéder aux ajustements d’équité en moins que sept ans.».[72]
Ils soulignent en outre les diverses conséquences d’un étalement raccourci dont une éventuelle hausse d’impôts. L’écart de niveau fiscal entre la province la plus imposée, le Québec, et les autres provinces canadiennes augmenterait encore, et le doute pourrait s’installer parmi les agences sur la capacité politique du gouvernement de contrôler les dépenses de programme.
« Deuxièmement, si le gouvernement devait absorber les dépenses supplémentaires (de 397 M $ à 1 193 M $) qu’impliquerait une période d’étalement plus courte que sept ans, les agences en concluraient que la hausse de la dette qui s’ensuivrait rendrait son engagement à respecter la cible de la Loi sur la réduction de la dette plus difficile à tenir. (…) La crédibilité du gouvernement serait mise en cause. »[73]
La fragilité de la cote est confirmée par l’analyse statistique formelle qu’ils ont effectuée pour la Commission (fondée sur 170 observations), analyse qui retrace l’évolution des cotes en relation avec la conjoncture économique, les caractéristiques structurelles propres à chaque province, le poids du revenu budgétaire provincial dans l’économie et le poids du service de la dette dans ce revenu budgétaire.
Cette analyse démontre que les chances que le Québec obtienne des cotes plus élevées étaient minces et que le fait que ces cotes aient malgré tout été relevées tient au bénéfice du doute accordé au Québec « mais que ce dernier devra impérativement confirmer cette confiance mise en lui par les créanciers. » [74]Quant aux réserves de S & P, les résultats de l’application du modèle statistique démontrent que l’agence « préfère, avant de relever la cote, attendre la confirmation de la rigueur budgétaire du gouvernement et de son intention de réduire sa dette.»[75]
Ils affirment que, pour l’instant, la moindre déception pourrait facilement convaincre Moody’s de rabaisser la cote et S & P de ne pas la relever.
Et si une décote devait survenir, le coût total direct d’un déboursé additionnel pour étaler les ajustements selon les scénarios de cinq à sept versements (plutôt qu’en huit) devrait être accru d’un coût indirect d’une décote (ou d’un défaut de relèvement de cote). Ce coût pourrait varier entre 1 177 M $ et 1 957 M $ si la période d’étalement était réduite à six ans (en 7 versements) et entre 1 973 M $ et 2 753 M $ si elle avait été de quatre ans (5 versements).
Le groupe Mallette-KPMG affirme ne pas pouvoir se prononcer sur les réactions possibles des agences de notation si la Commission refuse la demande du gouvernement. Ces experts ajoutent toutefois :
« Les éléments qui pourraient « inquiéter » les analystes sont :
Des résultats financiers déficitaires pour 2006-2007;
Le non-respect de la Loi sur l’équilibre budgétaire;
Une augmentation supérieure aux attentes de la dette totale au 31 mars 2007;
Une révision à la baisse de la cote de crédit du gouvernement du Québec reste donc possible.»[76]
Et lorsqu’ils analysent la possibilité que le gouvernement doive verser les ajustements salariaux en 5 versements plutôt qu’en 8, ils ajoutent :
« Toutefois, une telle approche ne serait pas sans provoquer un recul d’au moins quatre des sept indicateurs de performance (…). L’année 2006-2007 se solderait probablement pas le plus haut déficit enregistré depuis 9 ans et le 3e plus élevé depuis l’adoption de la Loi sur l’équilibre budgétaire. Enfin le risque de révision à la baisse de la cote de crédit du Québec nous apparaît réel.»[77]
II ANALYSE
A) La définition de l’incapacité
La Commission doit analyser la demande du gouvernement selon l’esprit et la lettre de l’article 72 de la Loi sur l’équité salariale qui dit :
« 72. La Commission peut, aux conditions qu'elle détermine, autoriser un employeur qui lui démontre son incapacité de verser les ajustements salariaux à prolonger d'un maximum de trois ans la période d'étalement de ces ajustements. »
(Je souligne)
Quel sens faut-il donner au terme incapacité ? Je suis d’avis que ce terme ne peut recevoir une interprétation stricte ou absolue. En cela je crois rejoindre mes collègues. Il n’y a en effet pas lieu de croire que le législateur ait voulu qu’un employeur du secteur privé ait le couteau sur la gorge et qu’il doive absolument être confronté au choix de verser les ajustements salariaux et se mettre sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies[78] ou demander une autorisation d’étalement de trois années supplémentaires à la Commission d’équité salariale. L’incapacité alléguée par un employeur privé s’entend des conséquences sur l’entreprise.
De la même façon, dans le cas d’un État, comme le gouvernement du Québec en l’espèce, l’incapacité de l’article 72 ne peut non plus être entendue au sens très étroit du terme. Il ne s’agit pas ici de comprendre ce terme comme une impossibilité totale de faire quelque chose.
La Commission ne peut en effet apprécier ce terme in abstracto, sans tenir compte des conséquences du refus d’un étalement sur les finances publiques et sur l’ensemble des citoyens. En d’autres termes, comme pour une entreprise privée, dans le cas qui nous occupe l’incapacité doit se mesurer en fonction des conséquences économiques et sociales sur les contribuables québécois qui sont ici représentés par leur gouvernement.
Je suis d’avis que la transcription des échanges entre les parlementaires, lors de l’étude détaillée du projet de loi en commission parlementaire, confirme que le législateur n’a pas voulu que l’interprétation du terme incapacité soit à ce point rigide qu’il faille faire fi des conséquences et qu’il souhaitait plutôt que la Commission l’apprécie assez largement.
« M. Carpentier (Daniel) : (…) En cas de difficultés financières, l’employeur peut s’adresser pour obtenir un délai supplémentaire qui va aller jusqu’à trois ans, ce qui fait un total de sept années. »
Mme Gagnon-Tremblay : D’accord.
(…)
M. Carpentier (Daniel) : La Commission va évaluer les difficultés.[79]
(Je souligne)
Je suis aussi d’avis que cette incapacité peut aussi varier selon divers niveaux d’intensité, encore une fois selon les conséquences qui en découlent.
B) L’arrêt Terre-Neuve
D’aucuns sont tentés d’appliquer l’analyse développée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Terre-Neuve[80]
Je crois qu’il faut se méfier d’une comparaison qui ne peut se faire puisque l’environnement juridique n’est absolument pas le même que dans le cas de Terre-Neuve et que si cette décision du plus haut tribunal peut nous aider, c’est uniquement en nous fournissant certaines balises au titre de l’évaluation du caractère raisonnable de la demande qui est devant nous, compte tenu des impacts sur les finances publiques.
Dans cette affaire, la Cour suprême devait déterminer si l’article 9 de la loi appelée Public Sector Restraint Act, adoptée par la législature de Terre-Neuve, violait le droit à l’égalité protégé par l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés et, le cas échéant, si cette violation était justifiable au sens de l’article 1 de la Charte.
L’article 9 de la loi en cause reportait une entente accordant l’équité salariale, conclue trois ans plus tôt entre le gouvernement de Terre-Neuve et les employés publics du secteur de la santé et annulait les arriérés convenus des trois années antérieures. Cet article effaçait ainsi une obligation de 24 M $ que la province de Terre-Neuve avait à l’égard de ces personnes salariées. Le gouvernement a justifié cette mesure en plaidant qu’il traversait alors une crise financière que la Cour suprême qualifie de temporaire mais grave.
Appliquant les critères de l’arrêt R. c. Oakes,[81] la Cour a décidé que l’article 9 de la loi était constitutionnel. Elle écrit, en effet, que même si l’article en question confirme une politique de discrimination fondée sur le sexe, discrimination que le gouvernement provincial avait lui-même dénoncée trois ans auparavant, cet article est justifiable au sens de l’article 1 de la Charte :
« La nécessité de remédier à la crise financière était un objectif législatif urgent et réel au printemps de 1991. La crise était grave. Les coûts nécessaires pour réaliser l’équité salariale selon l’échéancier initial représentaient une dépense importante. La baisse de la cote de crédit et son incidence sur la capacité d’emprunt du gouvernement ainsi que les coûts supplémentaires liés aux emprunts nécessaires pour financer la dette de la province étaient des questions très importantes. En outre, le gouvernement ne discutait pas seulement de droits par opposition à des dollars, mais également de droits par opposition à des lits d’hôpitaux, à des mises à pied, à des emplois, à l’éducation et à l’aide sociale.»[82]
(Je souligne)
Dans les commentaires qu’ils ont adressés à la Commission, plusieurs syndicats plaident que ce critère de « crise grave » est celui qui doit sous-tendre l’évaluation de la demande du gouvernement du Québec, dans la mesure où la Loi sur l’équité salariale est la mise en œuvre d’un droit protégé par la Charte des droits et libertés de la personne[83] et qu’il faut analyser l’incapacité alléguée selon les termes du test de la constitutionnalité développé dans l’arrêt Oakes et repris dans la décision de Terre-Neuve.
Je ne puis qu’être en désaccord avec cette vision.
Dans un premier temps, la constitutionnalité de l’article 72 n’est pas remise en cause et le serait-elle que je ne crois pas qu’il soit du ressort de la Commission d’en décider. La Commission de l’équité salariale est un organisme non juridictionnel qui, en vertu de l’article 93 de sa loi habilitante, fait enquête selon un mode non contradictoire, selon certaines modalités, pour ensuite déterminer des mesures pour atteindre l’équité salariale (articles 96 à 101 et 103 de la Loi).
Dans une décision rendue par le commissaire Jacques Vignola[84], le caractère administratif (et donc non juridictionnel) de la Commission est clairement affirmé. Appelé à décider notamment du locus standi de la Commission, il discute de la retenue imposée aux tribunaux administratifs. Il conclut :
« Il apparaît évident, à l’analyse, que ces principes ne sauraient s’appliquer à la Commission de l’équité salariale, un organisme administratif certes, mais pas un tribunal. En effet, personne ne conteste le fait que la Commission de l’équité salariale n’est pas un tribunal, même lorsque saisie d’un différend ou d’une plainte. Elle n’agit pas judiciairement et n’a pas l’obligation de le faire. Au contraire, la Loi élimine le débat contradictoire devant la Commission de l’équité salariale qui en plus, rappelons-le, a la responsabilité d’administrer la Loi. »[85]
(Je souligne)
Cette décision s’inscrit dans la trame des arguments que la Commission faisait elle-même valoir devant la Cour supérieure, alors qu’elle présentait une requête en jugement déclaratoire pour faire déterminer qu’elle possède l’intérêt et la capacité juridique requis pour intervenir et constituer une partie à part entière dans tous les recours logés devant la Commission des relations du Travail en vertu de l’article 104 de la Loi sur l’équité salariale. La juge Michèle Lacroix, qui décidait de cette requête notait :
« De par sa nature et les fonctions qui lui sont conférées par la loi, la C.E.S. est d’avis qu’elle est un organisme administratif hautement spécialisé auquel le législateur a confié la tâche de voir à la mise en œuvre de la L.É.S. et à l’atteinte de l’équité salariale au Québec. »[86]
(Je souligne)
La juge a décidé de la requête notamment en fonction de cet argument.
Dans un deuxième temps, l’environnement législatif de l’article 72 de la Loi sur l’équité salariale est très différent de celui que la Cour suprême devait analyser dans l’affaire de Terre-Neuve. Ainsi, le législateur québécois a spécifiquement et explicitement prévu qu’une période additionnelle de trois ans puisse être accordée pour étaler les versements d’équité salariale. Il n’a jamais été question que cette permission ne doive être accordée que dans les cas où l’employeur est confronté à une « crise grave ».
Cette période supplémentaire pour étaler les versements suit une première durée d’étalement de quatre années, dont tout employeur peut se prévaloir, en vertu de l’article 70 de la Loi, à sa discrétion, sans qu’il lui soit nécessaire d’obtenir quelque permission que ce soit. C’est ce que l’on appelle le régime général de la Loi.
Notons que ce régime général d’étalement survient après que le législateur ait prévu qu’un exercice d’équité salariale doit être réalisé dans les quatre années qui suivent l’entrée en vigueur de la Loi (article 37) et non immédiatement lors de l’entrée en vigueur. Pire, durant ces quatre premières années, dans les entreprises assujetties à la Loi (celles qui comptent plus de 10 personnes salariées) aucun recours n’était possible, , même en vertu de l’article 19 de la Charte québécoise.
Dès lors, en dépit de l’objectif de l’article 1 de la Loi qui affirme sans équivoque que l’objet de la Loi est de : « (…) corriger les écarts salariaux dus à la discrimination systémique fondée sur le sexe à l’égard des personnes qui occupent des emplois dans des catégories d’emplois à prédominance féminine », reconnaissant de ce fait que la Loi dans son ensemble est la mise en œuvre de ce droit fondamental protégé par l’article 19 de la Charte des droits et libertés, le législateur a néanmoins admis, aux articles 37, 70 et 72 que la discrimination salariale ne soit pas corrigée immédiatement ou même complètement.
En d’autres termes, dans la conception de la Loi aménageant la mise en oeuvre de l’équité salariale, le législateur a lui-même fait des entorses au principe de l’équité salariale.
Dans cette perspective, il me semble que l’analyse élaborée par la Cour suprême dans l’arrêt Terre-Neuve ne peut s’imposer à la Commission et ne peut que servir de guide pour déterminer si la demande du gouvernement du Québec est raisonnable, compte tenu que la décision à rendre s’applique à un gouvernement et qu’il s’agit des finances publiques.
J’ajouterai que même si nous ne devons pas évaluer la demande qui nous est faite en fonction du concept de « crise grave », il demeure que plusieurs des éléments soulignés par la Cour suprême pour en arriver à conclure que Terre-Neuve était, de fait, dans une « crise grave » se retrouvent dans la demande du gouvernement du Québec.
C) Le caractère raisonnable de la demande
a) Les pertes des personnes salariées
Lorsque le législateur a rédigé l’article 72, il a imposé que l’employeur démontre à la Commission son incapacité de verser les ajustements salariaux dans les quatre années de délai du régime général. Même s’il ne s’agit pas d’interpréter le terme « incapacité » au sens strict du terme, je ne crois pas que le législateur ait voulu que la Commission permette cet étalement additionnel pour des raisons qui ne seraient pas fondées sur de réelles difficultés financières. Autrement dit, le test est nécessairement très sérieux et la demande ne doit pas être frivole.
Mes collègues appuient leur décision de refuser l’étalement demandé en pondérant les difficultés du gouvernement avec les pertes que subiront les personnes salariées. Elles estiment que l’incapacité de l’employeur gouvernemental n’est démontrée que pour deux ans au lieu de trois compte tenu des pertes trop élevées encourues par les personnes salariées. Elles expriment l’avis que si les paiements de l’équité salariale en six versements sur sept ans (au lieu de sept versements sur huit ans) imposent des arbitrages, le gouvernement devra y procéder en répartissant les risques sur l’ensemble des citoyens et non sur les seules personnes occupant des emplois dans des catégories d’emplois à prédominance féminine victimes de discrimination depuis plusieurs années.
Je ne peux être d’accord avec cette conclusion.
Les pertes que subiront les personnes occupant des emplois dans ces catégories à prédominance féminine ici en cause sont irréfutables. Il est effectivement démontré que dès le moment où il y a étalement, ne serait-ce que l’étalement de quatre ans du régime général de l’article 70, les personnes salariées qui ont droit à des ajustements salariaux découlant des programmes d’équité salariale ne toucheront qu’une partie de ces ajustements. Plus on prolonge cet étalement, plus les pertes seront importantes.
Mais je soumets que ces pertes doivent être mises en perspective. Les économistes Fortin et Van Audenrode ont évalué que la prolongation de l’étalement de cinq à huit versements imposerait des pertes salariales aux personnes occupant des catégories d’emplois à prédominance féminine qui y ont droit pendant sept ans et que ces pertes varieraient en moyenne entre 0,9 % et 2 %, selon que l’ajustement auquel elles ont droit est de 5 ou 10 %.
Selon le scénario de six versements sur sept ans retenu par mes collègues, la perte moyenne varie entre 0,8 % et 1,3 % selon que l’ajustement moyen est de 5 ou 10 %.
Par ailleurs, en procédant à des simulations, ces économistes ont aussi fait la démonstration que les personnes qui prendront leur retraite d’ici 2011 subiront des pertes permanentes qui sont loin d’être négligeables. Dans la mesure où des correctifs pourraient être envisagés pour des sommes qui ne représenteraient que des cotisations additionnelles qui pourraient varier de 120 $ à 500 $ selon l’année de prise de la retraite et un coût d’environ 5 M $ au gouvernement à compter de 2007, pour 5 ans, je rejoins mes collègues dans la recommandation qu’elles font au gouvernement pour atténuer les impacts négatifs au titre de la retraite.
Le rôle de la Commission est de voir à la réalisation de l’équité salariale. Dans le cas qui nous occupe, la Commission est confrontée à une situation où l’équité salariale ne peut être atteinte pleinement, laissant de ce fait perdurer une forme de discrimination qui a cours depuis plusieurs années dont les conséquences font que des personnes salariées ne recevront pas tous les ajustements auxquels elles ont droit aux termes de la Loi. Au surplus, le décalage entre ce qu’elles recevront et ce à quoi elles ont droit les suivra durant toute leur retraite.
Le groupe de Fortin et Van Audenrode écrit en effet :
« Ce qui est particulièrement préoccupant dans les pertes de prestations de retraites est que celles-ci sont permanentes : elles durent pendant toutes les années de la retraite. Une question d’équité entre les travailleuses est soulevée. De plus, sans correctif additionnel, les travailleuses plus âgées seront placées devant un dilemme : retarder leur date de départ à la retraite, ou accepter de partir à la retraite dans des conditions moins favorables. »[87]
Est-il utile de rappeler que le droit à l’équité salariale est un droit fondamental protégé par la Charte des droits et libertés de la personne et que les décisions de la Commission doivent s’inscrire dans le cadre juridique imposé par la protection des droits et libertés ? Bien que la Commission ne soit pas tenue de faire la même analyse que dans l’arrêt Terre-Neuve, on ne peut à cet égard ignorer ce que la Cour suprême nous dit dans cette décision, en tout début d’analyse :
« L’équité salariale est l’une des questions les plus épineuses et controversées de notre époque dans le monde du travail.»[88]
À cet égard je rejoins donc mes collègues. Mais nos points de vue divergent lorsqu’il s’agit d’interpréter l’intensité de l’incapacité de l’employeur en cause, le gouvernement du Québec, compte tenu des conséquences sur les finances publiques, et partant sur tous les citoyens du Québec, et la pondération ou la balance des droits qu’elles effectuent.
Lorsque le législateur a mis cette loi en œuvre, il a voulu en assurer la faisabilité pour l’ensemble des employeurs du Québec et c’est pourquoi il l’a modulée, tant en fonction de la taille des entreprises assujetties qu’au titre de leur capacité de payer les ajustements. C’est pourquoi il a permis à tous les employeurs d’étaler les versements, à leur seule discrétion, pendant une première période de quatre ans et qu’il a par la suite ouvert la porte à une période d’étalement supplémentaire, en cas d’incapacité de payer démontrée à la satisfaction de la Commission. Ce faisant, il inscrivait, dans le texte même de la Loi, une atteinte au droit à la correction immédiate de la discrimination. Dans une société idéale et beaucoup mieux nantie, le droit à l’équité salariale serait beaucoup moins compromis.
Par l’article 72 de la Loi, le législateur permet un étalement additionnel, lorsque des difficultés financières sont démontrées, même s’il va alors de soi que cet étalement entraînera des pertes additionnelles.
Cela me semble ouvrir la voie au raisonnement qui veut que, bien que des pertes soient réelles et quantifiées pour des personnes salariées, dans la mesure où l’employeur fait la démonstration qu’il éprouve des difficultés financières sérieuses, on puisse en conclure que la Commission doit permettre un étalement. Dans le cas qui nous occupe, je crois que le gouvernement a fait cette démonstration et que l’étalement doit être de trois années supplémentaires.
b) L’incapacité de payer du gouvernement du Québec
Les chiffres avancés par le gouvernement pour démontrer qu’il devra supporter les coûts additionnels si un étalement de huit ans est refusé ne sont pas contestés. Comme le disait la Cour suprême dans l’arrêt Terre-Neuve :
« (…) les comptes publics de la province qui sont déposés à l’Assemblée législative ainsi que les commentaires (…) du ministre des Finances et du président du Conseil du Trésor sur ce qui ressortait de ces comptes selon eux et sur ce qu’ils comptaient faire à ce sujet (…) sont tous là des documents que les tribunaux peuvent admettre d’office, comme l’a souligné la juge en chef McLachlin dans l’arrêt R.c. Find, [2001] 1 R.C.S. 863 , 2001 CSC 32 , par. 48.
La connaissance d’office dispense de la nécessité de prouver des faits qui ne prêtent clairement pas à controverse ou qui sont à l’abri de toute contestation de la part de personnes raisonnables.»[89]
La justesse des analyses des groupes d’experts mandatés par la Commission, qui ont « décortiqué » tous les chiffres et les données n’est pas non plus remise en cause. Ce sont les conclusions qu’il faut en tirer qui séparent la majorité de la soussignée. Mes collègues croient que le gouvernement devra supporter une année d’étalement de moins et prendre les moyens pour atténuer les pertes subies par les personnes salariées.
Je suis d’avis que, bien que les pertes que subiront les personnes salariées soient irréfutables, les difficultés financières sont réelles et que les risques encourus par le gouvernement (et partant toute la société québécoise) sont tels qu’un refus d’étalement fragiliserait encore davantage la situation économique et financière du Québec.
Le gouvernement et les experts sont d’avis que le refus d’un étalement en huit versements aurait les conséquences suivantes pour le gouvernement :
- Enregistrer un déficit qui le priverait de toute la marge de sécurité dont il dispose;
- Compromettre le respect de la Loi sur la réduction de la dette;
- Risquer d’encourir une baisse de la cote de crédit de la province et devoir payer des intérêts plus élevés sur les emprunts;
- Procéder à d’importantes coupures dans les services à la population;
- Décréter des hausses d’impôts.
Je partage aussi cet avis.
· Le déficit
La solution retenue par mes collègues pourrait imposer au gouvernement d’utiliser l’article 9 de la Loi sur l’équilibre budgétaire pour « encourir un dépassement » (enregistrer un déficit) jusqu’à concurrence des excédents cumulés depuis 1996-1997. Ces excédents, dont les économistes disent qu’ils ont littéralement fondus depuis 2002, parce que le gouvernement a dû y recourir systématiquement pour fermer ses comptes en fin d’année, étaient de 192 M $ au 31 mars 2006.
Ce déficit de 192 M $ permettrait de financer 79 % du montant additionnel de 242 M $ dont le gouvernement aurait besoin pour étaler sur sept ans au lieu de huit. Selon Fortin et Van Audenrode, les 50 M $ qu’il faudrait alors trouver pour combler l’écart « ne constituerait pas un montant énorme à résorber en une seule année.»[90] Mais ils ajoutent immédiatement :
« Il faut néanmoins observer que l’exutoire des excédents cumulés serait un expédient de court terme puisque la manœuvre de 2006-2007 les auraient complètement utilisés et qu’il n’en resterait plus pour les années subséquentes. En 2007-2008, il faudrait adopter des mesures budgétaires (hausse d’impôts ou compressions des dépenses) au montant de 282 M $ (192 M $ + 90 M $) et, en 2008-2009, il faudrait trouver 65 M $ de plus. À la fin, ce serait la totalité des 397 M $ supplémentaires requis par le scénario à sept versements en six ans qu’il faudrait résorber cumulativement de 2006-2007 à 2008-2009. Les excédents cumulés permettraient donc de respirer, mais seulement pendant un an. »[91]
(Je souligne)
Il me semble que cette solution enferme le gouvernement dans une camisole de force et l’expose à des risques graves, ne lui laissant aucune marge de sécurité pour pallier aux imprévus ou événements inattendus dont les économistes consultés disent qu’ils sont, ici, systématiquement négatifs. Ces derniers sont d’ailleurs formels :
« Continuer d’épuiser délibérément la marge financière que procurent les excédents cumulés serait une mauvaise politique de gestion du risque.
(…)
‘Étirer l’élastique’ au maximum (pour) gagner une année dans le financement d’un étalement raccourci laisserait le gouvernement à découvert face aux nouveau aléas négatifs qui menacent (…) » [92]
(Je souligne)
Ce recours au déficit, ou à l’endettement délibéré, pour trouver les 242 M $ manquants enverrait de plus un signal très négatif aux marchés et « irait à l’encontre de l’esprit et de la lettre de la Loi sur la réduction de la dette. »[93]
· La dette
On l’a vu, en vertu de la Loi sur la réduction de la dette et instituant le Fonds des générations, le gouvernement doit réduire sa dette à un niveau inférieur à 38 % du PIB au plus tard le 31 mars 2013. Cette loi a été adoptée par l’Assemblée nationale, en décembre 1996, pour contraindre le gouvernement à de sains principes de gestion financière, éliminant la tentation d’alourdir le fardeau fiscal imposé aux générations futures, comme l’écrivent les experts du Groupe Mallette/KPMG dans leur rapport.
Le groupe d’experts économiques a démontré que, compte tenu de son niveau actuel, la dette ne doit pas augmenter de plus que 19 G $ entre mars 2006 et mars 2013. Or, la seule entente de juin 2006 aurait fait augmenter la dette déjà prévue de 2,9 G$ à 4,5 G $. Et c’est uniquement parce que le gouvernement a décidé d’injecter immédiatement 500 M$ dans le Fonds des générations que l’augmentation de cette dette est maintenant ramenée à 4 G $. Sans cette injection supplémentaire, la dette de cette année aurait absorbé presque 24 % de la hausse cumulative de 19 G $ que permet la Loi et selon les économistes, dans la meilleure hypothèse de croissance du PIB.
La marge d’augmentation permise d’ici 2013 n’est donc que de 14,5 G $ ou une moyenne de 2,4 G $ par année.
Les économistes sont d’avis que cette cible sera difficile à atteindre à cause notamment des besoins en matière d’infrastructures et de modernisation industrielle qui sont criants et qui exercent des pressions constantes sur l’endettement. Ils louent par ailleurs l’initiative gouvernementale d’investir un montant additionnel de 500 M $ dans le Fonds des générations.
Au moment du relèvement de la cote de crédit du Québec par les firmes Moody’s et DBRS, l’engagement du gouvernement pour cette année n’était que de 74 M $, tel qu’annoncé lors du budget du 23 mars dernier.
Mais, alors que la Loi instituant ce fonds précise qu’il sera alimenté notamment par des sommes provenant de la vente d’actifs (article 3, 4°), ne pas injecter ce montant substantiel au moment où il était disponible aurait eu comme conséquence de :
« (…) donn(er) l’impression de compromettre les chances de remplir l’engagement de 2013 et on aurait risqué une baisse de la cote de crédit du Québec. La question, en fait, n’est pas de savoir si le gouvernement a mis trop d’argent dans le Fonds mais s’il en a mis assez. »[94]
(Je souligne)
Les économistes disent au surplus que ce geste :
« (…) ne révèle l’existence d’aucune marge de manœuvre ‘cachée’ qui aurait permis de financer une période d’étalement des ajustements salariaux de moins que sept ans, mais découle plutôt de l’urgence ressentie de protéger l’objectif de mars 2013. »[95]
(Je souligne)
Les experts du groupe Mallette/KPMG sont du même avis quant à l’élimination de la marge de manoeuvre:
« Au niveau du scénario d’un étalement en 7 versements, le dépassement cumulé au 31 mars 2007 serait marginal et pourrait probablement être résorbé au cours de 2007-2008 ou possiblement même durant l’année 2006-2007. Par contre, l’utilisation complète de l’excédent cumulé au 31 mars 2006 limiterait les marges de manœuvre du gouvernement du Québec advenant tout imprévu auquel il aurait à faire face en 2007-2008, sans affecter davantage les services directs à la population ou d’affecter d’autres choix touchant les ménages. »[96]
(Je souligne)
Il me semble donc qu’à ce titre, la démonstration est clairement faite que refuser un étalement de huit versements compromet les équilibres financiers du gouvernement imposés par la Loi sur l’équilibre budgétaire et le force à recourir à un endettement que sa propre Loi sur le contrôle de la dette et instituant le Fonds des générations le contraint de restreindre dans un espace extrêmement étroit. Cette décision le prive d’autre part de la très mince marge de manœuvre dont il dispose pour parer à toute éventualité.
D’autre part, les sommes investies dans le Fonds des générations ne confèrent pas une marge de manœuvre pour le gouvernement et ne doivent pas être utilisées pour acquitter la facture de l’équité salariale. Ma compréhension est qu’il faut plutôt pourvoir ce fonds le plus rapidement possible, tant pour parer aux risques que les besoins essentiels croissants fassent augmenter la dette que pour maintenir la crédibilité du Québec sur les marchés financiers.
En d’autres termes, pour une seule année de différence, le gouvernement se trouvera confronté à des difficultés qui risquent d’avoir des conséquences graves.
· Les conséquences sur la cote de crédit
Les rapports d’expertises commandés par la Commission font état des critères qui ont présidé au relèvement de la cote de crédit du Québec par deux des trois firmes les plus importantes sur le marché.
Ainsi, le maintien de l’équilibre budgétaire, l’engagement à réduire la dette, la stabilisation de la masse salariale, le financement de l’équité salariale et l’évolution des transferts fédéraux ont été déterminants dans l’analyse faite par les agences en début d’été.
Mais les deux groupes d’experts sont unanimes : ce relèvement est fragile (cette fragilité a été constatée statistiquement par l’analyse effectuée par Fortin et Van Audenrode) et si le gouvernement ne remplit pas ses engagements, ce relèvement pourrait ne pas être maintenu là où il a eu lieu (Moody’s et DBRS) et ne jamais survenir là où il n’a pas encore été accordé (S & P).
Les économistes ont affirmé que « la moindre déception pourrait facilement convaincre Moody’s de rabaisser la cote et S & P de ne pas la relever. »[97] (Je souligne)
Quant au groupe Mallette/KPMG, leur liste des éléments qui pourraient inquiéter les analystes correspond à celle des économistes (cf. page 25 de leur rapport d’analyse) et ils concluent, après avoir noté qu’à leur connaissance, lors du relèvement, les agences de notation ne connaissaient pas l’ampleur du règlement sur l’équité salariale intervenu en juin, qu’une révision à la baisse de la cote de crédit du gouvernement du Québec reste donc possible.
Pa ailleurs, la perte de crédibilité du gouvernement et la décote qui s’ensuivrait n’est pas le seul « inconvénient » qui affecterait les finances publiques. Des coûts bien réels s’ensuivraient.
Les intérêts plus élevés qu’il faudrait payer sur nos emprunts seraient en effet tout à fait réels. Les économistes ont calculé que pour le scénario d’étalement sur sept versements, retenu par mes collègues, le coût total d’une décote de 5 à 10 points de base serait compris dans une fourchette variant de 1 177 M $ à 1 957 M $. (397 M $ déboursé direct supplémentaire de l’étalement en sept versements + valeur au présent d’une décote).
Les économistes Fortin et Van Audenrode notent que le coût d’une décote qui induit une hausse du service de la dette est :
« (…) la pire augmentation des dépenses qui soit, puisqu’elle ne finance aucune augmentation des dépenses qui soit, puisqu’elle ne finance aucune augmentation des services publics. C’est une pure perte. »[98]
(Je souligne)
Je ne crois pas que les finances publiques du Québec puissent courir ce risque.
· Le fardeau fiscal
Toujours selon le scénario de sept versements en six ans, si le gouvernement ne veut pas encourir de déficit et augmenter sa dette pour éponger une année de plus, les seules solutions qui restent sont d’augmenter le fardeau fiscal ou de réduire les services.
Le gouvernement a démontré que le fardeau fiscal imposé aux contribuables québécois est le plus élevé au Canada et que son augmentation risque de provoquer des conséquences sérieuses sur l’ensemble de l’économie.
À cet égard, Fortin et Van Audenrode sont d’accord :
« (…) la fiscalité n’est pas un simple robinet qui transfère l’argent des citoyens au gouvernement et qu’on peut ajuster à volonté sans qu’il y ait de conséquence sur l’économie. La fiscalité a une profonde influence sur les comportements des gens, et cette influence croît plus que proportionnellement avec le niveau atteint. En particulier, payer plus d’impôt et taxes que nos concurrents nord-américains immédiats a un impact sur notre capacité d’attirer et de retenir la main-d’œuvre, l’épargne et l’investissement qui créent l’emploi et la richesse. Plus les gens sont taxés, plus il est difficile de réprimer l’économie au noir, l’évasion fiscale et les sorties de capitaux. En deux mots, plus les impôts et taxes sont élevés, plus il faut se méfier des conséquences d’en ajouter encore plus, surtout si leur poids dans l’économie est déjà le plus élevé du continent, comme c’est présentement le cas au Québec.»[99]
Par ailleurs, les risques conjoncturels d’un ralentissement économique prévu depuis quelques mois qui menacent les rentrées fiscales directement ne peuvent être mis de côté.
Modestement, je rejoins ici l’opinion des économistes qui ne recommandent pas que le gouvernement soit confronté à une obligation d’augmenter les impôts pour absorber la dépense supplémentaire qu’un étalement de moins de huit versements lui imposerait.
· Les coupures de service à la population
Évidemment cette dernière solution reste possible. Le gouvernement pourrait sabrer dans certains programmes existants ou choisir de ne pas investir dans les infrastructures publiques, l’industrie forestière, l’agriculture, le secteur manufacturier et les besoins tous plus importants les uns que les autres dans les régions. « Gouverner, c’est choisir » et le gouvernement doit procéder à des arbitrages. À cet égard, on a vu qu’il a dû imposer un gel des salaires dans la fonction publique et annoncé des compressions de l’ordre de 673 $ qui seront imposées aux ministères. C’est à cette seule condition qu’un excédent de 21 M $ est affiché aux prévisions de mars prochain.
Bien que la Commission de l’équité salariale soit chargée de l’administration de la Loi et qu’elle doive agir en gardant constamment à l’esprit l’objectif de l’article 1, qui est de corriger les écarts salariaux dus à la discrimination systémique fondée sur le sexe à l’égard des personnes occupant des emplois dans des catégories d’emplois à prédominance féminine, je ne crois pas qu’il appartienne à cette Commission de se substituer au gouvernement pour procéder aux arbitrages quant aux coupures de services à infliger à la population.
Dès lors, dans la mesure où les difficultés financières ont été démontrées, je crois que l’étalement demandé doit être autorisé.
III CONCLUSION
Pour étudier la demande déposée par le gouvernement, la Commission a mandaté deux groupes composés d’experts éminemment compétents, expérimentés, reconnus et crédibles qui ont procédé à une analyse exhaustive, documentée et très sérieuse. Les deux groupes arrivent à la même conclusion : le refus d’un étalement eût compromis la situation financière du Québec.
Par ailleurs, je ne peux adhérer à la solution de sept versements sur six ans, choisie par mes collègues, dans la mesure où elle prive le gouvernement de la mince marge de manœuvre dont il dispose pour parer à toute éventualité, comporte des risques sur les équilibres financiers, peut avoir des conséquences sur l’augmentation de la dette et la cote de crédit de la province, avec les coûts afférents, ou peut obliger à hausser les impôts ou à couper des services.
Avec respect pour l’opinion contraire, je ne suis donc pas d’avis qu’il faille précariser davantage les finances publiques. J’endosse à cet égard les propos des économistes Fortin et Van Audenrode qui croient que ce scénario comporte les risques énumérés et le groupe Mallette/KPMG qui souligne aussi que cette approche limiterait la marge de manœuvre financière du gouvernement.
En d’autres termes, en choisissant une période d’étalement de moins de huit versements, je suis d’avis que l’on « joue avec le feu ».
Compte tenu des motifs exposés ci-dessus, je crois que l’employeur Conseil du trésor du gouvernement du Québec a clairement fait la démonstration de ses difficultés financières et partant de son incapacité de payer les ajustements salariaux aux termes de l’article 72 de la Loi sur l’équité salariale.
En conséquence, je lui donnerais l’autorisation de prolonger la période d’étalement d’un maximum de trois ans.
Louise Marchand, commissaire
Annexe 1
Calendrier des déboursés du gouvernement selon quatre scénarios pour la durée de la période d’étalement des ajustements salariaux (en millions de dollars)
(préparé par les économistes Pierre Fortin et Marc Van Audenrode)
Déboursé total
2006-2007*
2007-2008
2008-2009
2009-2010
Cumulé
1. 5 versements en 4 ans
2 669
793
809
825
5 096
2. 6 versements en 5 ans
2 269
793
809
825
4 696
3. 7 versements en 6 ans
1 946
720
809
825
4 300
4. 8 versements en 7 ans
1 704
630
744
825
3 903
5. Montant déjà provisionné
1 520
457
457
457
2 891
Déboursé supplémentaire
(non déjà provisionné)
6. 5 versements en 4 ans
(ligne 1 moins ligne 5)
1 149
336
352
368
2 205
7. 6 versements en 5 ans
(ligne 2 moins ligne 5)
749
336
352
368
1 805
8. 7 versements en six ans
(ligne 3 moins ligne 5)
426
263
352
368
1 409
9. 8 versements en 7 ans
(ligne 4 moins ligne 5)
184
173
287
368
1 012
Écart par rapport au scénario de 8 versements en 7 ans
10. 5 versements en 4 ans
(ligne 6 moins ligne 9)
965
163
65
0
1 193
11. 6 versements en 5 ans
(ligne 7 moins ligne 9)
565
163
65
0
793
12. 7 versements en six ans
(ligne 8 moins ligne 9)
242
90
65
0
397
* Les chiffres de l’année financière 2006-2007 additionnent tous les ajustements salariaux (plus intérêts courus et nouveaux paramètres de rémunération) dus aux employés depuis l’année 2001-2002 jusqu’à l’année 2006-2007 inclusivement.
Source : Conseil du Trésor.