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Charbonneau c. R.

no. de référence : 2016 QCCA 1354

Charbonneau c. R.
2016 QCCA 1354
COUR D’APPEL

CANADA
PROVINCE DE QUÉBEC
GREFFE DE

MONTRÉAL
N° :
500-10-005088-123

500-10-005089-121
(755-01-029353-106)

DATE :
29 août 2016


CORAM :
LES HONORABLES
MARIE-FRANCE BICH, J.C.A.
CLAUDE C. GAGNON, J.C.A.
MARK SCHRAGER, J.C.A.


500-10-005088-123 (755-01-029353-106) SEQ ACC. 001

ULRICK CHARBONNEAU
APPELANT - accusé
c.

SA MAJESTÉ LA REINE
INTIMÉE - poursuivante
et
LA PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC
MISE EN CAUSE


500-10-005089-121 (755-01-029353-106) SEQ ACC. 002

DANY MOUREAU
APPELANT - accusé
c.

SA MAJESTÉ LA REINE
INTIMÉE - poursuivante
et
LA PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC
MISE EN CAUSE



ARRÊT


[1] L’appelant Dany Moureau se pourvoit contre une déclaration de culpabilité prononcée le 13 décembre 2011 par la Cour supérieure du district d’Iberville (l’honorable Marc David), relativement à une accusation d’homicide involontaire coupable (art. 234 et 236b) C.cr.).
[2] L’appelant Ulrick Charbonneau se pourvoit, quant à lui, contre des verdicts de culpabilité prononcés par un jury le 6 janvier 2012 à la suite d’un procès tenu devant la Cour supérieure du district d’Iberville (l’honorable Marc David), relativement à des accusations d’homicide involontaire coupable (art. 234 et 236b) C.cr.) et d’agression armée (art. 267a) C.cr.).
[3] Pour les motifs du juge Gagnon, auxquels souscrivent les juges Bich et Schrager, LA COUR :
[4] REJETTE les appels.



MARIE-FRANCE BICH, J.C.A.





CLAUDE C. GAGNON, J.C.A.





MARK SCHRAGER, J.C.A.

Me Michel Dorval et Me Maude Pagé-Arpin
Latour Dorval Delnegro
Pour les appelants

Me Magalie Cimon
Procureure du Directeur aux poursuites criminelles et pénales
Pour Sa Majesté La Reine

Me Michel Déom
Bernard Roy (Justice-Québec)
Direction générale des affaires juridiques et législatives
Pour La Procureure générale du Québec

Date d’audience :
10 septembre 2014



MOTIFS DU JUGE GAGNON


[5] Déclarés coupables d’un homicide involontaire coupable (art. 234 et 236 C.cr.), les appelants ont interjeté appel de ces verdicts au motif que le juge de première instance aurait erré en refusant de déclarer inopérant l’alinéa 222(5)c) C.cr.[1] qui énonce un des modes de perpétration de l’homicide coupable duquel s’est exclusivement prévalue l’intimée pour les incriminer.
[6] J’estime que le juge ne s’est pas trompé à cet égard et je m’explique.
1. LE CONTEXTE
[7] Le New Park à St-Jean-sur-Richelieu est un lieu public où le commerce de la drogue est suffisamment florissant pour susciter la convoitise de plusieurs trafiquants concurrents.
[8] La victime, Michaël Meunier [Meunier], avait passé une partie de la soirée du 30 mai 2010 à vendre du cannabis dans le parc en compagnie de Robert Junior Ouellet [Ouellet] lorsqu’il réintègre son domicile en laissant sur les lieux son associé qui lui avait manifesté son intention de poursuivre la sollicitation de nouveaux clients.
[9] L’appelant Charbonneau, qui a aperçu l’intrus sur un territoire qu’il estime être le sien, interpelle Ouellet et s’empare du téléphone portable de ce dernier en le sommant de lui révéler les coordonnées de son partenaire d’affaires. D’autres individus, comprenant l’appelant Moureau, s’approchent alors d’eux et les encerclent. Terrifié par la manoeuvre, Ouellet révèle à son interrogateur le numéro de téléphone de Meunier. Ce dernier est alors rejoint et convoqué par l’appelant Charbonneau pour répondre des activités commerciales qu’il s’est permises au New Park. Le groupe, dirigé par l’appelant Charbonneau, a bien l’intention de faire comprendre à Meunier qu’il n’est pas le bienvenu sur leur territoire pour y vendre sa marchandise. Certains d’entre eux envisagent même de dérober le butin illégal que Meunier transporte habituellement dans son sac à dos.
[10] Ce dernier se présente à vélo à l’heure et au lieu de la convocation. Il est aussitôt pris à parti par un groupe de sept à huit individus, comprenant les appelants Moureau et Charbonneau, et est interpellé à son tour par ce dernier. La discussion dégénère rapidement. Irrité par l’attitude frondeuse et rebelle de Meunier, Charbonneau s’impatiente et asperge sournoisement le visage de ce dernier de poivre de cayenne.
[11] Apeuré et souffrant, Meunier s’enfuit à la course en direction du pont Gouin qui est situé à l’extrémité du New Park et qui enjambe la rivière Richelieu, abandonnant derrière lui son vélo. L’appelant Charbonneau enjoint aussitôt à ses comparses de se lancer à la poursuite du concurrent pour l’empêcher de fuir. Ces derniers obtempèrent aussitôt.
[12] L’appelant Moureau, qui prétend être alors handicapé par une blessure à un genou, enfourche le vélo abandonné par le fuyard pour se joindre à la traque. Sur sa route, Meunier, visiblement incommodé et terrorisé, croise des passants à qui il demande de l’aide, mais ceux-ci demeurent indifférents à ses appels et ne lui apportent aucun secours.
[13] Lorsqu’il atteint le pont, Meunier emprunte le passage piétonnier puis bifurque par une passerelle métallique espérant ainsi semer ses poursuivants. Ce qu’il croyait être une échappatoire le mène cependant à une petite bande de terre complètement entourée par les eaux de la rivière.
[14] Les poursuivants, qui n’ont pas abandonné la chasse, le rejoignent sur cet ilot et lui bloquent l’accès à la passerelle, la seule issue permettant à Meunier de poursuivre sa fuite à pieds.
[15] Décrivant la position dans laquelle se retrouve ainsi la victime au moment où l’appelant Charbonneau s’avance vers lui et qu’un des poursuiveurs lui crie « T’es fait on va t’avoir », le juge écrit : « Il a deux choix : se faire tabasser par le groupe ou sauter à l’eau pour éviter un mauvais traitement »[2]. Meunier a, pour son plus grand malheur, opté pour la fuite par la rivière où le pire des périls l’attendait.
[16] Voyant que la victime peine à se maintenir à la surface de l’eau, un individu, qui ne sera pas identifié, suggère à l’appelant Moureau de plonger pour lui prêter secours, mais ce dernier refuse prétextant ne pouvoir le faire en raison d’une blessure qui ne l’avait toutefois pas empêché de se joindre à la poursuite en enfourchant le vélo de la victime.
[17] L’appelant Charbonneau décide alors de sauter à l’eau, mais il est trop tard, car Meunier avait déjà sombré dans les eaux froides de la rivière Richelieu pour ne plus réapparaître.
[18] Moureau et Charbonneau quittent alors tout bonnement les lieux pour se rendre au domicile de ce dernier où ils sont demeurés jusqu’à ce que les policiers, qui se sont lancés à leur recherche, les localisent et les interpellent.
[19] À 3 h 15 cette même nuit, les sauveteurs repêchent le corps inerte de Meunier des eaux de la rivière Richelieu. Le médecin légiste qui a pratiqué l’autopsie de la dépouille conclut à un décès par noyade.
2. LES PROCÉDURES JUDICIAIRES
[20] Les deux appelants subissent un procès conjoint devant jury en vertu d’un acte d’accusation comprenant un chef d’homicide involontaire coupable rédigé dans les termes suivants :
Le ou vers le 30 mai 2010, à St-Jean-sur-Richelieu, district d’Iberville, a causé la mort de Michaël Meunier, en le portant par des menaces ou la crainte de quelque violence à faire quelque chose qui cause sa mort, commettant ainsi un homicide involontaire coupable, l’acte criminel prévu aux articles 234 et 236(b) du Code criminel.

[Je souligne]

[21] L’acte d’accusation reproche également à Ulrick Charbonneau un second chef de voies de fait armées (alinéa 267a) C.cr.) pour avoir aspergé la victime de poivre de cayenne.
[22] À la clôture de la preuve du ministère public, les appelants demandent au juge du procès de déclarer inopérant l’alinéa 222(5)c) C.cr. au motif que cette disposition violerait les principes de justice fondamentale en permettant la condamnation d’individus accusés d’un homicide coupable sans la nécessité de prouver qu’ils ont commis un acte illégal. Les appelants soutiennent de plus que cet article a une portée excessive en ce qu’il permet la condamnation d’un individu qui n’a pourtant commis aucun geste moralement blâmable susceptible de servir de fondement à une accusation criminelle.
[23] Le 13 décembre 2011, le juge rejette séance tenante[3] cette requête et l’appelant Moureau enregistre aussitôt un plaidoyer de culpabilité à l’accusation telle que portée, ayant toutefois convenu avec le ministère public qu’il ne renonce pas pour autant à son droit d’invoquer en appel l’inconstitutionnalité de l’alinéa 222(5)c) C.cr. Les parties ont, lors de l’audition en appel, réitéré l’existence de cette entente et leur désir de voir cette question tranchée par la Cour.
[24] Le procès de l’appelant Charbonneau s’est toutefois poursuivi et les jurés, le 6 janvier 2012, l’ont déclaré coupable des deux chefs d’accusation portés contre lui.
[25] Celui-ci est alors condamné à purger des peines d’emprisonnement concurrentes de 84 mois (homicide involontaire coupable) et de 24 mois (voies de fait armées). Il décédera au pénitencier quelque temps plus tard.
[26] Compte tenu des 12 mois déjà passés en détention préventive par l’appelant Moureau, le juge prononce un sursis de la peine assorti d’une ordonnance de probation d’une durée de 3 années comprenant diverses conditions, notamment celle d’exécuter 200 heures de travaux communautaires.
[27] Il convient également de rappeler que la poursuivante avait sciemment choisi de restreindre la portée du chef d’accusation d’homicide involontaire coupable au mode de commission prévu à l’alinéa 222(5)c) C.cr., même si la preuve pouvait révéler la commission de l’acte illégal de voies de fait ou de menace qui aurait pu donner lieu à l’incrimination de l’homicide coupable par l’application de l’alinéa 222(5)a) C.cr. Le juge du procès a d’ailleurs indiqué aux parties cette avenue alternative, mais le représentant du ministère public a alors signalé au tribunal que c’était en connaissance de cause qu’il avait choisi de procéder sans amender l’acte d’accusation. Il a réaffirmé cette même volonté lors de l’audition du pourvoi.
3. LE JUGEMENT ENTREPRIS
[28] Rappelant les principes juridiques émergeant des arrêts De Sousa[4] et Creighton[5], le juge souligne que ceux-ci ne permettent pas de soutenir que la nécessité d’un acte illégal sous-jacent servant à fonder l’homicide involontaire coupable constitue un principe de justice fondamentale.
[29] Le magistrat mentionne également que les principes de justice fondamentale requièrent une faute établie en fonction d’une norme subjective uniquement dans le cas des crimes pour lesquels les stigmates et la gravité de la peine en font une exigence constitutionnelle, ce qui n’est pas le cas de l’homicide involontaire coupable.
[30] De plus, le juge indique que les termes de l’alinéa 222(5)c) C.cr. identifient différentes conduites comportant « intrinsèquement chacune un élément de dangerosité »[6] qui, pour être constitutionnellement valides, doivent être interprétés de façon à ne pas criminaliser une conduite ne comportant aucune faute personnelle. Ce qui serait le cas en l’espèce.
4. LES PRÉTENTIONS DES PARTIES
[31] Lors de l’audition, les appelants ont renoncé à tous les moyens d’appel autres que celui ciblant le refus du juge de déclarer inopérant l’alinéa 222(5)c) C.cr.
[32] Ils soutiennent à cet égard que l’alinéa 222(5)c) C.cr. porte atteinte à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et qu’il doit être, conformément à l’article 52 de celle-ci, déclaré inopérant.
[33] La disposition permettrait, selon eux, de porter atteinte à la liberté d’un individu en contravention des principes de justice fondamentale, notamment ceux qui prévoient que (1) la responsabilité criminelle exige un degré minimal de faute de la part du contrevenant, (2) une disposition pénale ne doit pas avoir une portée trop générale et (3) d’un lien causal suffisant pour les infractions dites de résultat est nécessaire.
[34] L’intimée et la mise en cause soutiennent, pour leur part, que le critère de la prévisibilité objective que la victime subisse des lésions corporelles en tentant d’échapper à la menace que constituait le comportement dangereux des appelants satisfait non seulement à l’exigence constitutionnelle relative à la mens rea, mais permet également d’établir la causalité juridique et factuelle.
[35] De plus, selon le ministère public, la détermination de la prévisibilité en fonction de la personne raisonnable que requiert l’alinéa 222(5)c) C.cr. satisferait à la norme constitutionnelle de précision et constituerait un guide suffisant pour encadrer adéquatement le débat judiciaire.
5. L’ALINÉA 225(5)C) C.CR. PORTE-T-IL ATTEINTE À L’ARTICLE 7 DE LA CHARTE CANADIENNE DES DROITS ET LIBERTÉS?
5.1 L’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés
[36] L’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés garantit à chacun le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne auquel il ne peut être porté atteinte qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
[37] Les appelants soutiennent qu’en n’exigeant pas que le comportement causal constitue un acte illégal, l’alinéa 222(5)c) C.cr. contrevient au droit à la liberté que leur garantit l’article 7 de la Charte en ce qu’ils risquent l’emprisonnement pour avoir agi sans être animés par un état d’esprit blâmable.
[38] La disposition attaquée est effectivement, en raison de la gravité des peines auxquelles s’exposent ceux qui sont reconnus coupables d’un homicide involontaire coupable, susceptible d’avoir une incidence qui n’est pas anodine sur le droit à la liberté des appelants et de mettre en péril le droit garanti par l’article 7 de la Charte.
[39] Dans le Renvoi sur la Motor Vehicule Act (C.-B.)[7], la Cour suprême rappelle que les principes de justice fondamentale s’entendent des valeurs qui sous-tendent notre ordre constitutionnel et se trouvent dans les préceptes de notre procédure judiciaire ainsi que dans les composantes de notre système juridique.
[40] L’arrêt Canadian Foundation for Children, Youth and the Law[8] rappelle qu’un principe de justice fondamentale doit satisfaire à trois conditions : il doit s’agir (1) d’un principe juridique, (2) qui soit le fruit d’un consensus suffisant quant à « son caractère fondamental ou primordial dans la notion de justice de notre société »[9] et (3) qui peut être identifié avec précision et être appliqué aux situations de façon à produire des résultats prévisibles.
[41] La question de déterminer si un principe donné peut être considéré comme un principe de justice fondamentale dépendra de l’analyse de la nature, des sources, de la raison d’être et du rôle essentiel de ce principe dans le processus judiciaire ainsi que dans un système d’administration de la justice fondé sur la foi en la dignité et la valeur de la personne humaine et en la primauté du droit[10].
[42] Comme le souligne la juge en chef McLachlin, l’analyse de la conformité de la loi aux principes de justice fondamentale « s’attache à débusquer les dispositions législatives intrinsèquement mauvaises, celles qui privent du droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne au mépris des valeurs fondamentales que sont censées intégrer les principes de justice fondamentale dont la jurisprudence a défini la teneur au fil des ans »[11].
[43] Il est un principe de justice fondamentale au sens de l’article 7 de la Charte qu’une infraction criminelle, assortie d’une peine d’emprisonnement, doit comporter un état d’esprit blâmable. La juge McLachlin rappelle, à cet égard, dans R. c. Hess et R. c. Nguyen :
Notre Cour a conclu que c’est un principe de justice fondamentale au sens de l’art. 7 de la Charte, qu’une règle de droit qui restreint la liberté d’une personne par un moyen comme l’emprisonnement doit avoir pour élément essentiel que la personne ait une intention coupable ou mens rea : Renvoi : Motor Vehicule Act de la Colombie-Britannique, 1985 CanLII 81 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 486, R. c. Vaillancourt, 1987 CanLII 2 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 636 […].[12]

[44] Un autre principe de justice fondamentale exige que la gravité et le caractère blâmable d’une infraction doivent être proportionnels à la faute morale liée à cette infraction[13], mais la justice fondamentale n’exige pas pour autant une symétrie absolue entre la faute morale et les conséquences prohibées.
[45] Dans le cas de certaines infractions, les principes de justice fondamentale exigent même, en raison de la nature particulière des stigmates se rattachant à une déclaration de culpabilité, une mens rea qui reflète la nature particulière du crime. C’est le cas notamment du meurtre[14].
[46] L’arrêt Martineau[15] est venu préciser, à cet égard, que les principes de justice fondamentale requièrent, dans le cas d’une accusation de meurtre, la prévisibilité subjective de la conséquence. Le ministère public doit alors établir que l’auteur du meurtre avait l’intention de tuer sa victime ou de lui causer des lésions corporelles qu’il savait de nature à causer sa mort et qu’il lui était indifférent que la mort s’ensuive ou non.
[47] Conformément à l’article 7 de la Charte, une déclaration de culpabilité de meurtre ne saurait donc reposer sur rien de moins que la prévisibilité subjective de la conséquence[16]. Les principes de justice fondamentale commandent la même exigence pour l’infraction de tentative de meurtre[17] de même que pour les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre[18].
[48] Tel n’est cependant pas le cas de toutes les infractions criminelles. En effet, pour une « large gamme de celles-ci », le simple critère objectif de faute convient adéquatement à la gravité du crime et aux stigmates rattachés à une condamnation[19].
[49] C’est donc à bon droit que le juge a conclu qu’aucun principe constitutionnel général n’exige, pour toutes infractions criminelles, la prévisibilité subjective de la conséquence.
[50] Qu’en est-il maintenant de l’homicide involontaire coupable?
5.2. L’homicide coupable
[51] Celui qui, directement ou indirectement, par quelque moyen que ce soit, cause la mort d’un être humain, commet un homicide[20]. La conduite d’un individu cause la mort d’autrui si elle y contribue de façon appréciable[21] sans toutefois qu’il soit nécessaire qu’elle en soit la cause immédiate, principale ou prédominante[22].
[52] Le Code criminel distingue deux catégories d’homicide : (1) l’homicide coupable et (2) l’homicide non coupable[23], ce dernier ne constituant toutefois pas une infraction criminelle[24].
[53] Dans la catégorie de l’homicide coupable, on trouve le meurtre, l’infanticide et l’homicide involontaire coupable[25].
[54] Dans l’arrêt Creighton, la juge McLachlin écrit à cet égard au paragraphe 71 :
Le Code criminel définit trois types généraux d’homicide coupable. Il y a le meurtre, qui consiste à ôter intentionnellement la vie à un autre être humain. Il y a également l’infanticide, soit le fait d’ôter intentionnellement la vie à un enfant. Tous les autres homicides coupables tombent dans la catégorie résiduelle qui est l’homicide involontaire coupable (Code criminel, art. 234).[26]

[55] Le paragraphe 662(3) C.cr. prévoit pour sa part que l’homicide involontaire coupable peut constituer une infraction incluse dans celle de meurtre. Ces deux actes criminels partagent en effet les mêmes modes de perpétration et exigent tous deux la preuve d’un lien de causalité entre le comportement fautif et la mort. C’est uniquement l’élément de faute morale qui les distingue. Contrairement au meurtrier, celui qui est déclaré coupable d’homicide involontaire coupable n’a pas eu l’intention de tuer un être humain ou de lui causer des lésions corporelles qu’il sait de nature à causer la mort et qu’il lui était indifférent que la mort s’ensuive ou non.
[56] Aux termes du Code criminel, l’homicide involontaire coupable se limite donc à un homicide non intentionnel et est, au plan juridique, moins répréhensible que le meurtre. Les stigmates qui s’y rattachent demeurent, en conséquence, bien en deçà de ceux qu’entraîne le meurtre[27].
5.3. Le paragraphe 222(5) du Code criminel
[57] Le paragraphe 222(5) du Code criminel, qui énonce les quatre modes de perpétration de l’homicide coupable, est ainsi libellé :
222. (5) Une personne commet un homicide coupable lorsqu’elle cause la mort d’un être humain :

a) soit au moyen d’un acte illégal;

b) soit par négligence criminelle;

c) soit en portant cet être humain, par des menaces ou la crainte de quelque violence, ou par la supercherie, à faire quelque chose qui cause sa mort;

d) soit en effrayant volontairement cet être humain, dans le cas d’un enfant ou d’une personne malade.

222. (5) A person commits culpable homicide when he causes the death of a human begin,

(a) by means of an unlawful act;

(b) by criminal negligence;

c) by causing that human being, by threats or fear of violence or by deception, to do anything that causes his death; or

(d) by wilfully frightening that human being, in the case of a child or sick person.

[58] Cette disposition reflète une volonté bien arrêtée de la part du législateur de décourager et de réprimer les comportements dangereux qui mettent en péril l’intégrité physique d’autrui. Les termes employés à l’alinéa 222(5)c) indiquent, par ailleurs, que le législateur n’entendait pas limiter aux seuls actes illégaux les conduites qui composent l’actus reus de l’homicide coupable.
[59] Les tribunaux canadiens ont souvent été appelés à interpréter les alinéas 222(5) a) et b) C.cr. et à définir, en fonction des exigences constitutionnelles, les composantes essentielles de l’homicide coupable commis au moyen d’un acte illégal ou par négligence criminelle.
[60] C’est ainsi qu’il est désormais reconnu que l’homicide coupable découlant d’un acte illégal exige la preuve hors de tout doute raisonnable des éléments suivants : (1) une conduite qui constitue un acte illégal, (2) l’acte illégal a causé la mort d’un être humain, (3) l’acte illégal ne constitue pas une infraction de responsabilité absolue, (4) l’acte illégal est objectivement dangereux, (5) l’intention criminelle requise pour l’acte illégal sous-jacent et (6) la prévisibilité subjective de la mort ou de lésions corporelles que le délinquant sait de nature à causer la mort et qu’il lui est indifférent que la mort s’ensuive ou non dans le cas d’une accusation de meurtre ou la prévisibilité objective de lésions corporelles en ce qui concerne une accusation d’homicide involontaire coupable[28].
[61] Le mode de perpétration de l’homicide coupable prévu par l’alinéa 222(5)b) C.cr. peut apparaître superfétatoire puisque l’article 219 C.cr. fait de la négligence criminelle un acte illégal pour lequel l’alinéa 222(5)a) C.cr. pourrait trouver application. De plus, l’article 220 C.cr. prévoit spécifiquement la sanction réservée à celui qui cause la mort par négligence criminelle.
[62] Cela dit, causer la mort par négligence criminelle (art. 219 C.cr.) nécessite la preuve (1) d’un comportement (un acte ou une omission de faire quelque chose qu’il est de son devoir légal d’accomplir) qui cause la mort d’un être humain et (2) le comportement fait montre d’une insouciance déréglée ou téméraire pour la vie ou la sécurité d’autrui[29]. La mens rea de l’infraction est établie par la preuve que le comportement en cause constitue un écart marqué et important par rapport à la norme de prudence que respecterait une personne raisonnablement prudente placée dans des circonstances[30] où l’accusé a, soit eu conscience du risque grave et évident sans pour autant l’écarter, soit ne lui a accordé aucune attention[31].
[63] Dans R. v. M.R., le juge O’Connor souligne les composantes communes à l’homicide involontaire coupable commis en posant un acte illégal et à l’infraction de causer la mort par négligence criminelle, notamment en ce qui concerne l’état d’esprit blâmable :
[31] An additional question concerns what mental element is required to establish liability as a principal offender for criminal negligence causing death as related to the consequence of the criminally negligent act : the death. In R. v. Creighton, at pp. 41-45, the majority of the Supreme Court of Canada dealt with this issue in relation to a charge of unlawful act manslaughter. The court held that the test is objective foreseeability of the risk of bodily harm which is neither trivial nor transitory. As stated by McLachlin J., at p. 75, the question is “whether the reasonable person in all the circumstances would have foreseen the risk of bodily harm”. I see no reason why the reasoning in Creighton on this issue should not apply equally to the offence of criminal negligence causing death. The offences of unlawful act manslaughter and criminal negligence causing death have much in common. Importantly, for present purposes, both involve a dangerous or unlawful act that causes death. From both a logical and policy standpoint, it makes sense that the mental element relating to the consequence of the offending conduct be the same for both offences.[32]

[Je souligne]

[64] Quelques années plus tard, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, sous la plume de la juge Neilson, adopte également le point de vue selon lequel l’homicide involontaire commis selon le mode prévu par l’alinéa 222(5)b) C.cr. exige la prévisibilité objective de lésions corporelles qui ne sont pas sans importance ni de nature passagère :
[36] I agree with the Crown that the judge’s reference to « a risk of bodily harm » instead of « a risk to life and safety » appears to originate from R. v. Creighton, 1993 CanLII 61 (CSC), 1993 CanLII 61(SCC), [1993] 3 S.C.R. 3 at 41-57. That case dealt with a charge of unlawful act manslaughter, McLachlin J., writing for the majority, held that the test for mens rea did not require foreseeability of the risk of death, but was met by objective foreseeability of the risk of bodily harm which is neither trivial nor transitory. It is reasonable to assume the same test will apply in manslaughter rooted in criminal negligence and, by analogy, to criminal negligence causing death. Indeed, this was the result reached by the Ontario Court of Appeal in R. v. M.R., 2011 ONCA 190 (CanLII) at para. 31.[33]

[65] Historiquement, au Canada, le ministère public a fait un usage plutôt parcimonieux de l’alinéa 222(5)c) C.cr. pour criminaliser l’homicide coupable. Cela tient essentiellement au fait que la menace, la supercherie ou la crainte de violence constituent généralement, comme en l’espèce, une composante d’un acte illégal et objectivement dangereux. Il s’ensuit que les textes d’auteurs et la jurisprudence relatifs à cette disposition ne sont pas légion.
[66] Il convient donc d’examiner la structure de l’homicide coupable commis par ce moyen pour en dégager les éléments essentiels et la conformité de chacun de ceux-ci aux exigences constitutionnelles garanties par la Charte, notamment son article 7.
[67] Il importe cependant de donner à cette disposition non seulement l’interprétation la plus compatible avec son texte et son objet, mais aussi celle qui s’accorde le mieux avec les concepts et principes plus larges du droit criminel[34].
[68] L’actus reus de l’homicide coupable que sanctionne l’alinéa 222(5)c) C.cr. se matérialise par une menace transmise ou proférée à la victime, une crainte de violence suscitée chez celle-ci par le comportement du délinquant ou encore par une supercherie qui porte celle-ci à poser elle-même le geste qui lui est fatal.
[69] La menace, la crainte de violence et la supercherie ne sont pas définies de façon expresse dans le Code criminel, mais sont néanmoins des concepts connus qui sont utilisés par le législateur en tant que composantes de certaines infractions criminelles. Il y a lieu, en conséquence, de donner à ces expressions un sens cohérent avec les autres dispositions du Code criminel où elles sont employées.
[70] Ainsi, l’article 264.1 C.cr. sanctionne le comportement de celui qui transmet, profère ou fait recevoir une menace (a) de tuer ou de causer des lésions corporelles à autrui, (b) de brûler ou détruire des biens meubles ou immeubles et (c) de tuer ou de blesser un animal appartenant à autrui. L’alinéa 265(1)b) C.cr. criminalise, par ailleurs, le comportement de celui qui tente ou menace, par un acte ou un geste, d’employer la force contre une autre personne s’il est en mesure actuelle ou s’il porte cette personne à croire raisonnablement qu’il est en mesure de réaliser son dessein[35]. Dans le cas de ces infractions, la menace et l’imminence du danger sont déterminées en fonction de la perception de la personne raisonnable placée dans la même situation.
[71] La menace de violence constitue également un élément de l’actus reus des infractions de vol qualifié (art. 343a) C.cr.), d’intimidation (art. 423(1)a) et b) et 423.1 C.cr.), d’interruption ou de gêne causée à un ministre du culte (art. 176(1)a) C.cr.) et de l’extorsion (art. 346 C.cr.).
[72] Comme le mensonge et d’autres moyens dolosifs, la supercherie est l’une des composantes de l’actus reus de l’infraction de fraude (art. 380 C.cr.) qui doit être établie par la preuve d’un acte malhonnête et dont l’appréciation doit également être faite à partir de la norme objective de la personne raisonnable[36].
[73] La crainte de violence dont fait état l’alinéa 222(5)c) C.cr. constitue la réaction affective de l’individu exposé au comportement d’autrui qui lui fait pressentir un danger pour sa propre sécurité. Pour préserver son équilibre émotionnel et son intégrité physique, celui-ci développe alors des moyens de défense qui se manifestent généralement en différentes phases.
[74] Lors de la première de ces phases, l’instinct de survie de l’être humain mobilise l’organisme dans le but d’échapper aux conséquences préjudicielles du danger appréhendé. L’auteure Christine Santerre souligne, à l’égard de cette réaction, ce qui suit :
L’article 222(5)c) du Code criminel concerne cette première phase réactionnelle : « Une personne commet un homicide coupable lorsqu’elle cause la mort d’un être humain […] en portant cet être humain, par des menaces ou la crainte de quelque violence […] à faire quelque chose qui cause sa mort. » En d’autres termes, cette disposition vise la situation où un individu en proie à une vive émotion de peur s’inflige une blessure mortelle afin d’échapper au mal redouté. Ce faisant, le droit pénal reconnaît que la personne aux prises avec une vive émotion de peur puisse réagir en commettant un geste généralement traduit par la fuite et que, dans une telle éventualité, les conséquences préjudiciables puissent être imputées à l’instigateur de la peur, même lorsque la mort en résulte.[37]

[75] La crainte de violence constitue, par ailleurs, une composante de l’infraction de harcèlement criminel :
[…] si l’acte en question a pour effet de lui faire raisonnablement craindre – compte tenu du contexte – pour sa sécurité ou celle d’une de ses connaissances.[38]

[76] L’intensité de la crainte variant d’un individu à l’autre et suscitant des réactions contrastantes en fonction de la personne apeurée, de celle qui profère la menace et de la nature du danger ou de la menace, il importe en conséquence de déterminer la crainte de violence en fonction d’un critère objectif tant dans le contexte d’une accusation de harcèlement criminel[39] que d’un homicide coupable.
[77] La supercherie et la menace impliquent généralement de leurs auteurs un comportement volontaire ou intentionnel[40]. Mais la crainte de violence peut également naître d’une situation absente de menace ou de supercherie. Ainsi, la crainte de violence éprouvée par une victime peut la porter à poser un geste qui cause sa propre mort sans nécessairement que celui ou ceux qui lui ont inspiré cette crainte se soient comportés de façon dangereuse à son égard.
[78] Il importe donc que le comportement menaçant, trompeur ou celui qui suscite la crainte de la victime s’inscrive, comme c’est le cas pour l’homicide coupable perpétré en posant un acte illégal (alinéa 222(5)a) C.cr.), dans un contexte où toute personne raisonnable se rendrait inévitablement compte qu’il fait courir à autrui le risque d’une blessure qui n’est ni sans importance ni de nature passagère[41].
[79] La nécessité que le comportement soit objectivement dangereux respecte l’objet du paragraphe 222(5) C.cr. : celui de définir, de décourager et de réprimer les conduites dangereuses qui causent la mort d’un être humain.
[80] Cette exigence s’harmonise également avec la démarche suivie par la juge McLachlin dans Creighton :
Je crois que la démarche que je propose se fonde sur de solides principes de droit criminel. Correctement suivie elle permettra que soit déclaré coupable et puni quiconque commet des actes dangereux ou illégaux qui provoquent la mort d’autrui.[42]

[Je souligne]

[81] Je suis, en conséquence, d’avis qu’en adoptant l’alinéa 222(5)c) C.cr., le législateur a voulu expressément prévoir que certains actes qui ne sont pas nécessairement illégaux, mais qui sont objectivement dangereux, constituent une composante de l’actus reus de l’homicide coupable. Je partage l’opinion du juge qui écrit à cet égard :
Il est tout à fait loisible au législateur de décider que certains comportements, assortis de l’état d’esprit blâmable, constituent des infractions criminelles.[43]

[82] Selon les appelants, en n’exigeant pas que la conduite sous-jacente à l’infraction d’homicide involontaire coupable constitue un acte illégal, l’alinéa 222(5)c) C.cr. écarte, en contravention avec les principes de justice fondamentale, la nécessité pour le poursuivant de prouver toute forme d’intention subjective de la part de l’auteur de l’infraction. Ils s’en expriment ainsi aux paragraphes [25] et [26] de leur mémoire :
[25] Ainsi, non seulement cette disposition ne rencontre pas le seuil supérieur de la turpitude morale requis en matière d’homicide, mais elle requiert un degré de responsabilité moindre que ce que nécessitent d’autres infractions se situant dans une partie inférieure de l’échelle de gravité des crimes. En effet, bien que le législateur ait le loisir de substituer « la nécessité de faire la preuve d’un élément essentiel […] par la preuve d’un élément différent », il semble clairement contraire aux principes de justice fondamentale que cet élément en lui-même ne constitue pas un acte criminel. Nous estimons qu’un geste non spécifiquement criminalisé ne peut suffire à constituer une intention coupable à proprement parler, puisque le principe même de l’intention coupable est basé sur la connaissance présumée du contrevenant du caractère illégal de son geste; « il faut un élément de faute personnelle à l’égard d’un aspect coupable de l’actus reus ».

[26] En conséquence, cette disposition permet de reconnaître une personne coupable d’homicide involontaire coupable par le seul truchement de la prévisibilité objective de lésions corporelles, alors même qu’il y a non seulement absence d’une mens rea intrinsèque à l’homicide lui-même, mais surtout absence d’intention coupable reliée à une infraction sous-jacente. Ce fait semble aller clairement à l’encontre des arrêts De Sousa et Creighton si l’enseignement de la Cour suprême nous amène à penser que c’est justement dans le cas où il existe une infraction sous-jacente avec mens rea subjective que l’utilisation de la prévisibilité objective est constitutionnelle; […].

[Je souligne]

[83] Avec égards pour l’opinion contraire, j’estime que cette interprétation du paragraphe 222(5) C.cr. est beaucoup trop réductrice et restreint indûment la portée de l’homicide involontaire coupable aux seuls cas où celui-ci résulte d’une conduite sous‑jacente nécessitant une mens rea subjective. Or, le texte des alinéas 222(5) b), c) et d) C.cr. et les principes de justice fondamentale ne posent pas une telle exigence.
[84] En effet, en ce qui concerne une conduite non réglementée par l’alinéa 222(5)a) C.cr., « le gros bon sens suffit normalement pour qu’une personne qui s’interroge sur le risque inhérent à une activité puisse apprécier ce risque et agir en conséquence »[44]. En fait, du point de vue juridique, on s’attend de celui qui a la capacité d’apprécier un risque et qui se lance dans une activité dangereuse qu’il se pose des questions avant d’agir.
[85] La mort étant essentielle à la perpétration d’un homicide coupable, l’élément de faute devra généralement s’organiser en fonction de cette conséquence. Comme je le soulignais plus tôt, le meurtre exige une prévision subjective de la mort ou de blessures, soit l’état d’esprit le plus blâmable connu du droit criminel afin de refléter adéquatement les stigmates et la sévérité de la peine découlant d’une condamnation pour le crime le plus grave que sanctionne le Code criminel.
[86] En outre, j’ai déjà eu l’occasion d’indiquer que le critère pour la détermination de la mens rea dans le cas de l’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal est celui de la prévisibilité objective de risque de lésions corporelles qui ne sont ni sans importance ni de nature passagère[45].
[87] La prévisibilité raisonnable d’un tel préjudice en tant qu’exigence en matière de mens rea convient adéquatement aux stigmates rattachés à l’infraction d’homicide involontaire résultant d’un acte illégal, est bien adaptée à la gravité objective de cet acte criminel et ne viole pas les principes de justice fondamentale visés par l’article 7 de la Charte[46].
[88] Il convient alors de se demander si ce même critère trouve application lorsque l’homicide involontaire coupable résulte d’une menace, d’une crainte de violence ou d’une supercherie qui porte un être humain à poser un geste qui cause sa propre mort ou s’il y a plutôt lieu d’exiger une prévisibilité subjective de la conséquence dans un tel contexte.
[89] Les auteurs qui traitent de la détermination de la mens rea liée à l’homicide involontaire coupable provoqué par la peur ont des opinions diverses à cet égard.
[90] Selon Grant, Boyle et Chunn, l’exigence jurisprudentielle devrait être celle de la prévisibilité objective de la réaction de la victime. Ils s’en expriment ainsi :
Mewett suggests an objective test based on the accused’s perception at the time. This would make the accused guilty where the victim does something that caused his own death, when a reasonable person, with knowledge and capacity of the accused at the time, would have foreseen that the victim could reasonably take such steps.[47]

[91] Le professeur Hugues Parent privilégie, pour sa part, que le critère de la prévisibilité objective des lésions corporelles soit applicable à toutes les formes d’homicide prévues par le paragraphe 222(5) C.cr.[48]. Sa position trouve appui dans l’arrêt de la Cour dans R. c. Bouchard[49] qui confirme le verdict de culpabilité prononcé par le juge André Plante qui écrit relativement à l‘application de l’alinéa 222(5)c) C.cr. :
Juridiquement, l’accusé est criminellement responsable des conséquences ayant résulté de sa participation aux activités du groupe concerné. Il ne fait aucun doute que le décès de la victime lui est imputable, car il y avait une prévisibilité objective dans ce cas non seulement de risques d’engelures mais aussi de mort considérant la détérioration des conditions météorologiques […].[50]

[Je souligne]

[92] Pour Me Christine Santerre, la forme d’homicide prévue par l’alinéa 222(5)c) C.cr. requiert le façonnement de règles juridiques particulières, comprenant à la fois :
1) d’abord, l’instauration d’un critère de prévisibilité des conséquences, au regard tant de la réaction de la victime que des lésions corporelles qui en résultent;

2) ensuite, l’application de proportionnalité entre la gravité de la conduite ayant suscité la peur et la réaction de la victime;

3) finalement, l’imposition d’un critère de connaissance relativement aux particularités de la victime ayant contribué à l’intensité de la peur ressentie.[51]

[93] Ce point de vue largement inspiré de la common law propose la détermination de la mens rea en combinant la prévisibilité objective de la réaction de la victime et de la conséquence[52] à la connaissance subjective de l’accusé des particularités de cette dernière.
[94] La professeure Rachel Grondin est plutôt d’avis qu’en ce qui concerne les modes de perpétration de l’homicide involontaire coupable prévus aux alinéas 222(5) c) et d) C.cr., la mens rea se limite au caractère intentionnel de l’acte sous-jacent à la mort :
Quant aux autres comportements sous-jacents à la mort, la poursuite devra faire la preuve qu’ils étaient intentionnels. Tout doute raisonnable quant à cet état d’esprit apportera un acquittement. Notons toutefois que l’intention se limite à l’acte sous-jacent et n’est pas essentielle par rapport au résultat.[53]

[95] Il m’apparaît que le critère de la prévisibilité subjective (connaissance des particularités de la victime) combiné à celui de la prévisibilité objective de sa réaction permettrait de façon non souhaitable à celui qui a causé la mort de se disculper en démontrant qu’une victime normale ne serait pas décédée dans les mêmes circonstances et équivaudrait à abandonner le principe de la « vulnérabilité de la victime » selon lequel l’auteur du méfait prend sa victime « dans l’état où il la trouve »[54]. La juge McLachlin rappelle à cet égard dans l’arrêt Creighton :
Le principe de la vulnérabilité de la victime est à la fois bon et utile. Il oblige les agresseurs, une fois lancés dans une conduite dangereuse qui pourra d’une manière prévisible causer des blessures à autrui, à endosser la responsabilité de toutes les conséquences, y compris la mort. Voilà qui, selon moi, ne va nullement à l’encontre de la justice fondamentale. Pourtant, l’adoption de la modification que propose le Juge en chef entraînerait l’abrogation de ce principe dans les cas d’homicide involontaire coupable.

En fait, quand on considère l’homicide involontaire coupable dans le contexte du principe de la vulnérabilité de la victime, la disproportion entre la mens rea de l’infraction et les conséquences de sa perpétration s’amoindrit. Le droit n’envisage pas la victime moyenne. La règle veut en effet que l’agresseur doive prendre la victime telle qu’elle est. Du moment qu’il y a risque de préjudice corporel, il existe en même temps le risque pratique que certaines victimes ne meurent par suite de ce préjudice. C’est là que se confondent le critère du préjudice et celui de la mort.[55]

[96] Je suis d’avis que ce même raisonnement trouve application dans le cas d’un homicide involontaire coupable commis par le moyen prévu à l’alinéa 222(5)c) C.cr.
[97] D’autre part, exiger la prévisibilité subjective de la conséquence irait de plus à l’encontre d’un autre principe solidement ancré dans le droit criminel canadien selon lequel la personne qui se livre à une activité dangereuse soit généralement responsable de toute conséquence imprévue résultant de sa conduite fautive[56].
[98] En effet, du moment où il existe un risque de blessure corporelle, il y a simultanément un danger que certaines personnes meurent par suite d’un tel préjudice.
[99] Comme le souligne le professeur Hugues Parent :
Entre le meurtre et l’homicide involontaire coupable, une brèche s’est créée, une brèche qui interdit catégoriquement tout rapprochement entre les deux infractions. En ce qui touche finalement la prévisibilité objective de lésions corporelles (et non de la mort), celle-ci s’inscrit dans le cadre d’un mouvement de politique criminelle visant à responsabiliser les personnes qui se lancent dans des conduites objectivement dangereuses.[57]

[100] Pour les appelants, la mens rea de l’infraction commise par le moyen prévu à l’alinéa 222(5)c) C.cr., limitée à une prévisibilité objective de la conséquence, a pour résultat inacceptable que l’homicide involontaire coupable requiert un degré de turpitude morale moindre que d’autres infractions situées à un niveau inférieur de l’échelle de gravité des crimes.
[101] Ainsi formulé, l’argument suppose que la correspondance parfaite entre la mens rea de l’infraction et chacune de ses conséquences constitue un principe de justice fondamentale.
[102] Il est vrai qu’en règle générale la mens rea d’une infraction porte sur les conséquences interdites de sa perpétration. Toutefois, le droit criminel comporte d’importantes exceptions à cette règle. C’est notamment le cas de la tentative de meurtre où aucune importance n’est accordée aux conséquences, bien que la culpabilité morale de l’auteur soit à son niveau le plus élevé.
[103] C’est d’ailleurs en raison de ces exceptions que cette règle du droit criminel ne peut être élevée au rang de principe de justice fondamentale garanti par l’article 7 de la Charte « qui, par définition, doit s’appliquer universellement »[58].
[104] Il convient de rappeler que rien n’appuie non plus la proposition voulant que, par nécessité constitutionnelle, la mens rea d’une infraction doive toujours se rattacher à la conséquence visée par la prohibition législative. Rappelant les propos du juge en chef Lamer selon lesquels « la constitution ne garantit pas toujours la situation idéale »[59], la juge McLachlin écrit :
À ma connaissance, rien n’appuie la proposition selon laquelle la mens rea d’une infraction doit toujours, par nécessité constitutionnelle, se rattacher à la conséquence précise prohibée. Nul ne peut se voir infliger une peine d’emprisonnement en l’absence de mens rea ou d’une intention coupable, et il ne doit pas y avoir de disproportion entre la gravité de l’infraction et le degré de faute morale. Pourvu qu’il existe un élément de faute morale ou de culpabilité morale et à condition que cette faute ou culpabilité soit proportionnelle à la gravité et aux conséquences de l’infraction en question, les principes de justice fondamentale auront été respectés.[60]

[105] La mens rea peut donc, sous réserve du principe de justice fondamentale selon lequel la faute morale inhérente à l’infraction criminelle doit être proportionnelle à la gravité de celle-ci et à ses conséquences, être subjective ou objective.
[106] La juge McLachlin rappelle à cet égard :
Pourvu qu’il existe un élément de faute morale ou de culpabilité morale et à la condition que cette faute ou culpabilité soit proportionnelle à la gravité et aux conséquences de l’infraction en question, les principes de justice fondamentale auront été respectés.

[…]

J’ai déjà indiqué que certaines considérations d’ordre jurisprudentiel et historique viennent confirmer, pour la mens rea de l’homicide involontaire coupable, un critère fondé sur la prévisibilité du risque de lésions corporelles plutôt que la mort. J’ai soutenu également que les considérations que sont la gravité de l’infraction et la correspondance entre la mens rea de l’infraction et ses conséquences ne mènent pas à conclure à l’inconstitutionnalité de l’infraction d’homicide involontaire coupable telle qu’elle a été historiquement définie [page 56] en fonction de la prévisibilité du risque de lésions corporelles. À mon avis, cette même conclusion est appuyée par des considérations de principe. En examinant si une infraction qui existe depuis longtemps va à l’encontre des principes de justice fondamentale, il n’est pas déplacé de tenir compte de ces considérations.[61]

[107] Parmi ces considérations, la nécessité de décourager une conduite dangereuse susceptible de nuire à autrui et qui risque d’entraîner la mort vient étayer le point de vue selon lequel il n’est pas nécessaire que la mort soit subjectivement prévisible.
[108] Je suis, en conséquence, d’avis que le critère fondé sur la prévisibilité objective des lésions corporelles applicable à l’homicide involontaire coupable commis au moyen d’un acte illégal trouve également application lorsque cette infraction est perpétrée selon le mode de commission prévu à l‘alinéa 222(5)c) C.cr. Dans un cas comme dans l’autre, la faute morale fondée sur la prévisibilité objective est proportionnelle à la gravité de l’infraction et aux conséquences qu’elle entraîne et elle ne viole aucun principe de justice fondamentale[62]. J’ajoute qu’il m’apparaît que, dans le contexte d’une accusation portée en vertu de l’alinéa 222(5)c) C.cr., la prévisibilité objective de la conséquence inclut celle de la prévisibilité de la réaction de la victime.
5.4. Le lien de causalité entre le comportement fautif et la mort
[109] L’homicide coupable nécessite également que soit démontré un lien de causalité entre le comportement et le décès. Dans R. c. Nette, la juge Arbour rappelle que le critère de causalité formulé dans l’arrêt Smithers[63], la cause ayant « contribué à la mort de façon plus que mineure », est applicable à toutes les formes d’homicide, mais souligne (1) qu’il devrait plutôt être énoncé comme « la cause ayant contribué de façon appréciable » et (2) que les propos du juge Cory dans R. c. Harbottle[64] n’ont pas pour effet de rendre le critère de la causalité plus exigeant dans le cas du meurtre au premier degré[65] :
[64] […] L’expression « cause substantielle » sert à exprimer un degré plus élevé de causalité juridique, mais ce critère n’entre en jeu qu’au moment de décider si le degré de culpabilité morale de l’accusé justifie la stigmatisation et la peine accrues qui sont liées au meurtre au premier degré.

[65] À la lecture de l’arrêt Harbottle, il est clair que le critère de la « cause substantielle » traduit le degré plus élevé de culpabilité morale qui doit ressortir du degré de participation de l’accusé au meurtre pour qu’on puisse le déclarer coupable de meurtre au premier degré aux termes du par. 231(5) du Code criminel. Ce degré plus élevé de participation de l’accusé, joint à la conclusion qu’il avait la mens rea requise pour le meurtre, justifie un verdict de culpabilité fondé sur le par. 231(5) du Code.

[…]

[88] Pour ces raisons, je conclus que le juge du procès a donné au jury des directives adéquates sur le critère de causalité applicable au meurtre au deuxième degré, lorsqu’il a dit qu’il s’agissait de déterminer si l’accusé avait contribué d’une façon plus qu’insignifiante ou négligeable à la mort de la victime. Un seul critère de causalité s’applique aux infractions d’homicide, y compris le meurtre au deuxième degré. Ce critère peut être formulé de différentes façons, mais il n’en demeure pas moins le critère que notre Cour a énoncé dans l’arrêt Smithers, précité. L’expression « cause substantielle » que l’on trouve dans l’arrêt Harbottle sert à indiquer le degré accru de participation au meurtre qui est requis pour que l’on puisse déclarer l’accusé coupable de meurtre au premier degré aux termes du par. 231(5) du Code. L’arrêt Harbottle n’a pas rendu le critère de causalité qui s’applique à toutes les infractions d’homicide plus exigeant que celui qui a été énoncé dans l’arrêt Smithers. [66]

[Je souligne]

[110] Pour tenir responsable un individu d’avoir causé un résultat, il importe de déterminer s’il a causé ce résultat en fait et en droit. La causalité factuelle nécessite un examen de la preuve afin de démontrer comment la victime est décédée sur le plan médical, technique et physique et comment l’accusé a contribué à ce résultat[67].
[111] La causalité juridique repose plutôt sur des considérations telles que le texte de la législation qui incrimine le comportement et sur les principes d’interprétation. Au paragraphe 48 de l’arrêt Nette, la juge Arbour souligne à cet égard :
Les règles de droit applicables en matière de causalité sont en grande partie établies par les tribunaux, mais elles se dégagent aussi, directement ou indirectement, des dispositions du Code criminel. Par exemple, l’art. 225 du Code prévoit que, lorsqu’une personne cause une blessure corporelle qui est en elle-même de nature dangereuse et dont résulte la mort, elle cause la mort peu importe que la cause immédiate de la mort soit un traitement convenable ou impropre. De même, les sous-al. 222(5)c) et 222(5)d) prévoient qu’une personne commet un homicide coupable lorsqu’elle cause la mort d’une autre personne en portant cette dernière, par des menaces ou la crainte de quelque violence, ou par la supercherie, à faire quelque chose qui cause sa mort, ou en effrayant volontairement un enfant ou une personne malade. Ces dispositions législatives et d’autres dispositions semblables du Code empêchent de conjecturer sur la question de savoir si l’acte de l’accusé serait considéré comme étant trop éloigné pour avoir causé le résultat allégué, ou si la suite d’événements a été interrompue par une cause subséquente qui permet de dégager l’accusé de toute responsabilité relative aux conséquences. Lorsque la situation factuelle n’est pas visée par l’une des règles du Code applicables en matière de causalité, les principes généraux de common law régissant le droit criminel s’appliquent pour trancher toute question qui peut se poser en matière de causalité.[68]

[Je souligne]

[112] Les appelants interprètent ce passage de l’arrêt comme signifiant que l’alinéa 222(5)c) C.cr. n’exige pas que les actes sous-jacents contribuent au décès de manière appréciable, ce qui aurait pour effet de contrevenir au principe de justice fondamentale visant à s’assurer que la justice pénale ne sévisse que contre les individus véritablement responsables.
[113] À mon avis, ils ont tort. Loin d’abaisser le seuil de la causalité requise en matière d’homicide coupable, la disposition exige plutôt un lien de causalité double : la conduite de l’accusé doit être la cause du geste de la victime qui cause sa propre mort.
[114] Si cette chaîne causale en deux temps est démontrée, il n’y a pas lieu, comme le souligne la juge Arbour, de se perdre en conjecture sur la possibilité de rupture du lien causal.
[115] Je souligne, de plus, que l’argument de texte formulé par les appelants, selon lequel l’utilisation des termes « en portant cet être humain… à faire quelque chose… » traduit une causalité qui ne satisfait pas aux exigences du droit criminel en matière d’homicide coupable, est sans fondement.
[116] La lecture de la version anglaise de l’alinéa 222(5)c) C.cr. indique clairement, par l’emploi des expressions « causing » et « causes », une seule et même intensité du lien causal entre la conduite du délinquant qui porte la victime à poser un geste ainsi qu’entre son geste et sa mort.
[117] L’auteure Christine Santerre relève quelques exemples puisés dans la jurisprudence qui établissent que le lien de causalité n’est pas rompu lorsque le décès résulte d’un acte de la victime posé en raison de la crainte d’être violenté[69].
[118] Ainsi, le lien causal a été jugé suffisant dans le cas d’une personne qui est décédée en se jetant à l’extérieur d’un véhicule en mouvement afin d’éviter une agression soudaine[70], lorsqu’un individu saute dans une rivière afin d’échapper à son agresseur et se noie[71] ou lorsqu’une personne tombe d’une fenêtre pour échapper à une attaque imminente[72].
[119] Le lien de causalité est également maintenu dans le cas d’un bambin qui, apeuré à l’idée d’être discipliné, dégringole les escaliers et meurt[73] de même que dans la situation où une personne terrifiée par les cailloux lancés en sa direction tente de s’enfuir, tombe et se blesse mortellement[74].
[120] Je rappelle également que, dans R. c. Bouchard[75], la victime apeurée a pris la fuite dans un boisé après avoir été frappée à coups de pieds et de poings par l’appelant et s’être écroulée dans un fossé plein d’eau. Au terme de sa fuite, la victime était décédée d’hypothermie quelques heures plus tard en raison de conditions climatiques extrêmes et du fait que ses vêtements étaient détrempés. La Cour a alors confirmé les conclusions du premier juge selon lesquelles l’appelant avait, conformément à l’alinéa 222(5)c) C.cr., contribué au décès et avait commis l’infraction d’homicide involontaire coupable.
[121] Dans une décision récente de la Cour supérieure de l’Ontario, le juge Henderson a exprimé l’opinion selon laquelle, pour obtenir la condamnation de l’accusé, la poursuite devait prouver l’existence d’un double lien de causalité lorsque l’acte d’accusation reproche un homicide coupable commis par le moyen prévu à l’alinéa 222(5)c) C.cr. : (1) que la victime a posé un acte qui a causé sa mort et (2) que la menace, la crainte de violence ou la supercherie a porté la victime à poser le geste qui lui est fatal :
[27] Accordingly, I find that in the present case the Crown must prove beyond a reasonable doubt that there was a chain of causation, both factually and legally, from Hall’s threat or fear of violence, as those terms are defined above, to Sawa’s suicide, and that chain is not broken by an independent intervening act that would render Hall’s contribution to the chain something less than a significant contributing cause. In the alternative, if there was an independent intervening act, the Crown must prove that the alleged intervening act was reasonably foreseeable by Hall at the time of the initial act (i.e. the threat or fear of violence) that started the chain of causation.[76]

[122] Je suis, en conséquence, d’avis que les éléments structuraux de l’homicide involontaire coupable commis selon le mode de perpétration prévu à l’alinéa 222(5)c) C.cr. sont conformes aux exigences constitutionnelles de l’article 7 de la Charte. Cela dit, examinons maintenant les motifs d’appel relatifs à l’imprécision et à la portée excessive de cette disposition du Code criminel.
6. L’IMPRÉCISION CONSTITUTIONNELLE ET LA PORTÉE EXCESSIVE
[123] Malgré le titre plus limité qui chapeaute ce chapitre de leur mémoire, les appelants plaident à la fois que l’alinéa 222(5)c) C.cr. contrevient à l’article 7 de la Charte par sa portée excessive et par son imprécision en raison du fait que les éléments sous-jacents de l’acte prohibé ne constituent pas eux-mêmes des infractions criminelles. Le citoyen raisonnable ne pourrait donc savoir avec suffisamment de certitude quelles sont les composantes de l’actus reus et de la mens rea de ce crime. De plus, cette disposition risquerait, en raison de sa rédaction déficiente, d’englober et d’incriminer des comportements qui ne devraient pas entraîner la responsabilité criminelle de leur auteur.
[124] D’entrée de jeu, il importe de distinguer la notion de l’imprécision de celle de la portée excessive de la loi. Ces deux notions, quoique connexes dans certains contextes particuliers, sont différentes[77].
[125] D’une part, la théorie de l’imprécision de la loi a deux fondements logiques : (1) l’exigence d’un avertissement raisonnable aux citoyens et (2) la limitation du pouvoir discrétionnaire dans l’application de celle-ci[78].
[126] Au plan de l’analyse, il convient de distinguer ces deux fondements. Il faut en effet recourir au critère de l’avis raisonnable en présence d’une disposition législative qui prescrit ou interdit une conduite. Lorsque la disposition investit plutôt celui qui est chargé de son application d’une large discrétion, il s’agit alors de vérifier si la loi ne laisse pas une trop grande place à l’arbitraire et pas assez à la tenue d’un véritable débat judiciaire[79].
[127] D’autre part, l’analyse de la portée excessive porte essentiellement sur les moyens choisis par l’État pour atteindre ses objectifs. Si ces moyens ne sont pas nécessaires, la loi a alors une portée disproportionnée et est contraire aux principes de justice fondamentale qui sous-tendent notre régime de droit[80].
6.1 L’imprécision constitutionnelle
[128] On ne saurait exiger d’une loi qu’elle soit d’une certitude absolue, mais il est nécessaire que les dispositions législatives énoncent « certaines limites qui tracent le contour de sa sphère de risque »[81].
[129] La sphère de risque sera d’une imprécision constitutionnelle uniquement si elle ne constitue pas un guide suffisant pour un débat judiciaire[82]. L’analyse de la suffisance de ce guide doit tenir compte des valeurs sociales véhiculées par la loi ainsi que des objectifs poursuivis par le législateur.
[130] En d’autres mots, il importe, en l’espèce, de se demander si les termes choisis par le législateur fournissent un fondement adéquat pour interpréter la loi et s’ils donnent au citoyen un avis raisonnable du comportement prohibé ou la conscience que sa conduite est répréhensible en droit.
[131] Lorsqu’il y a une allégation d’imprécision, l’analyse doit porter sur les termes mêmes de la disposition attaquée et le recours à des situations hypothétiques est alors sans pertinence.
[132] Puisque les appelants ont été déclarés coupables d’un homicide involontaire coupable, il y a lieu de rappeler ici les propos tenus par le juge Gonthier dans Nova Scotia Pharmaceutical Society qui soulignent que, malgré sa complexité, l’ensemble des règles relatives à l’homicide constituent néanmoins un avis suffisant donné aux citoyens de la nature des comportements prohibés :
Prenons l’exemple de l’homicide. Les dispositions du Code criminel relatives à l’homicide sont nombreuses (elles sont concentrées dans les art. 222 à 240 mais se trouvent aussi dans d’autres articles connexes). Quand on ajoute aux textes du Code la jurisprudence, tant sur les règles de fond que sur la constitutionnalité, on se retrouve avec un ensemble de règles assez complexe. En dépit de l’avis formel, on peut difficilement s’attendre à ce que le citoyen moyen connaisse en détail le droit régissant l’homicide. Et pourtant, personne ne saurait affirmer sérieusement qu’aucun avertissement raisonnable quant au fond n’a été donné ou que le droit en matière d’homicide est imprécis. On peut facilement en comprendre les raisons. Premièrement, chacun (ou malheureusement, dirais-je, presque tout le monde) a une connaissance innée que de tuer un être humain est blâmable. L’homicide est fermement perçu comme intolérable, que ce soit du point de vue moral, religieux ou sociologique. Par conséquent, on s’attend à ce que l’homicide soit puni par l’État. Deuxièmement, l’homicide est en effet puni par l’État et les médias se font abondamment l’écho des procès pour homicide ainsi que des peines infligées.

J’ai cité l’exemple de l’homicide parce qu’il représente une infraction à ce point fondamentale dans notre droit pénal et dans le système des valeurs que nous partageons, qu’il est facile de démontrer l’existence de l’avertissement quant au fond. On pourrait en faire aussi la démonstration, plus approfondie, à l’égard d’autres dispositions législatives. Du point de vue du fond, l’avertissement raisonnable réside donc dans la conscience subjective de l’illégalité d’une conduite, fondée sur les valeurs qui forment le substrat du texte d’incrimination et sur le rôle que joue le texte d’incrimination dans la vie de la société.[83]

[Je souligne]

[133] J’estime, pour ma part, que ces commentaires conservent aujourd’hui toute leur pertinence et que le paragraphe 222(5) C.cr. énonce un ensemble intelligible de comportements dangereux qui, s’ils contribuent à la mort d’un être humain, constituent un homicide coupable.
[134] L’alinéa 222(5)c) cible en termes suffisamment clairs la conduite objectivement dangereuse de celui qui, par ses actes (menace, crainte de violence, supercherie), porte un autre être humain à poser un geste qui cause sa propre mort.
[135] Les mots employés par le législateur constituent, à mon avis, un avertissement raisonnable donné au citoyen de ce qui est prohibé et permet la tenue d’un véritable débat judiciaire.
[136] J’ajoute que le paragraphe 222(5) C.cr. délimite la notion d’homicide coupable en énonçant quatre catégories d’actes sous-jacents qui, s’ils causent la mort d’un être humain, sont prohibés. L’objectif poursuivi par le législateur est de décourager la commission de certains actes susceptibles de blesser ou de causer la mort et, le cas échéant, de punir ceux qui décident tout de même de les poser.
[137] La nécessité d’établir un régime à la fois souple et complet en cette matière se prête difficilement à des définitions précises.
[138] En l’espèce, la conduite des appelants est clairement ciblée par la disposition attaquée; c’est là un signe sûr qu’elle peut être interprétée et qu’elle permet la tenue d’un véritable débat judiciaire. Je rappelle à cet égard les propos du juge Gonthier dans Ontario c. Canadien Pacifique Ltée aux pages 1088 et 1090 :
CP présente un argument fondé sur l’imprécision périphérique, qui se produit lorsqu’une loi s’applique incontestablement au noyau d’une conduite, mais aussi, de façon incertaine, à d’autres activités. La conduite de CP faisait partie du noyau de l’activité polluante interdite par l’al. 13(1)a), et pourtant CP se fonde sur des situations de fait hypothétiques qui se trouvent en « périphérie » de l’al. 13(1)a) où il n’est pas certain qu’elles entraînent une quelconque responsabilité. Je tiens à signaler que le problème du discernement entre le noyau et la périphérie se pose à l’égard de pratiquement toute disposition législative et qu’il est le résultat inévitable de l’imprécision du langage humain. Ce point a été mentionné dans l’arrêt Nova Scotia Pharmaceutical Society, précité, à la page 639 :

Le langage n’est pas l’instrument exact que d’aucuns pensent qu’il est. On ne peut pas soutenir qu’un texte de loi peut et doit fournir suffisamment d’indications pour qu’il soit possible de prédire les conséquences juridiques d’une conduite donnée. Tout ce qu’il peut faire, c’est énoncer certaines limites, qui tracent le contour d’une sphère de risque. Mais c’est une caractéristique inhérente de notre système juridique que certains actes seront aux limites de la ligne de démarcation de la sphère de risque; il est alors impossible de prédire avec certitude.

Les tribunaux ont donc pour rôle d’interpréter et de clarifier le langage d’une disposition législative et, partant, de déterminer la sphère de risque.

[…]

Lorsqu’un tribunal est saisi d’une prétention d’imprécision fondée sur l’art. 7, l’analyse doit porter sur les termes de la loi attaquée. Le tribunal doit déterminer si la loi fournit un fondement pour un débat judiciaire et une interprétation judiciaire cohérente. Comme je l’ai déjà dit, le tribunal a pour premier rôle de déterminer le contexte interprétatif intégral qui entoure la loi, puisque l’imprécision ne peut être établie qu’une fois que le tribunal épuise les possibilités se rattachant à sa fonction d’interprétation. S’il est possible de procéder à une interprétation judiciaire, alors la loi attaquée n’est pas imprécise. Une loi ne peut être déclarée d’une imprécision inconstitutionnelle que lorsque le tribunal, après avoir épuisé le processus, conclut qu’il est impossible d’en dégager une interprétation. […].[84]

[Je souligne]

[139] En conséquence, j’en viens à la conclusion que la disposition attaquée ne viole pas l’article 7 de la Charte pour motifs d’imprécision.
6.2 La portée excessive
[140] Les appelants soulignent à cet égard que l’acte de faire craindre la violence à quelqu’un, même en l’absence de toute menace ou supercherie, englobe des situations où la victime peut erronément interpréter un comportement innocent (une blague ou un autre geste ou parole qui n’a pas pour but de susciter la peur) et fait ainsi courir à son auteur le risque d’être déclaré coupable.
[141] Les principes qui régissent l’analyse de la portée excessive ont été énoncés par le juge Cory (pour la majorité) dans R. c. Heywood :
L’analyse de la portée excessive porte sur les moyens choisis par l’État par rapport à l’objet qu’il vise. Lorsqu’il examine si une disposition législative a une portée excessive, le tribunal doit se poser la question suivante : ces moyens sont-ils nécessaires pour atteindre l’objectif de l’État? Si, dans un but légitime, l’État utilise des moyens excessifs pour atteindre cet objectif, il y aura violation des principes de justice fondamentale parce que les droits de la personne auront été restreints sans motif. Lorsqu’une loi a une portée excessive, il s’ensuit qu’elle est arbitraire ou disproportionnée dans certaines de ses applications.[85]

[142] Ainsi, la règle de droit qui limite le droit à la liberté de manière arbitraire, trop générale ou exagérément disproportionnée, contrevient aux principes de justice fondamentale[86].
[143] Comme le souligne la Cour suprême dans l’arrêt Moriarity, il est primordial de dégager d’abord l’objet des effets de la règle de droit attaquée, car c’est l’absence ou non de lien entre les deux qui permet de déterminer la portée excessive ou appropriée de la loi[87].
[144] Les moyens choisis pour atteindre l’objectif peuvent certes servir à établir celui-ci, mais il importe de ne pas les confondre et de les considérer séparément[88], car les effets de la règle dépendent avant tout des moyens utilisés par le législateur pour atteindre l’objectif.
[145] L’arrêt Moriarity nous rappelle à cet égard que le niveau de généralité qu’il convient de donner à l’objectif de la règle de droit revêt une importance cruciale. Exprimé en termes trop généraux, l’objet ne permettra pas de contrôler adéquatement les moyens utilisés. En revanche, s’il est formulé en termes trop précis, la distinction entre l’objectif et les moyens risque de s’estomper.[89]
[146] En dépit de la nécessité qu’il soit énoncé en termes suffisamment généraux, la formulation de l’objectif doit, de façon générale, être à la fois succincte et précise[90].
[147] Sont considérés pour déterminer l’objectif de la règle de droit (1) son énoncé dans le texte de la loi, (2) le texte, le contexte ainsi que l’économie de la loi, et (3) des éléments extrinsèques tels l’historique et l’évolution de la loi[91].
[148] Dans l’arrêt Creighton, la juge McLachlin rappelle, relativement aux origines et à l’évolution de l’infraction d’homicide involontaire coupable que sanctionne aujourd’hui l’article 234 C.cr. :
Avant d’entamer l’analyse, je crois qu’une mise en garde est indiquée. Nous traitons ici d’une infraction de common law qui existe presque depuis les débuts de notre système de droit criminel. Elle a fait l’objet d’innombrables poursuites dans le monde entier et a été peaufinée et perfectionnée au fil des siècles. Vu son caractère résiduel, il lui manque peut-être la symétrie logique qui caractérise les infractions plus modernes prévues par la loi, mais, sur le plan pratique, elle a su résister au passage du temps. Or, pourrait-il en être ainsi, se demandera-t-on, si elle allait à l’encontre de nos notions fondamentales de justice, qui remontent elles-mêmes loin dans l’histoire de la common law? Peut-être. Ce ne doit toutefois être qu’avec une très grande circonspection qu’un tribunal du XXe siècle aborde l’invitation qui nous est faite : abolir ou encore reformuler l’infraction d’homicide involontaire coupable au motif que cela s’impose pour assurer la conformité du droit avec les principes de justice fondamentale.[92]

[Je souligne]

[149] C’est en effet vers la fin du quatorzième siècle que le droit coutumier en vint à distinguer le meurtre du « manslaughter » selon la présence ou l’absence de préméditation (intention de tuer, de causer des blessures graves, de commettre un « felony » ou de résister par la force à un fonctionnaire)[93].
[150] En 1892, le Parlement canadien adopta le Code criminel. Celui-ci reprenait la structure fondamentale du projet de code pénal britannique (1879) dont les dispositions relatives à l’homicide visaient essentiellement à codifier la common law dans l’état où elle se trouvait alors[94].
[151] Le paragraphe 220(1) du Code criminel de 1892 prévoit qu’un homicide est coupable lorsqu’il consiste « … en portant une personne, par des menaces ou la crainte de violence, ou la supercherie, à faire un acte qui cause la mort de cette personne »[95].
[152] Puis, en 1954, le Parlement adopte l’alinéa 194(5)c) C.cr. dont le texte est identique à l’alinéa 222(5)c) C.cr. actuellement en vigueur[96].
[153] Aucun énoncé des textes des lois de 1892 et de 1954 ni aucun extrait des débats parlementaires de ces époques ne m’instruit davantage sur l’objectif poursuivi par le législateur lors de l’adoption de ces dispositions[97].
[154] Par ailleurs, la disposition se trouve aujourd’hui dans la partie VIII du Code criminel intitulée « Infractions contre la personne et la réputation », dans une section portant le titre « Homicide », qui distingue notamment l’homicide coupable (meurtre, infanticide et homicide involontaire coupable) de l’homicide non coupable qui ne constitue pas une infraction criminelle. Le paragraphe 222(5) C.cr. énumère, quant à lui, les quatre modes de perpétration de l’homicide coupable et d’infractions criminelles qui se situent au sommet de l’échelle de gravité des crimes sanctionnés par le Code criminel.
[155] Il convient donc maintenant d’examiner et d’interpréter la règle de droit attaquée en fonction du texte de celui-ci et de son contexte en donnant aux termes leur sens ordinaire. Ce n’est que si le sens des mots n’est pas clair que l’exercice d’interprétation doit se poursuivre.
[156] Il arrive cependant que des circonstances particulières permettent de conclure que le sens littéral apparent ne reflète pas exactement l’intention du législateur et qu’une autre signification des mêmes mots serait plus appropriée et ne rendrait pas la disposition inconstitutionnelle. Dans l’arrêt Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, le juge en chef Lamer souligne à cet égard :
En pareil cas, la présomption selon laquelle le législateur voulait que l’on donne effet au sens ordinaire de ses dispositions législatives peut être réfutée par l’autre présomption selon laquelle le législateur ne souhaite habituellement pas violer la constitution. Si les mots figurant dans la disposition législative en cause peuvent raisonnablement recevoir une interprétation différente du sens littéral, cette seconde présomption permet de rejeter l’interprétation littérale en faveur de celle qui ne l’est pas, lorsque la première (mais non la dernière) aurait pour effet de rendre la loi inconstitutionnelle.[98]

[157] J’estime qu’il convient de procéder de cette façon, en l’espèce, et voici pourquoi.
[158] Depuis les arrêts De Sousa[99] et Creighton[100], l’interprétation de l’expression « acte illégal » employée à l’alinéa 222(5)a) C.cr. signifie l’acte contraire à la loi, objectivement dangereux, qui n’est pas de responsabilité absolue et exigeant de plus la prévisibilité raisonnable du risque de lésions corporelles. Il s’agit là d’une interprétation qui s’écarte du sens ordinaire de ces mots, considérés seuls, et qui a pour effet de la rendre constitutionnelle[101].
[159] Comme je l’ai précisé plus tôt, je suis d’avis que la menace, la conduite qui inspire la crainte d’être violenté et la supercherie doivent, comme c’est le cas pour l’acte illégal (aliéna 222(5)a)), constituer un acte objectivement dangereux (en ce sens qu’une personne raisonnable comprendrait qu’il présente un risque de préjudice[102]) défini par l’alinéa 222(5)c) C.cr.
[160] Je réitère ici ce que j’ai déjà eu l’occasion de souligner plus tôt, à savoir que l’objectif du législateur en adoptant le paragraphe 222(5) est de définir, décourager et sanctionner les comportements dangereux qui contribuent de façon appréciable à la mort d’un être humain.
[161] L’interprétation de l’alinéa 222(5)c) C.cr. que je retiens, selon laquelle sont exigées une conduite objectivement dangereuse et la prévisibilité objective de lésions corporelles, (1) ne fait pas fi du sens ordinaire des mots[103], (2) est cohérente avec l’évolution et l’interprétation des autres modes de perpétration de l’homicide coupable, (3) ne criminalise que les comportements que le législateur voulait réprimer et (4) écarte les risques de condamnation dans les situations hypothétiques comme celles soulevées par les appelants (mauvaise blague ou en absence d’intention d’effrayer autrui).
[162] Ne risqueront ainsi d’être déclarés coupables d’homicide involontaire coupable que ceux qui auront adopté une conduite dangereuse (menace, parole ou geste faisant naître la crainte d’être violenté ou supercherie) en étant animés de la mens rea requise (prévisibilité objective de lésions corporelles qui ne sont ni sans importance ni de nature passagère). Ceux qui agiront de la même façon en ayant l’intention de tuer un être humain commettront, pour leur part, un meurtre.
[163] Discutant de la portée excessive d’une règle de droit, la Cour suprême souligne dans l’arrêt Bedford :
Il y a portée excessive lorsqu’une disposition s’applique si largement qu’elle vise certains actes qui n’ont aucun lien avec son objet. La disposition est alors en partie arbitraire. Essentiellement, la situation en cause est celle où il n’existe aucun lien rationnel entre les objets de la disposition et certains de ses effets, mais pas tous…

L’application de la notion de portée excessive permet au tribunal de reconnaître qu’une disposition est rationnelle sous certains rapports, mais que sa portée est trop grande sous d’autres. Malgré la prise en compte de la portée globale de la disposition, l’examen demeure axé sur l’intéressé et sur la question de savoir si l’effet sur ce dernier a un lien rationnel avec l’objet. Par exemple, lorsqu’une disposition est rédigée de manière générale et vise des comportements qui n’ont aucun lien avec son objet afin de faciliter son application, il n’y a pas non plus de lien entre l’objet de la disposition et son effet sur l’intéressé. Faciliter l’application pourrait justifier la portée excessive d’une disposition suivant l’article premier de la Charte.[104]

[164] Je suis d’avis que la disposition ne vise que les actes qui ont un lien avec son objet et que le mode de perpétration de l’homicide coupable prévu par l’alinéa 222(5)c) C.cr. est un moyen proportionnel et rationnel d’atteindre la fin poursuivie par la règle de droit qu’il énonce.
7. L’APPLICATION AUX FAITS
[165] La preuve présentée au procès autorisait les jurés à conclure que les appelants et leurs compagnons avaient attiré Meunier dans un guet-apens pour l’intimider et le dissuader d’exercer son commerce illicite sur leur territoire de vente. En le menaçant et en l’agressant avec une arme, ils ont suscité la crainte de leur victime qui, pour éviter des sévices encore pires, s’est enfuie à la course. À l’évidence, convaincu qu’il fallait l’intimider davantage, l’appelant Charbonneau a élevé l’intensité de la menace d’un autre cran en sommant son groupe de se lancer à sa poursuite pour contrer sa fuite.
[166] Lorsque Meunier a été rejoint et coincé par la meute, les appelants ne lui ont laissé que deux choix, subir sur la terre ferme ou fuir à la nage. La force du nombre et la crainte d’être à nouveau violenté l’ont convaincu, pour son plus grand malheur, de sauter à l’eau pour échapper à ce qu’il croyait à tort être le pire danger.
[167] Par leur conduite objectivement dangereuse, les appelants ont ainsi suscité chez Meunier la crainte d’être violenté. Le contexte d’agression armée, de menaces répétées et de poursuite, rendait raisonnablement prévisible le risque que ce dernier subisse des lésions corporelles qui ne sont ni sans importance ou de nature passagère. De plus, c’est en raison de la peur suscitée par les paroles et les actes des appelants que Meunier s’est jeté à l’eau pour leur échapper, ce qui a ultimement causé son décès.
8. CONCLUSION
[168] Je conclus, en conséquence, que l’alinéa 222(5)c) C.cr. n’est ni trop vague ni imprécis, que sa portée n’est pas excessive et qu’elle ne contrevient pas aux principes de justice fondamentale. Le juge a donc refusé à bon droit de rendre cette disposition inopérante.
[169] Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter les appels.



CLAUDE C. GAGNON, J.C.A.