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Ferme Vi‑Ber inc. c. Financière agricole du Québec

no. de référence : 2016 CSC 34


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Ferme Vi-Ber inc. c. Financière agricole du Québec, 2016 CSC 34
Appel entendu : 10 décembre 2015
Jugement rendu : 29 juillet 2016
Dossier : 36205

Entre :
Ferme Vi-Ber inc.
Appelante

et

La Financière agricole du Québec
Intimée

Et entre :

Simon Cloutier et autres
Appelants

et

La Financière agricole du Québec
Intimée


Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Cromwell, Karakatsanis, Wagner, Gascon et Côté

Motifs de jugement conjoints :
(par. 1 à 95)


Motifs dissidents en partie :
(par. 96 à 136)
Les juges Wagner et Gascon (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Cromwell et Karakatsanis)

La juge Côté

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.




ferme vi‑ber inc. c. financière agricole du québec

Ferme Vi‑Ber inc. Appelante

c.

La Financière agricole du Québec Intimée

‑ et ‑

Simon Cloutier, Denis Trépanier, Société coopérative agricole des Bois‑Francs, Coopérative agricole Covilac, Coop Purdel, Société coopérative agricole La Seigneurie, Coopérative agricole Unicoop, 9012‑2151 Québec inc., Sogéporc inc., Gabriel Turgeon inc., Société en commandite Pascoporc, Groupe Dynaco, coopérative agroalimentaire, Coopérative agroalimentaire Comax, R. Rousseau & Fils, S.E.C., Ferme Olympique, S.E.C., Moulées Désy, S.E.C., Inter Agro inc., Techni‑porc inc., Élevage La Bretanne inc., 9038‑7747 Québec inc., Ferme Lor‑re inc., Ginette Marchesseault, Ferme Casimir inc., C&G Paquette inc., Entreprises B. Paquette inc., Porcheries du Button ltée, Élevages du Bas Ste‑Anne inc., Ferme Suporsonique, Gène‑Alliance inc., 9076‑1776 Québec inc., Cultures Excel inc., Francine Sauvageau inc., Ferme Jétizack inc., Cultures Quinto inc., Élevages Hébertville S.E.N.C., Jean‑Marc Henri inc., Ferme Porcéréale inc. (anciennement connue sous le nom de Maraîchers de St‑Gilles (1991) S.E.N.C.), Ferme Gosford enr. S.E.N.C., Ferme André Breton inc., Ferme S. & M. Ménard inc., Ferme Luc Loranger inc., Méloporc inc., Ferme Frangis S.E.N.C., Ferme R.M. Côté & Fils (2000) inc., Ferme Porcine Marnie S.E.N.C., F. Ménard inc., Élevages Jacques Joyal inc., Ferme La Ronchonnerie inc., Ferme Mafran inc., Coopérative agricole Profid’Or, Isoporc inc., Ferme Gervais Gosselin inc., R. Robitaille et Fils inc., Groupe CDLM inc., Ferme Gaudreau inc., 9039‑2648 Québec inc., Ferme Denis Robitaille inc., Élevages du Haut‑Richelieu inc., Viaporc inc., Porc S.B. inc., Ferme G. Rompré inc., 9084‑9183 Québec inc., Porcs N&M inc., Ferme Porclair S.E.N.C., Ferme R.D.S. inc., Élevages L.D. ltée, Porc P.G. S.E.N.C., Ferme M.Y. Turgeon inc., Coopérative agricole de St‑Bernard, Élevage Y. Ducharme inc., Production A. Couture (no 1) ltée, Production A. Couture (no 2) ltée, Production A. Couture (no 3) ltée, Production A. Couture (no 4) ltée, Production A. Couture (no 5) ltée, Production A. Couture (no 6) ltée, Production René Lait inc., Alfred Couture Limitée, Ferme B.E.L. Porcs ltée, Porcs M.L. inc., Ferme Vallières & Gosselin inc., Meunerie St‑Elzéar ltée, Élevages Labrecque inc., Joly‑Grains inc., Joly‑Porcs inc., Site de la Colline inc., Site des Érables inc., Ferme Serge inc., Ferme Jolivoir inc., Aliments Breton inc., Ferme C.B. inc., Fermili inc., Luma Génétique inc. (anciennement connue sous le nom de Génétiporc inc.), Entreprises Magnum inc., Trans‑Porcité inc., Lait‑Porcité inc., Ferme C.M. S.E.N.C., Ferme Porc Saint S.E.N.C., Entreprises Rémy Laterreur inc., Rémy Laterreur, Élevages Explorateurs inc., Ferme Palene inc., Ferme André Hénault S.E.N.C., Germain Lapointe, Ferme Jenlica inc., Immeubles Clément Dubois inc., Fermes Roda inc., Fermes Richard inc., Ferme Jocko S.E.N.C., Ferme D.J. Frappier inc., Entreprises Paul Claessens inc., Ferme H. et M. Potvin S.E.N.C., Ferme Jean‑Paul Palardy inc., Entreprises Denis Lacoste inc., Chantal D’Amour, Ferme Bonneterre inc., Ferme D’Anjou & Fils inc., M.B.M. Daigle S.E.N.C., Ferme Réjean Turgeon inc., Ferme Jymdom inc., Ferme Jules Côté et Fils inc., Ferme D.M.L. inc., Ranch St‑Sylvestre inc., John Houley inc., Ferme Belgica inc., Ferme Bovipro S.E.N.C., Jacques Desrosiers, Éric Desrosiers, Ferme B&L Desrosiers S.E.N.C., 9078‑1170 Québec inc., Fermes St‑Henri, S.E.C., Ferme Ray‑Loi, S.E.C., Fermes St‑Apollinaire, S.E.C., Élevages St‑Félix, S.E.C., Élevages St‑Patrice, S.E.C. et Ferme Beaumontoise, S.E.C. Appelants

c.

La Financière agricole du Québec Intimée

Répertorié : Ferme Vi‑Ber inc. c. Financière agricole du Québec

2016 CSC 34

No du greffe : 36205.

2015 : 10 décembre; 2016 : 29 juillet.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Cromwell, Karakatsanis, Wagner, Gascon et Côté.

en appel de la cour d’appel du québec

Agriculture — Stabilisation des revenus agricoles — Compensation — Mode de calcul — Cadre juridique applicable au Programme d’assurance stabilisation des revenus agricoles du Québec — Adhérents au programme contestant le mode de calcul des compensations payables retenu par La Financière agricole du Québec qui tient compte de l’octroi de subventions fédérales aux agriculteurs — Le programme est‑il un contrat et, dans l’affirmative, est‑il régi par les règles applicables aux contrats d’assurance au sens du Code civil du Québec? — La Financière a‑t‑elle agi conformément à ses droits et obligations en fixant selon un mode d’arrimage collectif les compensations payables aux adhérents en vertu du programme? — Programme d’assurance stabilisation des revenus agricoles, 2001, 133 G.O. 1, 1336, par. 88(3).

La Financière agricole du Québec (« La Financière ») est une personne morale de droit public constituée en vertu de la Loi sur La Financière agricole du Québec. Elle a pour mission de soutenir et de promouvoir, dans une perspective de développement durable, le développement du secteur agricole et agroalimentaire. Pour ce faire, elle met sur pied des programmes de protection du revenu, d’assurance et de financement agricole. Les appelants sont des producteurs agricoles québécois qui ont adhéré volontairement au Programme d’assurance stabilisation des revenus agricoles (« Programme ASRA ») administré par La Financière. Le Programme ASRA protège les adhérents contre une baisse de revenus sous un seuil défini par La Financière, et ce, pour 10 produits ou catégories de produits agricoles désignés comme « assurables ». Ce seuil est atteint lorsque le « revenu annuel net » d’une ferme‑type moyenne quant à un produit assuré est inférieur au « revenu annuel net stabilisé », lequel correspond à un pourcentage du salaire régulier annuel moyen d’un ouvrier spécialisé au Québec. Bref, le Programme ASRA vise à garantir qu’un producteur agricole moyen ne gagnera jamais moins qu’un pourcentage prédéterminé du revenu moyen d’un ouvrier spécialisé. Les producteurs qui adhèrent à ce programme volontaire doivent payer une contribution fixe par unité de produit désigné, s’engager pour une période minimale de cinq ans et assurer la totalité de leur production annuelle pour chaque produit désigné. La Financière verse au fonds du programme — le Fonds d’assurance stabilisation des revenus agricoles dont elle est fiduciaire — une contribution égale au double des contributions versées par chaque adhérent. Les sommes composant le fonds servent à financer le paiement de compensations aux adhérents.

Les appelants contestent certaines décisions prises par La Financière dans la fixation de leurs compensations pour l’année 2007. Ces décisions portent sur le mode de calcul qu’a choisi La Financière, dans la détermination des compensations payables en vertu du programme, pour tenir compte de revenus additionnels reçus du gouvernement fédéral à titre d’aide financière agricole. Les parties et les tribunaux inférieurs qualifient d’« arrimage » ce processus de prise en compte qui est prévu au par. 88(3) du Programme ASRA. Les sommes reçues font l’objet d’un arrimage soit « collectif » — basé sur les montants qu’aurait reçus la ferme‑type moyenne — soit « individuel » — basé sur le montant que chacun des adhérents au Programme ASRA a véritablement reçu des divers ordres de gouvernement. La Financière soustrait des compensations les sommes ainsi « arrimées ». Les appelants soutiennent que le Programme ASRA est un contrat d’assurance et que La Financière, en procédant à un arrimage collectif de certaines sommes reçues à titre d’aide financière, a indûment incorporé dans ses calculs des revenus additionnels pour réduire leurs compensations au titre du programme en violation des conditions du contrat, lequel doit être interprété en fonction de leurs attentes raisonnables en tant qu’assurés.

Les appelants se sont adressés à la Cour supérieure, qui a accueilli leur recours, qualifiant le Programme ASRA de contrat d’assurance et condamnant La Financière à leur verser des compensations additionnelles substantielles pour l’année 2007. La Cour d’appel a infirmé ce jugement, refusant de considérer le Programme ASRA comme un contrat d’assurance et concluant que les décisions attaquées étaient raisonnables.

Arrêt (la juge Côté est dissidente en partie) : Le pourvoi est rejeté.

La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Cromwell, Karakatsanis, Wagner et Gascon : Malgré les larges pouvoirs discrétionnaires accordés à La Financière par la Loi sur La Financière agricole du Québec et le Programme ASRA, ce dernier ne peut être considéré comme un simple programme gouvernemental régi par le droit public. Comme le démontre l’examen de sa structure et de son fonctionnement, il se distingue de deux exemples classiques de programmes sociaux relevant du droit public : les programmes d’assurance sociale et les subventions agricoles. Contrairement à un programme d’assurance sociale, il ne vise qu’un secteur d’activité, il n’est ni universel ni obligatoire et ses prestations ne sont pas calculées au moyen de formules simples applicables à de vastes catégories de personnes et de situations. Il contient plusieurs clauses de type contractuel qui permettent d’y mettre fin pour des motifs préétablis et qui consacrent des droits acquis pour l’année en cours. De plus, l’autonomie de gestion considérable de La Financière est balisée par le respect des conditions contractuelles la liant aux adhérents. Ces caractéristiques, jumelées aux contributions exigées de l’adhérent, distinguent également le Programme ASRA des simples programmes de subventions agricoles accordées à titre gracieux et sans contrepartie.

En fait, ce programme possède les caractéristiques d’un contrat administratif, c’est‑à‑dire un contrat auquel une autorité publique est partie, et le droit privé contient toutes les règles nécessaires pour encadrer les agissements des parties. Toutefois, les contrats administratifs se distinguent des contrats entre parties privées, étant donné que la parité entre les parties n’est pas une caractéristique toujours présente. Ainsi, lorsque l’État entretient des rapports contractuels, l’intérêt public doit jouer un rôle dans l’interprétation de tels rapports et pourra militer en faveur d’une plus large discrétion dans la mise en œuvre du régime étatique, particulièrement si celui‑ci vise un objectif social. Il ne s’agit pas là de principes de droit public mais bien de considérations liées à l’objet du contrat, qui sont susceptibles d’influencer l’interprétation de l’étendue des pouvoirs contractuels de l’autorité publique en cause. Le pouvoir discrétionnaire dont dispose l’État est tout de même assorti de limites. Dans le contexte d’un contrat administratif, ces limites ne relèvent pas de l’équité procédurale de droit public mais plutôt de la bonne foi et de l’équité contractuelle qui découlent, en droit québécois, de l’application des art. 6, 7, 1375 et 1434 du Code civil du Québec (« C.c.Q. »).

Par ailleurs, le Programme ASRA est un contrat administratif innommé qui ne présente pas les trois caractéristiques principales du contrat d’assurance consacrées à l’art. 2389 C.c.Q., soit (i) l’obligation du preneur de verser une prime ou une cotisation; (ii) l’existence d’un risque; et (iii) l’obligation de l’assureur de verser une prestation au preneur dans le cas où le risque assuré se réalise. Ainsi, on ne peut appliquer au Programme ASRA la règle d’interprétation des attentes raisonnables de l’assuré propre au contrat d’assurance et qui s’applique en droit québécois exclusivement dans sa dimension minimale, c’est‑à‑dire pour interpréter toute ambiguïté dans les termes du contrat en faveur de l’assuré.

Pour déterminer si La Financière pouvait procéder à l’arrimage collectif des sommes reçues dans le cadre des programmes d’aide fédéraux pertinents au débat, ce sont les règles d’interprétation contractuelle prévues aux art. 1425 à 1432 C.c.Q. qui trouvent application. Le par. 88(3) du Programme ASRA ne prévoit pas nommément le mode d’arrimage des compensations reçues dans le cadre de programmes d’aide gouvernementaux. Il précise seulement que, à cette fin, La Financière considère « [l]es montants auxquels a droit un adhérent » en vertu de ces programmes. Correctement interprété à la lumière de l’ensemble du contrat (art. 1427 C.c.Q.) et des pratiques passées de La Financière (art. 1426 C.c.Q.), le par. 88(3) du Programme ASRA n’impose pas l’arrimage individuel, mais accorde au contraire à La Financière le pouvoir discrétionnaire de décider du mode d’arrimage à privilégier.

La structure générale du programme et l’ensemble du contrat appuient la conclusion que l’arrimage collectif est celui qui s’impose normalement. En effet, la lecture du par. 88(3) du Programme ASRA à la lumière de l’ensemble de ce programme basé sur le concept collectif de ferme‑type, mène à la conclusion que l’arrimage collectif doit être privilégié. Ce paragraphe figure dans la section XI dont le titre réfère au concept collectif « Modèles de ferme ». Pour leur part, les art. 86 et 92 du Programme ASRA indiquent clairement que le revenu annuel net utilisé pour calculer les compensations, et dont font partie les revenus gouvernementaux, est celui d’une « ferme‑type spécialisée pour chacun des produits ou catégories de produits ».

Bien que La Financière a parfois procédé à des arrimages individuels par le passé, il appert de la preuve que les décisions étaient généralement fonction du nombre d’adhérents ayant reçu les sommes à arrimer et non fonction du versement direct de l’aide gouvernementale aux producteurs. En conséquence, ni l’ensemble du contrat ni les pratiques passées ne permettent de conclure que La Financière avait une obligation légale ou contractuelle de procéder par arrimage individuel en l’espèce.

Même si La Financière avait le pouvoir discrétionnaire de procéder par arrimage collectif, elle devait l’exercer selon les exigences de la bonne foi et de l’équité contractuelle. La décision de procéder à un arrimage collectif en l’espèce a été adoptée à la suite de consultations d’envergure avec les représentants des producteurs agricoles et de la réalisation d’études de simulation d’impact indiquant que la majorité des adhérents au programme en seraient bénéficiaires. En retenant l’arrimage collectif, La Financière a également favorisé les plus petits producteurs. Cette situation de fait est cohérente avec la mission de La Financière. Enfin, la décision de procéder à un arrimage collectif tenait compte des particularités des programmes fédéraux en cause. La Financière a donc exercé ses pouvoirs selon les exigences de la bonne foi et de l’équité contractuelle. Elle pouvait choisir d’établir les compensations payables aux appelants sur la base d’un arrimage collectif pour tenir compte des sommes reçues par ces derniers dans le cadre des programmes fédéraux d’aide financière pertinents, de sorte que les appelants n’ont pas droit aux sommes réclamées.

La juge Côté (dissidente en partie) : La seule et unique question déterminante en l’espèce en est une d’interprétation contractuelle. Que le contrat soit qualifié ou non de contrat d’assurance, qu’il soit un contrat innomé relevant à la fois du droit public et du droit privé, le résultat est le même. Les appelants ont certes adhéré volontairement au Programme ASRA mais dans la mesure où il s’agit d’un contrat d’adhésion imposé par La Financière, c’est‑à‑dire non négocié avec ses adhérents, la qualification ne fait aucune différence. S’il existe ambiguïté, celle‑ci doit être résolue en faveur de l’adhérent suivant l’art. 1432 C.c.Q. La règle d’interprétation des attentes raisonnables n’ajoute rien aux règles d’interprétation déjà existantes.

La raison pour laquelle les producteurs adhèrent au Programme ASRA est simple : ils s’attendent à recevoir la pleine compensation qui leur est due en retour du paiement de leur contribution. Lorsque La Financière les prive de tout ou partie de la compensation à laquelle ils ont droit, l’intervention des tribunaux est justifiée. La commune intention des parties, l’économie générale du Programme ASRA ainsi que les usages passés confirment que La Financière a contrevenu au Programme ASRA en décidant de soustraire des montants auxquels les adhérents avaient par ailleurs droit des revenus fictifs exagérément élevés.

Il arrive qu’en cours d’année l’adhérent reçoive individuellement des montants additionnels auxquels il a personnellement droit de la part d’autres organismes gouvernementaux. En vertu des dispositions expresses du programme, La Financière peut en tenir compte dans son calcul afin d’éviter que l’adhérent ne soit compensé en double pour une même perte. Or, si le par. 88(3) du Programme ASRA permet à La Financière d’éviter qu’un adhérent soit doublement compensé, il ne lui permet pas d’imputer à certains adhérents des montants fictifs afin d’en surcompenser d’autres pour des considérations de politique générale.

Dans le présent dossier, non seulement la méthode d’arrimage choisie n’a pas permis d’éviter la double compensation, mais elle a également empêché plusieurs adhérents de recevoir la pleine compensation à laquelle ils avaient droit en vertu du Programme ASRA. S’il est vrai que la mission dont est investie La Financière est large, cette mission ne l’autorise pas à détourner la finalité du par. 88(3) afin de s’arroger une discrétion qu’elle n’a pas.

Une fois le Programme ASRA adopté, La Financière doit respecter les règles du jeu qu’elle a elle‑même fixées. En ce qui concerne les sommes reçues directement d’autres organismes subventionnaires pouvant être considérées comme des recettes annuelles, le par. 88(3) prévoit que dans le calcul des recettes annuelles, La Financière tient compte des « montants auxquels a droit un adhérent en fonction du volume de production et des sous‑produits mis en marché ». La Financière ne peut donc pénaliser un adhérent pour des montants auxquels il n’a pas droit en raison des limites intrinsèques de ces autres programmes. En référant à la notion d’« adhérent », le par. 88(3) exige que La Financière tienne compte des montants réellement reçus. La définition prévue à l’art. 2 vise l’adhérent, à titre individuel, au Programme ASRA et non le concept de ferme‑type, tout comme la définition de « recettes annuelles ». Lorsqu’elle fait abstraction des limites intrinsèques de ces programmes et que les sommes imputées n’ont aucun lien avec les sommes réellement reçues, elle contrevient à ses obligations contractuelles.

Il ressort de la preuve que dans le cas de sommes directement allouées à un producteur par un autre programme, jamais la méthode d’arrimage appliquée dans le passé par La Financière — collective ou individuelle — n’a eu pour effet de faire échec à l’indemnisation à laquelle avaient droit les adhérents en imputant des montants qui faisaient abstraction des limites intrinsèques à ces programmes. Le choix de La Financière dans les présents dossiers est donc également en porte‑à‑faux avec ses pratiques passées.

En l’espèce, c’est le fait que La Financière a agi d’une manière qui a eu pour effet de surcompenser certains adhérents au détriment des autres, qu’elle a fait abstraction de l’impact des plafonds prévus aux programmes fédéraux sur la couverture d’assurance des adhérents et que les sommes imputées au final n’avaient rien à voir avec les sommes réellement reçues qui pose problème et non le choix d’une méthode d’arrimage particulière. C’est la conclusion à laquelle est parvenue la juge de première instance et il n’y a pas lieu d’intervenir à cet égard.

L’appel des producteurs devrait être accueilli mais le montant de la condamnation ordonnée par la juge de première instance devrait être réduit en y retranchant de celui‑ci la somme équivalant aux contributions que les producteurs auraient dû verser en contrepartie de compensations plus élevées.

Jurisprudence

Citée par les juges Wagner et Gascon

Arrêts mentionnés : Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1999 CanLII 675 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 497; Peters c. Canada (Procureur général), 2009 CF 400 (CanLII); Martin Service Station Ltd. c. Ministre du Revenu national, 1976 CanLII 208 (CSC), [1977] 2 R.C.S. 996; Confédération des syndicats nationaux c. Canada (Procureur général), 2008 CSC 68 (CanLII), [2008] 3 R.C.S. 511; Trépanier c. Financière agricole du Québec, 2011 QCCS 1802 (CanLII); Jacobs c. Office de stabilisation des prix agricoles, 1982 CanLII 157 (CSC), [1982] 1 R.C.S. 125; George A. Demeyere Tobacco Farms Ltd. c. Continental Insurance Co. (1984), 1984 CanLII 1823 (ON SC), 46 O.R. (2d) 423; Brissette c. Financière agricole, 2006 QCCS 1620 (CanLII); Canada (Procureur général) c. Mavi, 2011 CSC 30 (CanLII), [2011] 2 R.C.S. 504; Glykis c. Hydro‑Québec, 2004 CSC 60 (CanLII), [2004] 3 R.C.S. 285; Financière agricole du Québec c. Forand, 2009 QCCQ 10263 (CanLII); Martel Building Ltd. c. Canada, 2000 CSC 60 (CanLII), [2000] 2 R.C.S. 860; Colautti Brothers Marble Tile & Carpet (1985) Inc. c. Windsor (City) (1996), 36 M.P.L.R. (2d) 258; Rollo Bay Holdings Ltd. c. Prince Edward Island Agricultural Development Corp. (1993), 1993 CanLII 1777 (PE SCAD), 110 D.L.R. (4th) 132; Financière agricole du Québec c. Coddington, 2013 QCCQ 6238 (CanLII); Lafortune c. Financière agricole du Québec, 2016 CSC 35; Brissette, succession c. Westbury Life Insurance Co., 1992 CanLII 32 (CSC), [1992] 3 R.C.S. 87; Jesuit Fathers of Upper Canada c. Cie d’assurance Guardian du Canada, 2006 CSC 21 (CanLII), [2006] 1 R.C.S. 744; Reid Crowther & Partners Ltd. c. Simcoe & Erie General Insurance Co., 1993 CanLII 150 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 252; Banque nationale de Grèce (Canada) c. Katsikonouris, 1990 CanLII 92 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 1029; Excellence (L’), compagnie d’assurance‑vie c. Desjardins, 2005 QCCA 1035 (CanLII), [2005] R.R.A. 1085; Affiliated FM Insurance Company c. Hafner Inc., 2006 QCCA 465 (CanLII), [2006] R.R.A. 268; Souscripteurs du Lloyd’s c. Alimentation Denis & Mario Guillemette inc., 2012 QCCA 1376 (CanLII); Exportations Consolidated Bathurst Ltée c. Mutual Boiler and Machinery Insurance Co., 1979 CanLII 10 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 888; Industrielle, Compagnie d’Assurance sur la Vie c. Bolduc, 1978 CanLII 171 (CSC), [1979] 1 R.C.S. 481.

Lois et règlements cités

Code civil du Québec, art. 6, 7, 1375, 1425 à 1432, 1426, 1427, 1434, 2389, 2408 à 2413, 2411, 2466 à 2468, 2470 à 2474.

Loi de 1971 sur l’assurance‑chômage, S.C. 1970‑71‑72, c. 48 [rempl. 1996, c. 23].

Loi de 1996 sur l’assurance des produits agricoles, L.O. 1996, c. 17, ann. C.

Loi sur l’assurance‑emploi, L.C. 1996, c. 23.

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27.

Loi sur La Financière agricole du Québec, RLRQ, c. L‑0.1, art. 1, 3, 19, 22.

Loi sur la stabilisation des prix agricoles, S.R.C. 1970, c. A‑9.

Programme d’assurance récolte, (2002) 134 G.O. 1, 261, art. 10, 15, 27, 35 à 37, 38, 42.

Programme d’assurance stabilisation des revenus agricoles, (2001) 133 G.O. 1, 1336, art. 1, 2 « adhérent », « recettes annuelles », 6, 7, 13, 16(3), 18, 19, 21, 22, 78, 80, 86, 87, 88 [mod. (2009) 141 G.O. 1, 51, art. 21], 89, 92, 101, 103.

Régime de pensions du Canada, L.R.C. 1985, c. C‑8.

Doctrine et autres documents cités

Bergeron, Jean‑Guy. Les contrats d’assurance (terrestre), Sherbrooke, SEM Inc., 1989.

Dussault, René, et Louis Borgeat. Traité de droit administratif, 2e éd., Québec, Presses de l’Université Laval, 1984.

Garant, Patrice, avec la collaboration de Philippe Garant et Jérôme Garant. Droit administratif, 6e éd., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2010.

Issalys, Pierre, et Denis Lemieux. L’action gouvernementale : Précis de droit des institutions administratives, 3e éd., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2009.

Lluelles, Didier. Précis des assurances terrestres, 5e éd., Montréal, Thémis, 2009.

Lluelles, Didier, et Benoît Moore. Droit des obligations, 2e éd., Montréal, Thémis, 2012.

Thouin, Marie‑Chantal. « La théorie de l’attente raisonnable de l’assuré » (1997), 64 Assurances 545.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Québec (les juges Hilton, Gagnon et Savard), 2014 QCCA 1886 (CanLII), [2014] AZ‑51115390, [2014] J.Q. no 11218 (QL), qui a infirmé une décision de la juge Monast, 2012 QCCS 284 (CanLII), [2012] AZ‑50827524, [2012] J.Q. no 701 (QL), 2012 CarswellQue 666 (WL Can.). Pourvoi rejeté, la juge Côté est dissidente en partie.

Bruno Lepage, Madeleine Lemieux et Dominique‑Anne Roy, pour les appelants.

Matthieu Brassard, Jean‑Pierre Émond et Valérie Blanchet, pour l’intimée.



Le jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Abella, Cromwell, Karakatsanis, Wagner et Gascon a été rendu par

Les juges Wagner et Gascon —

I. Aperçu

[1] Dans ce pourvoi, la Cour est appelée à déterminer la place du droit privé dans l’application de certains programmes de soutien financier de l’État. Plus particulièrement, la Cour est appelée à identifier les règles régissant l’interprétation des droits et des obligations des parties au Programme d’assurance stabilisation des revenus agricoles, (2001) 133 G.O.1, 1336 (« Programme ASRA »), administré par l’intimée La Financière agricole du Québec (« La Financière »).

[2] Les appelants sont des producteurs agricoles québécois qui ont adhéré volontairement au Programme ASRA. En vertu de ce programme, La Financière s’engage, moyennant contribution des producteurs, à les protéger contre les fluctuations de revenus propres au marché agricole. Les appelants contestent certaines décisions prises par La Financière dans la fixation de leurs compensations pour l’année 2007. Ces décisions portent sur le mode de calcul qu’a choisi La Financière, dans la détermination des compensations payables en vertu du programme, pour tenir compte de revenus additionnels reçus du gouvernement fédéral à titre d’aide financière agricole. Les appelants soutiennent que le Programme ASRA est un contrat d’assurance et que La Financière a indûment incorporé dans ses calculs ces revenus additionnels pour réduire leurs compensations au titre du programme, en violation des conditions du contrat, lequel doit être interprété en fonction de leurs attentes raisonnables en tant qu’assurés.

[3] Les producteurs se sont adressés à la Cour supérieure, qui a accueilli leur recours, qualifiant le Programme ASRA de contrat d’assurance et condamnant La Financière à leur verser des compensations additionnelles substantielles pour l’année 2007. La Cour d’appel a infirmé ce jugement, refusant de considérer le Programme ASRA comme un contrat d’assurance et concluant que les décisions attaquées étaient raisonnables.

[4] Nous sommes d’avis de rejeter le pourvoi. Le Programme ASRA n’est pas un contrat d’assurance mais un simple contrat innommé de droit civil. On ne peut lui appliquer la règle d’interprétation des attentes raisonnables de l’assuré qui est propre au contrat d’assurance tel que le définit le Code civil du Québec (« C.c.Q. »). Ce contrat, s’il doit être interprété en tenant compte de l’intérêt public et de l’objectif social poursuivi par La Financière, est néanmoins régi exclusivement par le droit privé et non par le droit public. Le Programme ASRA accorde à La Financière, pour les besoins de l’établissement des compensations payables aux adhérents, le pouvoir discrétionnaire de déterminer les modalités du calcul des autres revenus gouvernementaux reçus par ces derniers. La Financière a exercé ce pouvoir selon les exigences de la bonne foi et de l’équité contractuelle, de sorte que les appelants n’ont pas droit aux sommes réclamées.

II. Contexte

[5] La Financière est une personne morale de droit public constituée en vertu de la Loi sur La Financière agricole du Québec, RLRQ, c. L-0.1 (« LFAQ »). Elle a pour mission de « soutenir et de promouvoir, dans une perspective de développement durable, le développement du secteur agricole et agroalimentaire » (art. 3 LFAQ). Pour ce faire, elle met sur pied des programmes de protection du revenu, d’assurance et de financement agricole.

[6] La Financière offre notamment un service d’assurance récolte pour indemniser les adhérents des pertes causées entre autres par des conditions climatiques défavorables et imprévisibles. Ce Programme d’assurance récolte, publié dans la Gazette officielle du Québec, (2002) 134 G.O. 1, 261, a d’ailleurs des équivalents dans plusieurs autres provinces canadiennes. À titre d’exemple, on relève en Ontario la Loi de 1996 sur l’assurance des produits agricoles, L.O. 1996, c. 17, ann. C. La Financière offre également le Programme ASRA, un programme d’appui financier aux producteurs. Le pourvoi porte sur l’interprétation des droits et obligations des parties liées par le Programme ASRA, qui n’avait pas d’équivalent ailleurs au Canada au moment de la naissance du présent litige. Les 137 appelants sont des producteurs agricoles qui ont adhéré volontairement à ce programme. Le Programme ASRA est publié dans la Gazette officielle du Québec. Il a remplacé en 2001 le Régime d’assurance-stabilisation des revenus agricoles créé en 1975, qui a été administré d’abord par la Commission administrative des régimes d’assurance-stabilisation des revenus agricoles jusqu’en 1979, puis par la Régie des assurances agricoles du Québec jusqu’en 2001, année de la création de La Financière (art. 1 LFAQ).

[7] Le Programme ASRA protège les adhérents contre une baisse de revenus sous un seuil défini par La Financière, et ce, pour 10 produits ou catégories de produits agricoles désignés comme « assurables ». Ce seuil est atteint lorsque le « revenu annuel net » d’une ferme-type moyenne quant à un produit assuré est inférieur au « revenu annuel net stabilisé », lequel correspond à un pourcentage du salaire régulier annuel moyen d’un ouvrier spécialisé au Québec (art. 89 Programme ASRA). Ainsi, plus le revenu annuel net de la ferme-type est élevé, moins les compensations sont élevées. Essentiellement, le programme vise à garantir qu’un producteur agricole moyen ne gagnera jamais moins qu’un pourcentage prédéterminé du revenu moyen d’un ouvrier spécialisé.

[8] En contrepartie, les producteurs qui adhèrent à ce programme volontaire doivent payer une contribution fixe par unité de produit désigné (art. 78 Programme ASRA). Ils sont tenus de s’engager pour une période minimale de cinq ans (art. 16(3)) et d’assurer la totalité de leur production annuelle pour chaque produit désigné (art. 18). La Financière verse au fonds du programme – le Fonds d’assurance stabilisation des revenus agricoles dont elle est fiduciaire (art. 6) − une contribution égale au double des contributions versées par chaque adhérent (art. 80). Les sommes composant le fonds servent à financer le paiement de compensations aux adhérents (art. 7), et en l’absence d’entente ou d’un programme de substitution, tout surplus ou déficit doit être attribué à ces derniers au prorata de leurs contributions (art. 13). Aucune modification des paramètres du Programme ASRA par La Financière ne peut prendre effet avant l’année d’assurance suivant l’entrée en vigueur de la modification, à l’exception des modifications portant sur le taux de contribution (art. 21 al.2).

[9] Le premier alinéa de l’art. 87 du programme prévoit que « [l]e revenu annuel net [de la ferme-type] correspond aux recettes annuelles diminuées des déboursés monétaires et de la dépréciation. » Les recettes annuelles de la ferme-type sont décrites à l’art. 88 du Programme ASRA. Le paragraphe 88(3), tel qu’il était rédigé au moment de la naissance du présent litige, prévoit ce qui suit dans le cas de certaines sommes accordées par les organismes gouvernementaux :

3° Les montants auxquels a droit un adhérent en fonction du volume de production et des sous-produits mis en marché si ces montants sont accordés par des organismes gouvernementaux à titre d’indemnité de prix pour le produit assurable ou en vertu d’un programme gouvernemental de gestion des risques d’entreprise agricole.

Dans le calcul des recettes annuelles de la ferme-type moyenne, La Financière tient donc compte des autres revenus issus de contributions des gouvernements fédéral et provincial au titre d’un programme de gestion de risques ou d’indemnité de prix pour les produits désignés assurables. Les parties et les tribunaux inférieurs qualifient d’« arrimage » ce processus de prise en compte. Ainsi, La Financière soustrait des compensations à être versées dans le cadre du Programme ASRA les sommes « arrimées » pour tenir compte des autres revenus susceptibles d’influencer les besoins financiers de la ferme-type moyenne qui demeure l’étalon de référence du programme.

[10] Les sommes reçues font l’objet d’un arrimage soit « collectif » — basé sur les montants qu’aurait reçus la ferme-type moyenne — soit « individuel » — basé sur le montant que chacun des adhérents au Programme ASRA a véritablement reçu des divers ordres de gouvernement. Plus les sommes arrimées sont élevées, moins les compensations reçues en vertu du programme seront importantes, puisque les augmentations du revenu de la ferme-type résultant de l’arrimage se traduisent directement par une baisse des compensations versées à chaque adhérent au titre du programme. Le choix du mode d’arrimage, collectif ou individuel, de l’aide gouvernementale est au cœur du litige qui oppose les appelants et La Financière.

[11] En effet, La Financière agit souvent à titre d’intermédiaire et administre des sommes fédérales ou provinciales octroyées aux producteurs agricoles au Québec. À cette fin, elle conclut plusieurs accords avec le gouvernement fédéral en vue de distribuer des sommes que celui-ci verse par ailleurs directement aux producteurs dans d’autres provinces. À l’occasion, La Financière intègre aussi directement les sommes versées par le gouvernement fédéral dans le fonds du Programme ASRA.

[12] En mai et juillet 2007, le gouvernement fédéral annonce le versement aux agriculteurs canadiens (dont les adhérents au Programme ASRA) de subventions en vertu de deux programmes : le programme Indemnité pour coûts de production (« ICP ») et le programme Agri-investissement (démarrage) (« AID »). Ces deux programmes d’aide mènent au versement de subventions aux producteurs, sans contribution de ces derniers.

[13] Les sommes versées dans le cadre de ces deux programmes sont calculées en fonction d’un pourcentage des ventes nettes admissibles (« VNA ») de chaque producteur. Toutefois, ces programmes comportent tous deux des plafonds de VNA au-delà desquels les producteurs ne reçoivent rien. Ce plafond est de 450 000 $ pour l’ICP et de 3 millions de dollars pour l’AID. Cela correspond à un versement maximal par producteur de 12 240 $ pour l’ICP et de 96 000 $ pour l’AID. Tous les adhérents au Programme ASRA sont admissibles aux sommes versées au titre de ces programmes, mais les producteurs les plus importants ne reçoivent que la somme maximale allouée.

[14] Dans sa gestion du Programme ASRA, La Financière décide d’effectuer sur une base collective l’arrimage des sommes reçues en vertu des programmes ICP et AID. Elle fixe les compensations pour 2007 selon ce que la ferme-type aurait reçu dans le cadre de ces deux programmes. La ferme-type hypothétique utilisée dans l’arrimage collectif a des VNA inférieures au maximum prévu par le gouvernement fédéral. Or, l’arrimage collectif est réalisé en calculant le bénéfice moyen que la ferme-type aurait obtenu par unité de produit désigné, somme que La Financière multiplie ensuite par le nombre d’unités de produit désigné de chacun des adhérents. Au terme de ces opérations, La Financière impute donc à certains des plus importants producteurs, dont les appelants, des montants d’aide fédérale plus élevés que ceux qu’ils touchent réellement. Cela a pour effet de réduire davantage les compensations versées à ces producteurs en vertu du Programme ASRA que si La Financière avait procédé par arrimage individuel et tenu compte des sommes effectivement reçues par chacun d’eux.

[15] En janvier 2008, déçus de cette situation qui les désavantage, les 137 appelants demandent à La Financière de réviser sa décision et de procéder à un arrimage individuel à l’égard de ces mêmes sommes. Cette demande est refusée au motif que les décisions relatives aux « paramètres des programmes administrés par La Financière » ne peuvent faire l’objet d’une demande de révision.

[16] En novembre 2008, La Financière modifie le Programme ASRA pour préciser que les sommes reçues dans le cadre des autres programmes d’aide financière seront dorénavant arrimées collectivement « à moins que La Financière agricole ne juge pertinent » de les arrimer sur une base individuelle (par. 88(3) aj. (2009) 141 G.O. 1, 51, art. 21).

[17] Après un échange infructueux de plusieurs lettres avec La Financière, les appelants entreprennent un recours en Cour supérieure dans deux dossiers éventuellement réunis pour fins d’audition. Ils plaident que le Programme ASRA doit être qualifié de contrat d’assurance au sens du Code civil du Québec. Ils soutiennent que cette qualification entraîne l’application du principe d’interprétation des « attentes raisonnables de l’assuré », parfois aussi appelée la « théorie des attentes légitimes de l’assuré », selon laquelle toute ambiguïté, voire même toute disposition non ambigüe d’un contrat d’assurance, doit être interprétée conformément aux attentes de l’assuré. Ils avancent que, à la lumière des pratiques passées, il était raisonnable pour eux de s’attendre à ce que La Financière arrime sur une base individuelle les sommes versées par le gouvernement fédéral. Aussi, la décision de procéder à un arrimage collectif était à leurs yeux « arbitraire, discriminatoire et abusive » en raison de ses effets négatifs sur les compensations versées à plusieurs adhérents. Cette décision a entraîné la modification du contrat en cours d’année d’assurance, ce que le programme ne permet pas, et a privé les appelants de sommes auxquelles ils avaient droit.

[18] Dans leurs conclusions, les appelants demandent au tribunal de déclarer que La Financière « doit, en vertu du Programme ASRA, déduire les sommes auxquelles chaque adhérent a droit en vertu d’un programme fédéral, et ce sur une base individuelle ». Ils sollicitent également l’annulation du calcul d’arrimage des sommes ICP et AID à l’égard de tous les adhérents au Programme ASRA (au nombre de 16 747 à l’époque). Ils réclament chacun la somme qu’ils auraient reçue pour l’année 2007 si un arrimage individuel avait été effectué, sommes qui totalisent plus de 14 millions de dollars.

[19] La Financière rétorque que le Programme ASRA n’est pas un contrat d’assurance. Elle affirme en outre que la LFAQ lui accorde de larges pouvoirs discrétionnaires dans la détermination de l’aide accordée aux producteurs et des conditions auxquelles cette aide est assujettie, y compris la méthode d’arrimage des sommes dont elle doit tenir compte dans l’octroi des compensations. L’arrimage collectif s’accorde bien avec la nature du Programme ASRA, qui est basé sur une ferme-type et non sur les données propres à chaque adhérent. La Financière ajoute que la méthode choisie a été à l’avantage d’une nette majorité des producteurs adhérents. Elle explique avoir procédé par le passé à un arrimage individuel uniquement dans les cas où un seul groupe d’adhérents au Programme ASRA recevait des sommes à arrimer, afin d’éviter d’imputer à tous les adhérents des revenus que certains ne recevaient pas. La Financière ajoute qu’elle a exercé sa faculté de décider au cas par cas du mode d’arrimage en tenant compte de sa mission et de l’impact de chaque contribution sur l’ensemble des adhérents.

III. Historique judiciaire

A. Cour supérieure, 2012 QCCS 284 (CanLII)

[20] La juge de première instance attribue au Programme ASRA le statut de contrat d’assurance, précisant que La Financière assure un risque en contrepartie du paiement d’une contribution. Elle note que La Financière a le pouvoir de fixer les données prises en compte pour déterminer les compensations payables, mais que les conditions du Programme ASRA ne peuvent être modifiées unilatéralement par La Financière que pour l’année qui suit les modifications et après publication de celles-ci dans la Gazette officielle du Québec.

[21] La juge retient qu’avant les modifications de novembre 2008, le par. 88(3) faisait explicitement mention des « montants auxquels a droit un adhérent ». Rien ne s’opposait donc à ce que La Financière procède à un arrimage individuel en l’espèce. En outre, les modifications de novembre 2008 précisent que La Financière détermine les montants auxquels un adhérent a droit en fonction des caractéristiques de la ferme-type (arrimage collectif), à moins qu’elle ne juge pertinent d’ajouter aux recettes annuelles les montants réellement reçus (arrimage individuel). Selon la juge, cette modification « fait présumer qu’on a voulu changer soit l’état du droit, soit l’état des parties » (par. 157 (CanLII)).

[22] Par ailleurs, la juge conclut de la preuve que La Financière a par le passé arrimé collectivement les sommes versées dans le cadre de programmes impliquant « une contribution unique versée directement à son fonds d’assurance [celui du Programme ASRA] », alors qu’elle a arrimé individuellement les sommes versées à titre de « paiements directs aux producteurs », en retranchant des compensations payables aux adhérents les montants que chacun d’eux avait reçus du gouvernement fédéral (par. 133-134). Or, l’aide financière offerte en vertu des deux programmes fédéraux en cause a été versée sous forme de paiements directs aux producteurs. Partant, les pratiques antérieures de La Financière ont créé des « expectatives légitimes des adhérents » qui entraînent, par voie de conséquence, que La Financière ne pouvait décider en cours d’année de changer les règles applicables pour procéder à un arrimage collectif de sommes versées directement aux producteurs (par. 158).

[23] La juge considère que La Financière possède le « pouvoir discrétionnaire » de décider de la méthode d’arrimage, pouvoir qui doit toutefois être exercé « en conformité avec les paramètres du programme [. . .] et de manière raisonnable », ce qui ne fut pas le cas en l’espèce (par. 161-162). En arrimant collectivement les sommes en cause, La Financière a « indirectement réduit la couverture d’assurance » de manière significative (par. 164). En raison de l’ampleur des distorsions ainsi créées et de l’effet pénalisant pour les appelants, la juge conclut que La Financière a exercé son pouvoir discrétionnaire de façon déraisonnable et a agi de manière arbitraire, discriminatoire et abusive.

[24] La juge accueille donc la demande, invalide le calcul des compensations versées aux seuls appelants pour l’année 2007 et condamne La Financière à payer les sommes que les appelants auraient reçues dans l’hypothèse d’un arrimage individuel, le tout avec dépens.

B. Cour d’appel, 2014 QCCA 1886 (CanLII)

[25] La juge Savard, qui rédige l’arrêt de la Cour d’appel, débute son analyse en précisant que l’adhésion au Programme ASRA est volontaire et que celui-ci a toutes les caractéristiques d’un contrat. Par contre, elle est d’avis que ce programme n’est pas un contrat d’assurance selon les termes de l’art. 2389 C.c.Q. Elle souligne notamment que l’activité principale de La Financière n’est pas la spéculation sur le risque mais bien la promotion du secteur agricole et agro-alimentaire. Le risque économique garanti par le Programme ASRA n’est pas fonction de la situation financière propre de chaque adhérent et demeure omniprésent et certain sur une longue période de temps (par. 69 (CanLII)). Selon la juge, le Programme ASRA représente davantage un programme de protection du revenu, puisque l’État fournit un soutien financier aux producteurs agricoles contre les pertes inhérentes à leur secteur d’activités. À ses yeux, le programme est un contrat administratif sui generis, participant de deux régimes juridiques, soit le droit public et le droit privé.

[26] Selon la juge Savard, le par. 88(3) du Programme ASRA n’impose pas à La Financière de procéder à un arrimage individuel, mais lui permet de déterminer la méthode de calcul appropriée selon les particularités de chaque programme. L’emploi des mots « un adhérent » à cet article à l’époque pertinente n’est pas concluant. La finalité du Programme ASRA, qui est complémentaire aux autres programmes d’aide gouvernementale, requiert que La Financière puisse déterminer, au cas par cas, la meilleure façon d’agir dans l’intérêt de l’ensemble des adhérents.

[27] La juge Savard entreprend ensuite l’analyse de la raisonnabilité de la décision de La Financière. Elle conclut que la juge de première instance a erré en s’appuyant essentiellement sur l’impact de la méthode d’arrimage adoptée sur les adhérents désavantagés, sans tenir compte de l’objet de la LFAQ et de l’intérêt de l’ensemble des adhérents. La décision de procéder à un arrimage collectif n’est pas déraisonnable. Elle est basée notamment sur le constat que les programmes fédéraux tiennent compte à la fois de produits assurés et non assurés par le Programme ASRA. L’arrimage collectif permet donc de ne prendre en compte que les paiements liés aux produits assurés. De plus, La Financière a procédé ici de façon collective pour éviter de contrecarrer les plafonds mis en place dans le cadre des programmes d’aide fédéraux, un facteur qu’elle peut inclure dans son analyse. Aussi, contrairement aux programmes passés marqués par un arrimage individuel, les deux programmes fédéraux en cause menaient au versement d’une somme à tous les adhérents au Programme ASRA. La décision de procéder à un arrimage collectif dans les circonstances de l’espèce tient compte de toutes ces caractéristiques.

[28] En raison de cette conclusion, la juge Savard ne se prononce pas sur l’argument de La Financière selon lequel la demande ne peut être accueillie sans que le calcul d’arrimage ne soit invalidé à l’égard de tous les adhérents. La cour accueille par conséquent l’appel, sans frais compte tenu de la relation entre les parties et de la nature des questions soulevées.

IV. Question en litige

[29] La question centrale que soulève ce pourvoi est de savoir si La Financière a agi conformément à ses droits et obligations en fixant selon un mode d’arrimage collectif les compensations payables aux appelants en vertu du Programme ASRA pour l’année 2007. Pour y répondre, il est essentiel de cerner d’abord le cadre juridique qui s’applique au Programme ASRA et de décider si ce dernier constitue un contrat et, dans l’affirmative, s’il s’agit d’un contrat d’assurance au sens du Code civil du Québec. C’est la tâche à laquelle nous nous attarderons en premier lieu. Notre analyse permettra de dégager le cadre juridique applicable au Programme ASRA et d’identifier la nature de la relation qui lie La Financière aux adhérents.

V. Analyse

A. Le Programme ASRA est-il un contrat et, dans l’affirmative, est-il régi par les règles applicables aux contrats d’assurance?

(1) Le Programme ASRA est-t-il un contrat?

[30] Pour décider lequel du régime de droit privé ou de droit public lui est applicable, il faut d’abord déterminer si le Programme ASRA est un contrat.

[31] Malgré les larges pouvoirs discrétionnaires accordés à La Financière par la loi et le Programme ASRA (art. 19 LFAQ et art. 87 al. 3 Programme ASRA), et nonobstant le fait que La Financière finance en partie sur les deniers publics les compensations versées en vertu du Programme ASRA (art. 80), ce dernier ne peut être considéré comme un simple programme gouvernemental régi par le droit public. En effet, le Programme ASRA présente plusieurs caractéristiques qui justifient de le traiter comme un contrat. C’est ce qui ressort de l’examen de sa structure et de son fonctionnement, qui le distinguent de deux exemples classiques de programmes sociaux relevant du droit public : les programmes d’« assurance sociale » et les subventions agricoles.

[32] Il est vrai qu’un programme étatique peut regrouper les « éléments fondamentaux du contrat d’assurance » mais non pas sa « forme contractuelle », de sorte qu’il constitue en réalité un programme d’« assurance sociale » : P. Issalys et D. Lemieux, L’action gouvernementale : Précis de droit des institutions administratives (3e éd. 2009), p. 819; R. Dussault et L. Borgeat, Traité de droit administratif (2e éd. 1984), p. 174-175. Les professeurs Issalys et Lemieux définissent ainsi ces programmes :

Les débuts de la sécurité sociale moderne ont été marqués par la création de dispositifs d’assurance sociale. Cette technique reprend les éléments constitutifs de la relation juridique d’assurance, tels que les énonce l’article 2389 du Code civil du Québec, mais les modifie pour les mettre au service de la politique sociale. On peut donc la définir comme un dispositif législatif comportant l’obligation pour une catégorie d’assujettis de verser à un assureur investi d’une autorité publique des cotisations en contrepartie desquelles sont versées à ces assujettis ou à d’autres bénéficiaires les prestations prévues par ce dispositif en cas de réalisation d’un risque déterminé. [p. 818]

[33] Il est aussi acquis qu’un véritable programme d’assurance sociale n’est pas de nature contractuelle. À titre d’exemple, le Régime de pensions du Canada, L.R.C. 1985, c. C‑8, a été qualifié d’« assurance sociale obligatoire » par notre Cour dans l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1999 CanLII 675 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 497, par. 8. Ce régime est régi par le droit public, en ce sens qu’il est géré par un tribunal administratif et que le recours ouvert aux assujettis insatisfaits est la révision judiciaire des décisions de ce tribunal : voir, par exemple, Peters c. Canada (Procureur général), 2009 CF 400 (CanLII). Il en va de même pour le régime mis en place par la Loi de 1971 sur l’assurance-chômage, S.C. 1970-71-72, c. 48, (remplacée par la Loi sur l’assurance-emploi, L.C. 1996, c. 23) que la Cour a qualifié d’« assurance publique obligatoire qui n’a pas été conçue pour être appliquée selon de rigoureux principes actuariels » : Martin Service Station Ltd. c. Ministre du Revenu national, 1976 CanLII 208 (CSC), [1977] 2 R.C.S. 996, p. 1005. La Cour a également procédé à la qualification juridique des cotisations d’assurance-emploi, concluant qu’il s’agit de « redevance[s] réglementaire[s] », définies comme « une forme d’imposition spécialisée rattachée à un programme gouvernemental » : Confédération des syndicats nationaux c. Canada (Procureur général), 2008 CSC 68 (CanLII), [2008] 3 R.C.S. 511, par. 71-72.

[34] Les assurances sociales partagent généralement les caractéristiques suivantes : elles visent plus d’un secteur d’activité, elles sont universelles et obligatoires et les prestations sont calculées au moyen de formules simples en raison de « la couverture obligatoire de vastes catégories de personnes et de situations [qui] impose de simplifier [les] opérations » (Issalys et Lemieux, p. 694 et 819; voir aussi D. Lluelles, Précis des assurances terrestres, (5e éd. 2009), p. 9-10; J.-G. Bergeron, Les contrats d’assurance (terrestre) (1989), p. 52). Elles prévoient également presque toujours un recours administratif interne (généralement appelé « recours en révision ») à l’encontre des décisions d’accorder ou non une indemnité ou une prestation : Issalys et Lemieux, p. 903.

[35] C’est donc principalement, voire exclusivement, le droit public qui régit tant la qualification des programmes d’assurance sociale que la détermination du recours approprié pour un assujetti insatisfait qui désire contester une décision prise dans le cadre d’un tel programme.

[36] Le Programme ASRA se distingue des programmes d’assurance sociale. En effet, contrairement à la plupart de ceux-ci, il ne vise qu’un secteur d’activité, il n’est ni universel ni obligatoire et ses prestations ne sont pas calculées au moyen de formules simples applicables à de vastes catégories de personnes et de situations. En outre, les différends qui découlent de l’application du Programme ASRA ne sont pas soumis à un tribunal administratif pour décision.

[37] Par ailleurs, le Programme ASRA contient plusieurs clauses de type contractuel. L’article 19 prévoit que « [l]e défaut de respecter, pendant toute la période d’adhésion, les conditions d’admissibilité entraîne la résolution du contrat de l’adhérent pour l’année en cours ». Selon l’art. 101 du programme, les adhérents peuvent aussi s’exclure moyennant paiement d’une pénalité dont les modalités sont prévues à l’art. 103 :

101. La Financière agricole exclut un adhérent du Programme à l’égard d’un produit assurable lorsqu’il :

1° refuse de payer une contribution exigible;

2° refuse la prise d'inventaire, le mesurage de ses superficies, l’échantillonnage ou le décompte physique de la récolte entreposée ou mise en marché;

3° en fait la demande par écrit.

[38] Le premier alinéa de l’art. 103 du Programme ASRA prévoit au chapitre des pénalités résultant de l’exclusion que « [l]orsque l’entreprise agricole est exclue, La Financière agricole conserve tout montant perçu à titre de contribution à l’égard du produit pour lequel l’exclusion a été appliquée. » Le deuxième alinéa de l’art. 103 précise de plus que « [l]’entreprise agricole exclue encourt des frais de résolution de contrat correspondant à 25 % de la contribution qu’elle a versée pour la dernière année au cours de laquelle elle a respecté le minimum assurable. »

[39] Enfin, les modifications au programme qui ne portent pas sur le taux de contribution ne peuvent entrer en vigueur avant l’année suivant leur promulgation (art. 21 Programme ASRA). Les adhérents peuvent donc décider de s’exclure du programme pour l’année suivante si des modifications proposées par La Financière ne leur conviennent pas.

[40] Ces mécanismes, qui permettent de mettre fin au contrat pour des motifs préétablis et qui consacrent des droits acquis pour l’année en cours, relèvent beaucoup plus du droit des contrats que du droit public. Le juge Geoffroy de la Cour supérieure propose d’ailleurs une analyse semblable dans Trépanier c. Financière agricole du Québec, 2011 QCCS 1802 (CanLII), une affaire très similaire au présent pourvoi. Le juge Geoffroy analyse ainsi les pouvoirs de La Financière dans le cadre du Programme ASRA :

Bien que La Financière agricole doive rendre compte au gouvernement de sa gestion (art. 43), elle peut adapter ses programmes (art. 20 et 22) sans aucune forme de contrôle administratif préalable d’autorisation. Cette autonomie tient du fait entre autres que l’État et l’Union des producteurs agricoles (UPA) sont représentés au sein du conseil d’administration de la société (art. 6 de la loi).

La défenderesse ne détient cependant pas un pouvoir absolu et ses programmes doivent contenir les conditions et modalités nécessaires à l’encadrement d’une saine gestion des fonds qu’elle a pour mandat d’administrer. Il est essentiel que sa clientèle soit au fait des conditions contractuelles qui les lient à titre d’adhérents au Programme [ASRA] et c’est ce qui a été fait en l’espèce. [Nous soulignons; par. 59-60 (CanLII)]

[41] Nous sommes d’avis que les caractéristiques du Programme ASRA soulignées par le juge Geoffroy, dont au premier chef l’autonomie de gestion considérable de La Financière balisée par le respect des « conditions contractuelles » la liant aux adhérents, appuient la proposition selon laquelle ce programme participe du mécanisme contractuel plutôt que de l’assurance sociale de droit public.

[42] Ces mêmes caractéristiques distinguent également le Programme ASRA des simples programmes de subventions agricoles comme celui examiné par la Cour dans Jacobs c. Office de stabilisation des prix agricoles, 1982 CanLII 157 (CSC), [1982] 1 R.C.S. 125. Dans cette affaire, des producteurs agricoles contestaient notamment l’imposition par l’Office de stabilisation des prix agricoles de plafonds limitant les sommes pouvant être octroyées à titre de subvention dans le cadre de la Loi sur la stabilisation des prix agricoles, S.R.C. 1970, c. A-9. Le juge en chef Laskin a appliqué les règles d’équité procédurale du droit public aux décisions de l’Office relatives à la fixation des conditions pour l’octroi de subventions, se basant notamment sur le fait qu’il « n’y a aucun droit à une subvention avant que le gouverneur en conseil élabore un plan et qu’on y donne suite en invitant les intéressés à présenter des demandes de subvention » (Jacobs, p. 137). Le juge en chef Laskin a ajouté que les subventions sont accordées sans obligation de contrepartie et « à titre gracieux » (p. 138).

[43] Or, du fait des contributions exigées de l’adhérent, des clauses de résolution de contrat et des droits acquis en cours d’année d’assurance, le Programme ASRA se distingue nettement d’une subvention agricole « gracieuse » et sans contrepartie. D’ailleurs, ce sont là les caractéristiques qui ont amené la Haute Cour de justice de l’Ontario à conclure que le régime législatif ontarien d’assurance récolte constituait un contrat (d’assurance) et non un simple programme d’appui à l’agriculture (agricultural support program) : George A. Demeyere Tobacco Farms Ltd. v. Continental Insurance Co. (1984), 1984 CanLII 1823 (ON SC), 46 O.R. (2d) 423. Le régime d’assurance récolte offert par La Financière est du reste régi par le droit des contrats : Brissette c. Financière agricole, 2006 QCCS 1620 (CanLII). Comme nous le verrons, il existe certes des différences fondamentales entre l’assurance récolte et le Programme ASRA, différences qui appuient la proposition selon laquelle ce dernier n’est pas un contrat d’assurance au sens du Code civil du Québec. Néanmoins, il serait assez singulier qu’un programme d’assurance offert par La Financière soit régi par le droit privé et qu’un autre soit soumis à un ensemble de règles fondamentalement différentes, soit celles du droit public.

[44] Le Programme ASRA se distingue tout autant de certains autres régimes soumis aux règles du droit public. Par exemple, dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Mavi, 2011 CSC 30 (CanLII), [2011] 2 R.C.S. 504, se soulevait le statut juridique de l’engagement d’un répondant à subvenir aux besoins d’un parent qu’il parraine aux fins d’immigration et à rembourser à l’État toute somme reçue par la personne parrainée à titre d’assistance sociale. Dans cet arrêt, l’engagement du répondant procédait d’une exigence légale, et tout répondant avait l’obligation de s’engager à subvenir aux besoins du parent qu’il désirait parrainer (par. 48). C’est notamment pourquoi la Cour a conclu que l’engagement des répondants envers l’État était régi par le droit public et non par le droit privé (par. 49). En l’espèce, la participation au Programme ASRA se fait au contraire sur une base volontaire. De même, dans Mavi, l’engagement contracté par les répondants était accessoire au régime de droit public mis en place par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27, et n’avait aucune autre raison d’être que de permettre l’immigration d’un parent pour fins de regroupement familial dans le cadre de ce régime de droit public. Le Programme ASRA n’est quant à lui accessoire à aucun autre régime législatif de droit public.

[45] Le Programme ASRA n’est donc pas un régime de droit public mais un contrat. En concluant ainsi, nous précisons que nos motifs portent uniquement sur le régime étudié en l’espèce. La qualification d’un régime qui relève principalement du droit privé ou du droit public est un exercice contextuel qui ne peut faire l’objet d’extrapolation. Dans d’autres situations, il demeurera par exemple possible de juger, comme dans Mavi, qu’un contrat conclu dans le cadre d’un régime mis en place par l’État peut être régi principalement, voire uniquement, par le droit public.

[46] Ainsi, à l’instar de la Cour d’appel (par. 71), nous sommes d’avis que le Programme ASRA possède les caractéristiques d’un « contrat administratif », c’est-à-dire un contrat auquel une autorité publique est partie : P. Garant, avec la collaboration de P. Garant et J. Garant, Droit administratif (6e éd. 2010), p. 349. Cependant, contrairement à la conclusion de le Cour d’appel selon laquelle le Programme ASRA participe de deux régimes juridiques, le droit public et le droit privé (par. 54 et 57), nous sommes d’avis que les règles qui s’appliquent à ce programme sont celles du droit privé. En effet, une fois établi que le Programme ASRA est un contrat, nous ne voyons pas comment on pourrait l’assujettir, même en partie, aux principes de la révision judiciaire en droit administratif ou à d’autres principes du droit public. Le droit privé contient toutes les règles nécessaires pour encadrer les agissements des parties au Programme ASRA. Les tribunaux ont souvent appliqué ce principe dans le cadre de relations commerciales entre l’État et une partie privée, et ce, même quand une part importante du contenu du contrat était dictée par la loi ou par règlement, ce qui n’est pas le cas en l’espèce : voir, par exemple, Glykis c. Hydro‑Québec, 2004 CSC 60 (CanLII), [2004] 3 R.C.S. 285, par. 18 et 30. À notre avis, c’est à bon droit que les tribunaux ont par le passé appliqué au Programme ASRA les règles du droit des contrats, dont celles relatives aux vices de consentement et à la détermination de la portée des obligations des adhérents à ce programme : voir, par exemple, Financière agricole du Québec c. Forand, 2009 QCCQ 10263 (CanLII).

[47] Cela dit, les contrats administratifs se distinguent tout de même des contrats entre parties privées, étant donné que la parité entre les parties n’est pas une caractéristique toujours présente. Comme l’explique le professeur Garant :

La différence essentielle qui existe dans notre droit entre le contrat de l’entreprise privée et le contrat administratif n’en est pas une de catégorie juridique fondamentale. Effectivement, les deux types de contrats sont régis par les règles du Code civil du Québec. [. . .] Cependant ce que la finalité d’intérêt public confère à l’un par rapport à l’autre, c’est l’aptitude à se voir appliquer des règles exorbitantes du droit commun, qui varieront suivant les exigences de l’intérêt général, et qui peuvent différer d’un service à l’autre. C’est dans ce sens avant tout que le contrat administratif comporte des privilèges et sujétions par rapport au contrat privé; il se ressent toujours de l’emprise du service public; il n’y a jamais parité absolue entre les parties, l’une représentant l’intérêt général de la collectivité, l’autre un intérêt particulier. . .

. . .

. . .On constate donc la grande importance de l’intérêt public dans le processus contractuel de l’Administration publique. Ce principe doit inspirer sa formation, son exécution et aussi servir de règle d’interprétation. [Note en bas de page omise; p. 349-351.]

[48] Ainsi, lorsque l’État entretient des rapports contractuels, il le fait dans le cadre d’un régime particulier, et l’intérêt public doit alors jouer un rôle dans l’interprétation de tels rapports. Au stade de l’interprétation de l’étendue des pouvoirs de l’État partie au contrat, par exemple s’il s’agit de déterminer si un texte contractuel accorde à l’État un pouvoir discrétionnaire, le principe de l’intérêt public pourra militer en faveur d’une plus large discrétion dans la mise en œuvre du régime. Cela sera d’autant plus vrai dans les cas où le régime contractuel en question vise un objectif social. Il ne s’agit pas là de principes de droit public mais bien de considérations liées à l’objet du contrat, qui sont susceptibles d’influencer l’interprétation de l’étendue des pouvoirs contractuels de l’autorité publique en cause. Dans ce même ordre d’idées, la Cour a reconnu que dans le domaine des appels d’offres publics, même si ce processus se situe en terrain contractuel, l’État possède de larges pouvoirs l’autorisant à « stipuler des conditions et des restrictions et [à] s’accorder des privilèges » : Martel Building Ltd. c. Canada, 2000 CSC 60 (CanLII), [2000] 2 R.C.S. 860, par. 89, citant Colautti Brothers Marble Tile & Carpet (1985) Inc. c. Windsor (City) (1996), 36 M.P.L.R. (2d) 258 (c. Ont. (Div. gén.)) par. 6. Il y a certes des distinctions qui s’imposent entre le Programme ASRA et ces appels d’offres. Nous ne nous prononçons pas sur le rôle du droit public dans la règlementation de tels appels d’offres. Néanmoins, le principe de droit des contrats dégagé dans Martel Building s’applique en l’espèce. S’agissant d’interpréter l’étendue des pouvoirs accordés à La Financière par le contrat la liant aux adhérents au Programme ASRA, il faut tenir compte des considérations que sont l’intérêt public et l’objectif social poursuivi par La Financière.

[49] Le pouvoir discrétionnaire dont dispose l’État est tout de même assorti de limites. Dans le contexte d’un contrat administratif comme celui qui nous intéresse en l’espèce, ces limites ne relèvent pas de l’équité procédurale de droit public mais plutôt de la bonne foi et de l’équité contractuelle, comme l’explique à nouveau le professeur Garant :

. . .l’adjudication ou la modification d’un contrat est une affaire purement administrative qui ne requiert pas l’application des principes de justice naturelle, des règles de l’équité procédurale ou de l’expectative légitime. Certes l’obligation de bonne foi sera sanctionnée par les tribunaux de même que l’obligation pour l’Administration de traiter équitablement ses cocontractants. Mais on parlera ici d’équité contractuelle et non d’équité procédurale au sens du droit public. [Note en bas de page omise ; p. 354]

[50] Dans Martel Building, la Cour a du reste appliqué des principes semblables dans une affaire d’appels d’offres, et précisé que ces contrats engendraient pour l’État l’« obligation implicite » de « traiter tous les soumissionnaires équitablement et sur un pied d’égalité » (par. 88). Ce principe se transpose aisément dans le contexte du présent pourvoi. La Financière doit traiter ses cocontractants équitablement et agir de bonne foi dans l’exercice de ses pouvoirs discrétionnaires. L’obligation contractuelle de traiter les adhérents au Programme ASRA équitablement a la même source que dans Martel Building, soit « l’intention présumée des parties » (par. 88). Il faut en effet présumer que les parties au Programme ASRA avaient l’intention d’y inclure une obligation d’équité contractuelle, laquelle « est compatible avec l’objectif de protéger et de promouvoir l’intégrité du mécanisme [juridique en cause] et bénéficie à tous les participants » (par. 88). En droit québécois, c’est là une application de la règle prévue à l’art 1434 C.c.Q., selon laquelle « [l]e contrat valablement formé oblige ceux qui l’ont conclu non seulement pour ce qu’ils y ont exprimé, mais aussi pour tout ce qui en découle […] suivant […] l’équité […]. » Quant à l’obligation d’agir de bonne foi, elle découle des art. 6, 7 et 1375 C.c.Q.

[51] Bref, tout comme le contrat lui-même, le caractère équitable de l’exercice de ces pouvoirs discrétionnaires doit être apprécié à la lumière de l’intérêt public et de l’objectif social poursuivi par La Financière. Néanmoins, le droit des contrats rendra cette dernière redevable de l’impact financier de ses décisions lorsque celles-ci l’éloignent des exigences de la bonne foi et de l’équité contractuelle. C’est ce cadre juridique qui doit régir l’analyse des agissements de La Financière ici. Avant d’analyser ces agissements au regard de ce cadre juridique contractuel, il faut maintenant déterminer si les règles particulières au contrat d’assurance s’appliquent à celui-ci.

(2) Le Programme ASRA est-il régi par les règles applicables aux contrats d’assurance?

[52] Selon les appelants, le Programme ASRA serait un contrat d’assurance au sens de l’art. 2389 C.c.Q. Ils plaident que l’assurance agricole repose sur les principes de mutualité et de risque propres au contrat d’assurance et se distingue ainsi des autres programmes d’aide financière telles les subventions. Pour interpréter le par. 88(3) du Programme ASRA, il faudrait donc appliquer la règle d’interprétation des attentes raisonnables de l’assuré.

[53] Au soutien de la prétention contraire, La Financière avance que le Programme ASRA ne couvre pas un risque mais bien une éventualité, dans la mesure où il n’existe pas d’événements aléatoires pour les adhérents, mais plutôt une situation récurrente qui entraîne l’application du programme sur une base régulière, voire permanente, pour certains produits. La Financière souligne également que les adhérents ne peuvent recevoir une indemnité personnalisée, puisque les montants auxquels ils ont droit ne sont pas calculés en fonction des pertes liées à leur entreprise mais en fonction d’un modèle basé sur une ferme-type.

[54] La comparaison entre le Programme ASRA et le Programme d’assurance récolte offert par La Financière a occupé l’essentiel des arguments des parties devant la Cour sur ce sujet. Le Programme d’assurance récolte de La Financière, tout comme ses équivalents dans les autres provinces, est assimilé par les tribunaux à un contrat d’assurance régi par l’ensemble des règles applicables à ce type de contrat : Brissette; Demeyere; Rollo Bay Holdings Ltd. c. Prince Edward Island Agricultural Development Corp. (1993), 1993 CanLII 1777 (PE SCAD), 110 D.L.R. (4th) 132 (C.S. Î.-P.-É. (Div. app.)). Selon l’intimée, le Programme ASRA se distingue suffisamment de l’assurance récolte pour justifier un traitement juridique différent, alors que selon les appelants, ces deux programmes partagent les mêmes règles d’interprétation.

[55] Nous sommes d’avis que le Programme ASRA n’est pas un contrat d’assurance et ne peut se voir appliquer les règles propres à un tel contrat. En effet, ce programme ne présente pas les trois caractéristiques principales du contrat d’assurance consacrées à l’art. 2389 C.c.Q., soit (i) l’obligation du preneur de verser une prime ou une cotisation; (ii) l’existence d’un risque; et (iii) l’obligation de l’assureur de verser une prestation au preneur dans le cas où le risque assuré se réalise. Voici pourquoi.

[56] Premièrement, il est admis que les adhérents au Programme ASRA ont l’obligation de verser une prime ou une cotisation. Le fait que l’État contribue majoritairement au financement du programme par l’entremise de La Financière n’y change rien. Cela dit, lorsque le « risque » (un revenu annuel net de la ferme-type inférieur au revenu annuel net stabilisé) ne se manifeste pas pour une certaine période et que les montants versés au fonds sont suffisants pour en garantir la pérennité, il peut arriver qu’il y ait absence de contribution à l’égard d’un produit désigné. À titre d’exemple, aucune cotisation n’a été requise de la part des adhérents au Programme ASRA en 2003 pour le produit « pommes de terre ». En plus, le programme prévoit que tout surplus est redistribué aux adhérents au prorata de leurs contributions (art. 13). En conséquence, une des caractéristiques mentionnées à l’art. 2389 C.c.Q. fait ici défaut, car, suivant le principe de mutualité, le contrat d’assurance suppose que le preneur demeure débiteur de la prime, même si le risque ne se réalise pas : D. Lluelles, p. 25.

[57] Deuxièmement, la mise en application du Programme ASRA n’est pas tributaire de la survenance d’un risque au sens de l’art. 2389 C.c.Q. Ce qui est ici décrit comme le risque repose en fait sur le revenu annuel net de la ferme-type, que La Financière calcule elle-même dans l’exercice de ses larges pouvoirs discrétionnaires. La Financière exerce ainsi un contrôle sur la survenance du « risque » quand elle ajuste et fixe le revenu annuel net en fonction d’études statistiques ou « d’autres données qu’elle juge pertinentes » (art. 87 al. 3 Programme ASRA). En ce sens, la réalisation du « risque » dans le cadre du programme dépend de la volonté de La Financière. Or, il est bien établi que le risque visé par un contrat d’assurance doit être « un évènement incertain et qui ne dépend pas exclusivement de la volonté des parties » : Lluelles, Précis des assurances terrestres, p. 186.

[58] Enfin, il est presque certain que le revenu annuel net stabilisé sera éventuellement supérieur au revenu annuel net. En effet, la preuve révèle que, pendant une période de 30 ans — de 1979 à 2009 —, La Financière a versé des compensations à chaque année pour certains produits, par exemple pour le produit « bouvillons ». De plus, l’art. 92 du Programme ASRA prévoit que La Financière peut verser des « avances provisionnelles sur les compensations à être payées » en fonction d’« études prévisionnelles » portant sur les montants qui seront payés dans le futur. La jurisprudence atteste que La Financière se prévaut de ce pouvoir : Forand, par. 12-13 (CanLII); Financière agricole du Québec c. Coddington, 2013 QCCQ 6238 (CanLII), par. 5-6 (CanLII). Ainsi, non seulement le « risque » est-il prévisible quant à sa survenance, mais il l’est également souvent quant au moment de sa survenance. Comme l’indique le professeur Lluelles, « si la prestation promise n’est pas fondée sur la réalisation d’un risque, mais sur celle d’un événement qui est certain, au niveau de sa réalisation, de son caractère prématuré ou de son intensité, le contrat en question n’en est pas un d’assurance » (p. 25 note en bas de page omise).

[59] Plusieurs dispositions du Code civil du Québec portant sur le contrat d’assurance sont par ailleurs étrangères aux éléments essentiels du Programme ASRA. Par exemple, il n’y a aucune possibilité pour l’assuré de déclarer le « sinistre », lequel est d’abord connu de La Financière lorsque celle-ci constate que le revenu annuel net stabilisé est plus élevé que le revenu annuel net de la ferme-type à l’égard d’un produit couvert. On ne peut donc assujettir le Programme ASRA aux obligations des art. 2470 à 2474 C.c.Q., qui portent sur la déclaration du « sinistre » par l’assuré. On ne peut non plus parler d’une « aggravation du risque » du fait de l’assuré au sens des art. 2466 à 2468 C.c.Q. ou de « déclarations initiales » de ce dernier au sens des art. 2408 à 2411 C.c.Q. Il s’agit là de concepts qui touchent au cœur de la réglementation du domaine de l’assurance.

[60] À ce chapitre, le Programme ASRA se distingue du Programme d’assurance récolte, qui lui s’accorde très bien avec plusieurs dispositions applicables au contrat d’assurance. L’assurance récolte protège les adhérents contre des risques « incontrôlables » de nature climatique (art. 27). Dans le cadre de ce programme, les indemnités sont calculées sur une base individuelle (art. 38), contrairement aux compensations prévues par le Programme ASRA qui le sont plutôt sur la base d’une ferme-type fictive. L’assurance récolte implique l’existence d’un sinistre individualisé qui doit être déclaré par l’assuré selon les art. 2470 à 2474 C.c.Q. (art. 35 à 37). Le Programme d’assurance récolte réfère à ses art. 10 et 15 aux déclarations initiales de l’assuré et reprend à son art. 42 le concept d’aggravation du risque du fait de l’assuré. Si les art. 2408 à 2413 et 2466 à 2468 C.c.Q. sont compatibles avec le Programme d’assurance récolte, ils ne le sont nullement avec le Programme ASRA.

[61] Il est vrai que des termes propres aux contrats d’assurance sont parfois utilisés dans le Programme ASRA. À titre d’exemple, l’art. 78 parle de « produit assurable », l’al. 2 de l’art. 21 d’« année d’assurance » et l’art. 22 de « certificat d’assurance ». Cependant, à notre avis, la présence de cette terminologie n’est pas déterminante. Analysé correctement, le Programme ASRA ne saurait être qualifié de contrat d’assurance. Il n’est donc pas soumis aux règles particulières à ces contrats.

[62] Comme le Programme ASRA n’est pas un contrat d’assurance, il s’ensuit que la règle d’interprétation fondée sur les attentes raisonnables de l’assuré est inapplicable. Nous estimons néanmoins pertinent de clarifier l’étendue de l’application de cette règle en droit québécois, puisque les parties à ce pourvoi et au pourvoi connexe Lafortune c. Financière agricole du Québec, 2016 CSC 35, ont présenté des vues divergentes et fait état d’une certaine controverse doctrinale et jurisprudentielle au sujet de cette règle. Dans les deux pourvois, les adhérents au Programme ASRA plaident que la règle des attentes raisonnables de l’assuré s’applique dans sa « dimension maximale » et que les pouvoirs de La Financière sont limités par leurs attentes, indépendamment de la présence ou non d’une ambiguïté dans le contrat. Pour sa part, La Financière rétorque que cette règle ne doit s’appliquer que dans sa « dimension minimale », c’est-à-dire en présence d’une ambiguïté.

[63] Dans Brissette, succession c. Westbury Life Insurance Co. 1992 CanLII 32 (CSC), [1992] 3 R.C.S. 87, p. 102, le juge Cory, dissident mais non sur ce point, précise la portée de cette règle qui émane du droit des assurances américain. Il mentionne que cette règle d’interprétation a été appliquée aux États-Unis de trois façons: (1) pour interpréter toute ambiguïté dans les termes du contrat en faveur de l’assuré afin de répondre à ses attentes raisonnables; (2) pour donner à l’assuré le droit à toute protection à laquelle il était en droit de s’attendre, et ce, en l’absence d’une « expression claire et nette de l’intention de la compagnie d’exclure [cette] protection »; ou (3) pour accorder à l’assuré une telle protection même dans les cas où « une étude soignée des dispositions de la police aurait écarté ces attentes » (p. 103). Les premier et troisième scénarios correspondent respectivement à ce que certains auteurs ont appelé les dimensions « minimale » et « maximale » de la doctrine : D. Lluelles et B. Moore, Droit des obligations (2e éd. 2012), p. 922-923; M.-C. Thouin, « La théorie de l’attente raisonnable de l’assuré » (1997), 64 Assurances 545, p. 551. Aucune de ces trois circonstances ne permet toutefois d’écarter la portée d’un texte clair au profit des attentes de l’assuré, sauf (dans le troisième cas) dans la mesure où l’interprétation du texte nécessite une « étude soignée » pour en dégager la véritable portée.

[64] La Cour a retenu à de nombreuses reprises la première formulation (la dimension minimale) de la règle des attentes raisonnables et jugé qu’au Canada celle-ci s’appliquait uniquement en cas d’ambiguïté : Jesuit Fathers of Upper Canada c. Cie d’assurance Guardian du Canada, 2006 CSC 21 (CanLII), [2006] 1 R.C.S. 744, par. 27 et 29; Reid Crowther & Partners Ltd. c. Simcoe & Erie General Insurance Co., 1993 CanLII 150 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 252, p. 269; Banque nationale de Grèce (Canada) c. Katsikonouris, 1990 CanLII 92 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 1029, p. 1043. La Cour d’appel du Québec a régulièrement conclu dans le même sens : Excellence (L’), compagnie d’assurance-vie c. Desjardins, 2005 QCCA 1035 (CanLII), [2005] R.R.A. 1085, par. 11; Affiliated FM Insurance Company c. Hafner Inc., 2006 QCCA 465 (CanLII), [2006] R.R.A. 268, par. 47; Souscripteurs du Lloyd’s c. Alimentation Denis & Mario Guillemette inc., 2012 QCCA 1376 (CanLII), par. 38 (CanLII).

[65] Nous sommes d’avis qu’en droit québécois, la règle des attentes raisonnables de l’assuré doit s’appliquer exclusivement dans sa dimension minimale, c’est-à-dire seulement en présence d’une ambiguïté. En effet, le Code civil du Québec fournit un ensemble de règles permettant de résoudre les difficultés liées à l’interprétation d’un contrat. La règle des attentes raisonnables peut certes s’ajouter à ces règles d’interprétation en matière de contrat d’assurance, mais uniquement pour interpréter une clause ambigüe et dans le seul but de déceler la commune intention des parties (art. 1425 C.c.Q.).

[66] Cela étant, puisqu’en l’espèce, le Programme ASRA est un contrat administratif innommé qui ne répond pas aux caractéristiques du contrat d’assurance, ce sont les règles d’interprétation contractuelle prévues aux art. 1425 à 1432 C.c.Q. qui scelleront l’issue du pourvoi. Nous devons nous y référer pour répondre à la question centrale en litige, soit celle de savoir si La Financière pouvait procéder à l’arrimage collectif des sommes reçues dans le cadre des deux programmes d’aide fédéraux faisant l’objet du recours des appelants.

B. La Financière pouvait-elle procéder à l’arrimage collectif des sommes reçues du gouvernement fédéral dans le cadre des programmes ICP et AID?

(1) L’interprétation du par. 88(3) du Programme ASRA

[67] Le paragraphe 88(3) du Programme ASRA ne prévoit pas nommément le mode d’arrimage des compensations reçues dans le cadre de programmes d’aide gouvernementaux. Il précise seulement que, à cette fin, La Financière considère « [l]es montants auxquels a droit un adhérent » en vertu de ces programmes.

[68] Les appelants prétendent que l’expression « un adhérent » « vise [. . .] chaque adhérent considéré sur une base individuelle et non l’adhérent fictif de la ferme modèle » (m.a., par. 63). Ils ajoutent que le par. 88(3) doit être lu avec l’art. 2 du Programme ASRA, où le terme « adhérent » est défini comme « une entreprise agricole [. . .] qui adhère au Programme ». En conséquence, cet article imposerait l’arrimage individuel. Notre collègue leur donnerait raison. Selon elle, le libellé du par. 88(3) fait en sorte que La Financière ne saurait tenir compte de montants auxquels l’adhérent n’a pas droit.

[69] La Financière réplique que le par. 88(3) doit être interprété à la lumière de l’ensemble du programme, qui est basé sur la ferme-type moyenne, de sorte que c’est plutôt l’arrimage collectif qui devrait être la règle.

[70] D’entrée de jeu, nous ne pouvons souscrire à l’argument central des appelants selon lequel l’utilisation de l’expression « montants auxquels a droit un adhérent » signifie obligatoirement que La Financière procède toujours à un arrimage individuel. Tous conviennent que La Financière a procédé à des arrimages tant collectifs qu’individuels par le passé. En réalité, comme nous le verrons, l’arrimage individuel a été l’exception plutôt que la règle. À chaque fois où La Financière a procédé à un arrimage collectif, elle a forcément pénalisé des adhérents pour des montants auxquels ils n’avaient pas droit puisqu’elle a alors attribué à l’ensemble des adhérents des montants calculés sur la base de ce qu’aurait reçu la ferme-type. Une interprétation qui imposerait l’arrimage individuel dans tous les cas se heurterait à ces pratiques passées et aurait ainsi pour effet de remettre en question la plupart des décisions prises par La Financière au cours des 15 dernières années. Cela mettrait également le par. 88(3) en porte-à-faux avec l’ensemble du Programme ASRA, qui est basé sur le concept collectif de ferme-type. Nous estimons qu’une telle interprétation littérale du par. 88(3) ne peut être retenue.

[71] Considéré sous cet angle, le concept de double compensation que relève notre collègue (par. 115-121) ne constitue pas davantage un guide interprétatif concluant pour trancher ce pourvoi. Si l’objectif du par. 88(3) du Programme ASRA était d’éviter la double compensation du seul point de vue de chaque adhérent, l’arrimage individuel s’imposerait dans tous les cas, car les montants arrimés devraient toujours être identiques à ceux reçus par chacun. La preuve établit que ce n’est tout simplement pas le cas. En procédant le plus souvent par arrimage collectif, La Financière s’est écartée de l’objectif d’éviter la double compensation du seul point de vue de chaque adhérent pris individuellement. Le paragraphe 88(3) vise tout autant à tenir compte des autres revenus susceptibles d’influencer les besoins financiers de la ferme-type moyenne. C’est un objectif que La Financière a privilégié, comme elle pouvait le faire.

[72] À notre avis, pour déterminer le sens à donner à cette disposition du Programme ASRA, il faut plutôt recourir à l’ensemble des règles d’interprétation prévues au Code civil du Québec. L’application de ces règles mène à la conclusion que le contrat n’impose pas l’arrimage individuel dans des cas comme la présente espèce, mais accorde au contraire à La Financière le pouvoir discrétionnaire de décider du mode d’arrimage à privilégier.

[73] Deux règles d’interprétation sont particulièrement utiles pour dégager l’intention commune des parties au Programme ASRA. L’une, à l’art. 1427 C.c.Q., prévoit que les clauses d’un contrat s’interprètent les unes par rapport aux autres, en donnant à chacune le sens qui résulte de l’ensemble du contrat. Une interprétation littérale du par. 88(3) ferait abstraction de cette première règle. L’autre, à l’art. 1426 C.c.Q., précise pour sa part que l’on tient compte, dans l’interprétation du contrat, de l’interprétation que les parties lui ont déjà donnée ou qu’il peut avoir reçue, ainsi que des usages en semblable matière. Favoriser l’arrimage individuel irait à l’encontre de cette seconde règle.

[74] Si la lecture du par. 88(3) du Programme ASRA à la lumière de l’ensemble de ce programme ne permet pas d’écarter l’application de l’arrimage individuel, elle mène par contre à la conclusion que l’arrimage collectif doit être privilégié, comme le fait remarquer à bon droit la juge Savard (par. 83). Le paragraphe 88(3) figure dans la section XI « Modèles de ferme », soit un concept collectif. Pour leur part, les articles 86 et 92 du Programme ASRA indiquent clairement que le revenu annuel net utilisé pour calculer les compensations, et dont font partie les revenus gouvernementaux, est celui d’une « ferme-type spécialisée pour chacun des produits ou catégories de produits ».

[75] En conséquence, la structure générale du programme et l’ensemble du contrat appuient la conclusion que l’arrimage collectif est celui qui s’impose normalement. Cependant, comme La Financière a parfois procédé à des arrimages individuels par le passé, il convient de se pencher sur ces pratiques antérieures pour en cerner la portée et, si tant est qu’elles en ont, leur influence au titre des usages. Cette analyse est révélatrice des limites posées à l’arrimage individuel par La Financière.

[76] À ce chapitre, la juge de première instance a conclu que dans les cas où, comme en l’espèce, une aide gouvernementale était versée directement aux producteurs, La Financière procédait par le passé à un arrimage individuel. Selon elle, c’est seulement lorsqu’un ordre de gouvernement versait une somme unique au fonds ASRA de La Financière que celle-ci arrimait les compensations de manière collective (par. 133-134). S’il est vrai que la juge s’appuyait sur ces faits pour appliquer la règle des attentes raisonnables de l’assuré, règle que nous écartons ici, les pratiques passées demeurent pertinentes dans l’interprétation du contenu du contrat en vertu de l’art. 1426 C.c.Q.

[77] Avec égards, nous sommes d’avis que la juge a commis une erreur manifeste et déterminante en concluant que les pratiques passées témoignent d’une adéquation claire entre la nature d’un paiement direct et l’arrimage individuel. En effet, la preuve n’établit pas que les sommes versées directement aux producteurs ont toujours été arrimées de façon individuelle. En outre, la preuve révèle que plusieurs autres considérations ont joué dans le choix du mode d’arrimage par le passé, dont au premier chef, le nombre d’adhérents au Programme ASRA ayant reçu les sommes à arrimer.

[78] À l’appui de sa conclusion selon laquelle l’arrimage a été individuel « [d]ans le cas de paiements directs aux producteurs », la première juge énumère cinq programmes, dont les acronymes sont PATI, PPRRA, ESB-7, PPPCO et PCSRA (par. 134). Elle invoque à cet égard l’existence d’un tableau préparé par La Financière qui décrit les programmes passés et leur mode d’arrimage. À la lecture de ce tableau, on constate que PPRRA et ESB-7 ne font qu’un, de sorte qu’il n’y a que quatre programmes ayant fait l’objet par le passé d’un arrimage individuel. De plus, le tableau mentionne que pour deux de ces quatre programmes (PATI/ESB-4 et PPRRA/ESB-7), l’arrimage a été mixte : collectif pour certains produits et individuel pour d’autres. Ceci est confirmé par le témoignage de deux représentants de La Financière, André Houle et Alain Pouliot. Enfin, ces deux représentants ont témoigné que les sommes du CSRA, un programme provincial apparaissant au tableau préparé par La Financière et ayant fait l’objet d’un arrimage collectif, ont été versées sous forme de paiement direct aux producteurs dans un compte ouvert pour chaque adhérent.

[79] Ces éléments de preuve écartent toute adéquation systématique entre les paiements directs effectués aux producteurs et l’arrimage individuel. La Financière a déjà arrimé collectivement plusieurs sommes directement allouées aux producteurs. Il est acquis que, parfois, cela a eu pour effet d’imputer à certains producteurs des revenus qu’ils n’avaient pas touchés.

[80] La Financière ajoute que d’autres considérations expliquent la décision de procéder par arrimage individuel par le passé. La principale est la constatation que les programmes dont bénéficiaient un petit nombre d’adhérents ont été arrimés individuellement. La preuve révèle donc que c’est sur cette constatation que s’est basée La Financière pour arrimer individuellement les sommes reçues en vertu du PPPCO et du PCSRA, les deux seuls programmes ayant fait l’objet d’un arrimage purement individuel. Il ressort également de la preuve que le nombre d’adhérents bénéficiaires a été un facteur décisif quant au choix de l’arrimage individuel pour certains produits relatifs au PATI/ESB-4 et au PPRRA/ESB-7. Il en est ainsi à tout le moins pour le produit « Agneaux » dans le cadre du PPRRA/ESB-7. Le témoignage de M. Houle tend à démontrer qu’il en a également été ainsi de façon plus générale dans le cadre de ces deux programmes.

[81] Il appert donc que, le plus souvent, les décisions de procéder à un arrimage individuel étaient fonction du nombre d’adhérents ayant reçu les sommes à arrimer. Si d’aventure, peu d’adhérents recevaient une prestation gouvernementale, il devenait alors inéquitable de procéder à un arrimage collectif, car plusieurs adhérents se seraient vus attribuer un revenu fictif alors qu’ils ne recevaient rien du tout. Il ne s’agit pas dans ces cas d’une différence entre les montants fictifs et réellement perçus mais bien de l’attribution d’un revenu qui n’a jamais même été perçu.

[82] Par conséquent, la preuve établit qu’il n’y a jamais eu par le passé d’adéquation entre le versement direct aux producteurs et l’arrimage individuel. Il s’ensuit que les pratiques passées n’ont pas la constance nécessaire pour permettre de conclure qu’un arrimage individuel était indiqué en l’espèce.

[83] Nous sommes donc d’avis que La Financière n’avait aucune obligation légale ou contractuelle de procéder par arrimage individuel en l’espèce. Aux termes du par. 88(3), La Financière avait un pouvoir discrétionnaire sur le choix du mode d’arrimage. Ni l’ensemble du contrat ni les pratiques passées ne permettent de conclure que l’un ou l’autre mode d’arrimage s’imposait. En l’absence d’un texte balisant les pouvoirs de La Financière, il faut considérer que le par. 88(3), tel qu’il était rédigé au moment des faits en litige, laissait à La Financière le choix de procéder par arrimage collectif ou individuel, selon ce qui était équitable dans les circonstances et compte tenu de sa mission. La Financière a conservé au par. 88(3) les larges pouvoirs discrétionnaires dont elle dispose par ailleurs en vertu des art. 19 et 22 LFAQ. La teneur des modifications apportées au par. 88(3) en novembre 2008 n’est pas déterminante à cet égard. La précision apportée par ces modifications voulant que La Financière procèdera à un arrimage collectif sauf si elle juge pertinent de choisir un autre mode d’arrimage, correspond très exactement à l’interprétation qui s’impose de la version antérieure du par. 88(3), qui employait simplement les termes « montants auxquels a droit un adhérent ». Ces modifications n’ont pas changé les modalités du contrat; elles en ont simplement confirmé le sens antérieur.

[84] En raison de cette conclusion, il n’est pas nécessaire de recourir à la règle d’interprétation contra proferentem, selon laquelle toute difficulté d’interprétation d’un contrat d’adhésion doit être résolue en faveur de l’adhérent (art. 1432 C.c.Q.). Cette règle est une mesure d’interprétation de dernier recours. Dans Exportations Consolidated Bathurst Ltée c. Mutual Boiler and Machinery Insurance Co., 1979 CanLII 10 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 888, p. 899-900, la Cour confirme que, en droit québécois, les autres règles d’interprétation contractuelles (comme celle suivant laquelle les clauses d’un contrat s’interprètent les unes par rapport aux autres, en donnant à chacune le sens qui résulte de l’acte entier) ont préséance sur la règle contra proferentem (voir aussi Industrielle, Compagnie d’Assurance sur la Vie c. Bolduc, 1978 CanLII 171 (CSC), [1979] 1 R.C.S. 481, p. 493).

[85] Du reste, la règle contra proferentem serait difficilement applicable en l’espèce, car le Programme ASRA couvre 16 747 adhérents, dont seulement certains, comme les 137 appelants, auraient été désavantagés par la décision de La Financière de procéder par arrimage collectif. En conséquence, il serait assez incongru de chercher à interpréter le contrat en faveur de « l’adhérent » compte tenu que les nombreux adhérents au programme ont des intérêts qui varient énormément et qui, au surplus, s’opposent parfois.

(2) L’exercice par La Financière de son pouvoir discrétionnaire

[86] Cela dit, même si La Financière avait le pouvoir discrétionnaire de procéder par arrimage collectif, elle devait l’exercer selon les exigences de la bonne foi et de l’équité contractuelle. À notre avis, la Cour d’appel a eu raison de conclure que c’est ce qu’elle a fait en l’espèce.

[87] La décision de procéder à un arrimage collectif a été adoptée à la suite de consultations d’envergure avec les représentants des producteurs agricoles. Ainsi, le 6 juin 2007, des représentants de La Financière ont rencontré les membres de la Table sur la sécurité du revenu de l’Union des producteurs agricoles (« UPA ») afin de discuter des programmes ICP et AID et de la méthode d’arrimage à privilégier. Nous constatons que la Table sur la sécurité du revenu, un comité interne de l’UPA composé de tous les présidents des fédérations spécialisées ayant des produits couverts par le Programme ASRA et d’un certain nombre d’autres présidents de fédérations spécialisées et de fédérations régionales, est l’organisme auquel s’adresse généralement La Financière lorsqu’elle désire tenir des discussions avec les représentants des producteurs agricoles. Or, à l’issue de cette rencontre du 6 juin 2007, tous étaient d’accord pour que les sommes reçues dans le cadre des programmes ICP et AID soient arrimées collectivement, en fonction des caractéristiques de la ferme-type spécialisée. Par la suite, le conseil d’administration de La Financière, qui est présidé par le président de l’UPA et dont cinq des onze membres représentent cet organisme, a approuvé cette décision de procéder par arrimage collectif.

[88] Par ailleurs, La Financière a réalisé des études de simulation d’impact indiquant que la majorité des adhérents au programme bénéficierait de la décision de La Financière de procéder par arrimage collectif. La Financière n’a pas fait d’économie en procédant à un arrimage collectif. Selon la preuve au dossier, l’arrimage collectif réalisé en l’espèce a coûté quelque 1 620 472 $ de plus que si un arrimage individuel avait été effectué.

[89] La preuve révèle aussi que, par le passé, le choix de procéder par arrimage individuel a été arrêté quand un petit nombre d’adhérents au Programme ASRA recevait les sommes à arrimer. Dans le présent cas, ce facteur militait au contraire en faveur d’un arrimage collectif, car tous les adhérents au Programme ASRA étaient admissibles à des sommes au titre des deux programmes fédéraux, ICP et AID.

[90] En outre, il ressort de la preuve qu’une autre considération a joué un rôle important dans la décision de La Financière. En l’espèce, contrairement à l’immense majorité des programmes antérieurs, les indemnités provenant des programmes ICP et AID se calculent sur la base de ventes globales, qui portent notamment sur des produits non couverts par le Programme ASRA. Un arrimage collectif de ces sommes permet donc de ventiler par produit les montants reçus par la ferme-type et d’exclure les sommes attribuées pour des produits non couverts par le Programme ASRA. Cela permet d’éviter de pénaliser tous les adhérents, étant donné qu’on ne tient pas compte des revenus générés par des produits non couverts mais qui font néanmoins partie de l’exploitation agricole des adhérents. En effet, moins de compensations reçues en vertu du Programme ASRA sont soustraites si on ne considère que les revenus découlant des 10 produits ou catégories de produits désignés. Or, la preuve a établi qu’une telle opération aurait été impossible dans le cadre d’un arrimage individuel, car La Financière ne connaît pas en détail les produits de chaque adhérent qui ont mené à l’octroi de sommes ICP et AID, alors que ces données sont disponibles pour ce qui est de la ferme-type.

[91] Le choix de La Financière de procéder par arrimage collectif s’accorde très bien avec la nature du Programme ASRA, qui est construit autour du concept de la ferme-type moyenne. En retenant l’arrimage collectif, La Financière a favorisé les plus petits producteurs, dont les ventes nettes admissibles sont, comme celles de la ferme-type, inférieures aux plafonds imposés dans le cadre des deux programmes fédéraux. Cette situation de fait est cohérente avec la mission de La Financière qui est de « soutenir et de promouvoir, dans une perspective de développement durable, le développement du secteur agricole et agroalimentaire » (art. 3 LFAQ).

[92] Il est vrai que la décision de La Financière de procéder par arrimage collectif a eu des conséquences néfastes sur les appelants, comme l’a fait remarquer la juge de première instance, chiffres à l’appui (par. 68-80). À titre d’exemple, l’appelante Ferme Vi-Ber inc. a reçu du gouvernement fédéral 12 240 $ et 51 391,30 $ dans le cadre des programmes ICP et AID. En raison de l’arrimage collectif, cette entreprise s’est vue imputer des revenus de 47 363,34 $ et 96 300,65 $ respectivement au titre de ces deux programmes. Tout comme pour les 136 autres appelants, il s’agit d’écarts importants qui ont fait en sorte que Ferme Vi-Ber inc. a reçu des compensations inférieures à ce qu’elle aurait reçu au terme d’un arrimage individuel. Toutefois, cela ne suffit pas pour qualifier la décision de procéder par arrimage collectif d’inéquitable ou de conclure à une absence de bonne foi de La Financière. Le Programme ASRA est permanent. Des producteurs désavantagés aujourd’hui pourraient fort bien être avantagés par d’autres décisions à l’avenir. À titre d’exemple, les appelants pourraient être favorisés par un arrimage individuel tel celui qui était présenté comme inéquitable dans l’affaire Trépanier, et que le juge Geoffroy de la Cour supérieure a refusé d’invalider (par. 65-66).

[93] La Financière a agi de bonne foi et pris les mesures nécessaires afin de soupeser l’impact de la décision de procéder par arrimage collectif sur les adhérents, dans le but de s’assurer que cette décision soit équitable. Il est acquis que les particularités de chaque programme et l’impact sur l’ensemble des adhérents influencent la nature de l’arrimage approprié. Cet impact reste tributaire d’une foule de variables, dont les fluctuations des ventes nettes admissibles d’année en année, le moment de la création de l’entreprise agricole, la survenance d’un épisode de maladie à un moment précis et le secteur de production en cause. Dans le cas présent, La Financière affirme d’ailleurs avoir ajusté à la baisse le taux de contribution des producteurs de porcs et de porcelets pour atténuer l’impact de l’arrimage retenu dans ce secteur. Elle a justement demandé à la première juge d’en tenir compte, le cas échéant, dans l’octroi de dommages-intérêts (jugement de première instance, par. 105-106). Cela démontre bien pourquoi, devant une explication raisonnable pour justifier le choix adopté, et en l’absence de preuve de mauvaise foi qui aurait accompagné les agissements de l’entité, les tribunaux doivent éviter d’intervenir trop rapidement dans des matières aussi complexes.

[94] Nous en concluons que La Financière a exercé ses pouvoirs contractuels selon les exigences de la bonne foi et de l’équité contractuelle. Cela étant, elle pouvait choisir d’établir les compensations payables aux appelants sur la base d’un arrimage collectif pour tenir compte des sommes reçues par ces derniers dans le cadre des deux programmes fédéraux d’aide financière.

VI. Dispositif

[95] Nous sommes donc d’avis de rejeter le pourvoi, et ce, sans frais, à l’instar de la Cour d’appel, compte tenu de la relation entre les parties.

Les motifs suivants ont été rendus par

La juge Côté —

[96] Bien que je partage l’avis de mes collègues quant à la nature du Programme d’assurance stabilisation des revenus agricoles, (2001) 133 G.O. 1, 1336 (« Programme ASRA »), et quant au fait qu’il est inutile de recourir aux principes du droit public pour décider de l’affaire, j’estime cependant que la seule et unique question déterminante en l’espèce en est une d’interprétation contractuelle.

[97] La raison pour laquelle les producteurs adhèrent au Programme ASRA est simple : ils s’attendent, ni plus ni moins, à recevoir la pleine compensation qui leur est due en retour du paiement de leur contribution. Lorsque La Financière agricole du Québec (« La Financière ») les prive de tout ou partie de la compensation à laquelle ils ont droit, et ce, en contravention des dispositions expresses du contrat qu’elle leur a elle-même imposées, l’intervention des tribunaux est justifiée.

[98] La commune intention des parties, l’économie générale du Programme ASRA ainsi que les usages passés confirment que La Financière a contrevenu au Programme ASRA en décidant de soustraire des montants auxquels les adhérents avaient par ailleurs droit des revenus fictifs exagérément élevés. La Financière a procédé ainsi non pas afin d’éviter que ses adhérents soient doublement compensés pour une même perte, mais afin de redistribuer les sommes reçues. Les montants imputés étaient sans lien avec ceux auxquels ses adhérents avaient droit dans le cadre de programmes fédéraux. Du propre aveu de La Financière, elle savait que la méthode de calcul privilégiée faisait fi des plafonds prévus par ces programmes.

[99] Que le contrat soit qualifié ou non de contrat d’assurance, qu’il soit un contrat innomé relevant à la fois du droit public et du droit privé, le résultat est le même. Les appelants ont certes adhéré volontairement au Programme ASRA mais dans la mesure où il s’agit d’un contrat d’adhésion imposé par La Financière, c’est‑à‑dire non négocié avec ses adhérents, la qualification ne fait à mon avis aucune différence. À supposer qu’il existe ambiguïté, celle-ci doit être résolue en faveur de l’adhérent suivant l’art. 1432 du Code civil du Québec (« C.c.Q. »). La règle d’interprétation des attentes raisonnables n’ajoute rien aux règles d’interprétation déjà existantes.

[100] Partant, il y a lieu selon moi d’accueillir l’appel, mais en partie seulement.

I. Contexte

[101] Les appelants sont tous des adhérents au Programme ASRA administré par La Financière. Ce programme vise à leur garantir un revenu annuel net positif pour certains produits (art. 1). Lorsque le prix du marché d’un des produits couverts est inférieur aux coûts de production, l’adhérent a droit à une compensation payée par le Fonds d’assurance stabilisation des revenus agricoles (« Fonds »). L’adhérent verse au Fonds une contribution équivalente au tiers des contributions totales versées; les deux tiers sont assumés par La Financière (art. 80). Le montant de la contribution de l’adhérent peut être revu annuellement (art. 6).

[102] La détermination du montant de la compensation auquel l’adhérent a droit se fait en fonction de son volume de produits assurables. Elle ne dépend pas de sa situation financière particulière, mais plutôt de la performance de la « ferme‑type spécialisée » pour chacun des produits. Elle correspond à la différence entre le revenu annuel net et le revenu annuel stabilisé de la ferme-type multiplié par le volume de produits assurables de l’adhérent, soit le nombre d’unités de produits qu’il met en marché :

Le revenu annuel net correspond essentiellement aux résultats de la ferme-type spécialisée, dont la description propre à chaque produit assurable se trouve au tableau 4 de l’article 86. Il est établi par la Financière agricole sur la base d’une étude économique d’une ferme‑type spécialisée propre à chacun des produits (ou sous-produits) couverts par le Programme Asra (art. 87). Il correspond, pour chaque unité d’un produit assurable, aux recettes annuelles diminuées des déboursés monétaires et de la dépréciation, dont les modalités de détermination sont énoncées au Programme Asra (art. 86 à 88 et 91).

. . .

Le revenu annuel net stabilisé est également établi pour chaque unité d’un produit couvert par le Programme Asra, après consultation des représentants des entreprises agricoles (art. 2 et 89). Techniquement, il est calculé sur la base d’un pourcentage (variant selon le produit entre 70 et 90 %) du « salaire régulier annuel moyen de l’ouvrier spécialisé » (ou d’une portion de celui-ci, variant entre 0.38 et 1.35), fixé en 2000 à 42 461 $ (et indexé par la suite). [Souligné dans l’original; note en bas de page omise.]

(Motifs de la Cour d’appel, 2014 QCCA 1886 (CanLII), par. 24-26 (CanLII))

[103] Il arrive qu’en cours d’année, comme c’est le cas en l’espèce, l’adhérent reçoive individuellement — par opposition à une somme globale versée à La Financière — des montants additionnels de la part d’autres organismes gouvernementaux. Il s’agit de montants auxquels l’adhérent a personnellement droit. En vertu des dispositions expresses du Programme ASRA, La Financière peut en tenir compte dans son calcul afin d’éviter que l’adhérent ne soit compensé en double pour une même perte (art. 88). La difficulté réside ici dans la question de savoir si La Financière peut faire complètement abstraction des montants réellement reçus dans le cadre de son calcul ou si elle peut considérer des montants fictifs lorsque les montants sont individuellement alloués à l’adhérent.

[104] En 2007, le gouvernement fédéral a mis sur pied deux programmes afin de venir en aide aux entreprises agricoles canadiennes : le programme Indemnité de coûts de production (« ICP ») et le programme Agri-investissement (démarrage) (« AID »). L’arrimage de ces programmes avec le Programme ASRA fait l’objet du présent litige. En vertu de ces programmes, les sommes sont versées directement aux producteurs et sont attribuées à chacun d’eux individuellement, et ce, bien que leur administration ait été confiée à La Financière au Québec. Chaque programme prévoit un plafond de ventes nettes admissibles (« VNA ») au-delà duquel l’adhérent ne peut être compensé. Le montant maximum des VNA pour les fins du programme ICP est établi à 450 000 $ (12 240 $ par producteur) et à 3 000 000 $ (96 000 $ par producteur) pour la contribution du programme AID.

[105] La Financière a décidé de tenir compte de cette aide fédérale directe en considérant les montants que la ferme-type aurait théoriquement reçus par produit. Elle a traité ces montants comme s’il s’agissait d’une somme globale qui lui avait été versée et dont elle pouvait procéder à la redistribution à sa guise. En effet, l’aide fédérale a été considérée dans le cadre du calcul du revenu stabilisé de la ferme-type à la lumière des caractéristiques propres de celle-ci, dont ses VNA. Le chiffre obtenu à la suite de ce calcul a ensuite été multiplié pour chaque adhérent par unité de produit assurable.

[106] Cette façon de procéder a été qualifiée par les parties « d’arrimage collectif ». Elle ignore complètement les plafonds imposés par chacun des programmes sur la couverture d’assurance des adhérents du programme ASRA. La preuve démontre que cette méthode d’« arrimage » a eu pour effet de retrancher des compensations qui étaient autrement dues à plusieurs adhérents des sommes supérieures à ce que ces derniers avaient réellement reçu à titre d’indemnité fédérale.

[107] Dans certains cas, l’écart entre les montants effectivement reçus et les montants imputés était astronomique. Par exemple, Ferme Vi-Ber inc. qui a reçu 12 240 $ en indemnité ICP s’est vu retrancher 47 363,34 $ de la compensation totale qui lui était due en vertu du Programme ASRA. Dans le cas d’Alfred Couture Limitée l’écart entre le montant réellement reçu et le montant d’ICP imputé est encore plus grand. En effet, bien que son aide en vertu du programme ICP ait été plafonnée à 12 240 $, Alfred Couture Limitée, s’est vu imputer par La Financière un montant de 94 170,38 $. Des écarts similaires peuvent être observés en ce qui concerne le programme AID. Ainsi, Ferme Vi-Ber qui a reçu une contribution de démarrage de 51 391,30 $ dans son compte Agri-investissement, s’est vu imputer un montant de 96 300,65 $ par La Financière. Dans le cas d’Inter Agro inc., le montant imputé, soit 800 146,49 $ est sans commune mesure avec le montant reçu, à savoir, 96 000,00 $ : motifs de la juge de première instance, 2012 QCCS 284 (CanLII), par. 70 et 78 (CanLII).

[108] Les appelants contestent la méthode d’arrimage privilégiée par La Financière et la réduction de leur compensation qui en a résulté. Ils reprochent à La Financière d’avoir non seulement fait fi du par. 88(3) du Programme ASRA mais également de l’avoir détourné de sa finalité — laquelle vise simplement à éviter la double compensation et non à les priver de la compensation qui leur était par ailleurs due.

[109] J’estime que leur prétention est fondée.

II. Analyse

[110] Au fil du temps, les interventions fédérales se sont multipliées, notamment afin de mieux répondre à la réalité du milieu agricole. Chacune de ces interventions a ses particularités et est susceptible de donner lieu à une double compensation si elle n’est pas adéquatement prise en compte, d’où l’adoption du par. 88(3) du Programme ASRA :

88. Les éléments qui entrent dans le calcul des recettes annuelles sont les suivants :

3° Les montants auxquels a droit un adhérent en fonction du volume de production et des sous-produits mis en marché si ces montants sont accordés par des organismes gouvernementaux à titre d’indemnité de prix pour le produit assurable ou en vertu d’un programme gouvernemental de gestion des risques d’entreprise agricole.

[111] Je reconnais que dans l’administration du Programme ASRA, La Financière doit pouvoir ajuster ses interventions en assurance stabilisation en fonction des différentes mesures — ponctuelles et récurrentes — qui sont adoptées par d’autres organismes gouvernementaux. Mais elle doit le faire en conformité avec les dispositions du Programme ASRA, dont le par. 88(3).

[112] Comme l’admet elle-même La Financière, sa capacité à s’adapter aux interventions des autres organismes subventionnaires et à tenir compte des montants auxquels l’adhérent a droit en vertu d’autres programmes est assujettie à certaines limites. Une fois le Programme ASRA adopté, La Financière doit respecter les règles du jeu qu’elle a elle-même fixées. Ces limites ne sont pas nombreuses, mais elles existent. Il va de soi que La Financière doit, en toutes circonstances, traiter ses cocontractants équitablement et agir de bonne foi, mais elle doit aussi respecter les dispositions expresses du Programme ASRA.

[113] En ce qui concerne les sommes reçues directement d’autres organismes subventionnaires pouvant être considérées comme des recettes annuelles, la discrétion de La Financière est expressément limitée. Le paragraphe 88(3) du Programme ASRA prévoit en effet que dans le calcul des recettes annuelles, La Financière tient compte des « montants auxquels a droit un adhérent en fonction du volume de production et des sous-produits mis en marché ».

[114] En l’espèce, la conduite de La Financière pose problème sous deux aspects : la finalité du par. 88(3) et son libellé.

A. La finalité du par. 88(3) : Éviter la double compensation

[115] Dans son mémoire ainsi qu’à l’audience devant cette Cour, La Financière a reconnu que la finalité du par. 88(3) était d’éviter la double compensation pour une même perte. Ses représentants ont également fait de même lors de leur témoignage. Lorsqu’un montant précis est alloué et versé directement à un adhérent par le gouvernement fédéral, comme c’est le cas en l’espèce, c’est en lien avec ce montant que l’arrimage doit se faire.

[116] En s’appuyant sur le par. 88(3) pour imputer à certains adhérents des montants fictifs exagérément élevés, La Financière a détourné cette disposition de sa finalité. En effet, elle a utilisé le par. 88(3) non pas pour éviter une double compensation, mais pour réduire de façon arbitraire la compensation à laquelle plusieurs de ses adhérents avaient par ailleurs droit en vertu du Programme ASRA.

[117] Si le par. 88(3) permet à La Financière d’éviter qu’un adhérent soit doublement compensé, il ne lui permet pas d’imputer à certains adhérents des montants fictifs afin d’en surcompenser d’autres pour des considérations de politique générale. En d’autres mots, La Financière a privé certains adhérents de la compensation qui leur était due afin d’ajouter à la compensation des autres. Ainsi, non seulement la méthode d’arrimage choisie n’a pas permis d’éviter la double compensation, mais elle a également empêché plusieurs adhérents de recevoir la pleine compensation à laquelle ils avaient droit en vertu du Programme ASRA. Cette pleine compensation est la raison même pour laquelle les adhérents choisissent de participer à ce programme.

[118] Cette décision est particulièrement inquiétante pour les adhérents qui, à défaut de pouvoir en négocier les conditions, doivent pouvoir se fier aux dispositions du Programme ASRA afin de déterminer s’ils ont ou non intérêt à y participer. S’il est vrai que la mission dont est investie La Financière est large, cette mission ne l’autorise pas à détourner la finalité du Programme ASRA afin de s’arroger une discrétion qu’elle n’a pas. Elle n’autorise pas La Financière à pénaliser ses adhérents pour leur participation à d’autres programmes.

[119] Soutenir, comme le font mes collègues, que le par. 88(3) ne vise qu’à « tenir compte des autres revenus susceptibles d’influencer les besoins financiers de la ferme-type moyenne » (par. 71) revient à conférer à La Financière une discrétion absolue que le libellé du par. 88(3) n’autorise pas. Suivant ce raisonnement, La Financière peut faire abstraction des limites intrinsèques aux programmes fédéraux et procéder à une redistribution de sommes mêmes fictives.

[120] Au par. 14 de son mémoire, La Financière admet que le par. 88(3) vise à éviter la double compensation des sommes auxquelles les entreprises agricoles qui adhérent au Programme ASRA ont droit :

Vu que les entreprises agricoles qui adhérent à l’ASRA peuvent également bénéficier des programmes fédéraux de soutien du revenu agricole, il est prévu que l’Intimée tienne compte des sommes auxquelles aurait droit un adhérent en vertu de ces programmes afin d’éviter une double indemnisation. C’est ce qui découle des articles 88, 86 deuxième alinéa et de la définition de « recettes annuelles » de l’article 2 de l’ASRA précités. [Je souligne.]

[121] La proposition selon laquelle la double compensation dont font mention les parties ne vise pas la double compensation de l’adhérent individuel va également à l’encontre de la conclusion à laquelle est arrivée la juge de première instance quant à la finalité du par. 88(3) : par. 21, 54 et 98. Mes collègues n’identifient aucune erreur manifeste ou déterminante à cet égard.

B. Les stipulations du contrat

[122] Il est vrai que le Programme ASRA revêt un caractère principalement collectif, puisqu’il vise à compenser les baisses de revenus des entreprises assurées selon les recettes et dépenses élaborées à partir d’un modèle de ferme-type. En d’autres mots, il ne couvre pas nécessairement les pertes individuelles de chaque adhérent. Il est également vrai que La Financière exerce une certaine discrétion quant aux données qu’elle peut prendre en considération dans le cadre général de son calcul. En effet, l’article 87 prévoit qu’elle peut ajuster et fixer le « revenu annuel net en fonction d’études statistiques ou en fonction d’autres données qu’elle juge pertinentes ». Cette disposition n’autorise toutefois pas La Financière à passer outre aux dispositions du Programme ASRA, notamment la disposition précise qui traite de la façon dont les sommes reçues d’autres organismes gouvernementaux doivent être prises en compte.

[123] Le paragraphe 88(3) confère à La Financière le pouvoir de tenir compte des « montants auxquels a droit un adhérent » en vertu d’un programme mis en place par un autre organisme subventionnaire. En conséquence, La Financière ne saurait être pénalisée par la décision d’un adhérent de ne pas participer à un de ces programmes. En revanche, La Financière ne peut pénaliser un adhérent pour des montants auxquels il n’a pas droit en raison des limites intrinsèques de ces autres programmes. Ainsi, La Financière ne saurait tenir compte de montants auxquels un adhérent n’a pas droit, en raison par exemple de plafonds établis par ces programmes. Elle doit tenir compte, peu importe la méthode d’arrimage choisie, des caractéristiques propres à ces programmes lorsque ceux-ci attribuent individuellement des sommes à ses adhérents. Lorsque La Financière fait abstraction des limites intrinsèques de ces programmes et que les sommes imputées n’ont aucun lien avec les sommes réellement reçues, elle contrevient à ses obligations contractuelles.

[124] D’ailleurs, pour le Programme canadien de stabilisation du revenu agricole (« PCSRA »), seul autre programme prévoyant également des plafonds, La Financière a par le passé procédé par voie d’arrimage individuel. Le libellé du par. 88(4) qui traite de la prise en compte des montants obtenus en vertu du PCSRA renvoie lui aussi à la notion de montants auquel l’adhérent a droit :

88. Les éléments qui entrent dans le calcul des recettes annuelles sont les suivants :
. . .

4° Le montant qui représente la somme à laquelle a droit l’adhérent en vertu d’une participation réputée à un niveau de couverture de 100 % au Programme canadien de stabilisation du revenu agricole (PCSRA) divisée par deux tiers, et ce, à l’égard de l’année ou d’une partie de l’année d’assurance.

Toutefois, la somme à laquelle a droit l’adhérent pour les fins de ce calcul ne peut dépasser les deux tiers de la différence entre la marge de production du participant et sa marge de référence PCSRA.

[125] Plus important encore, en référant à la notion d’« adhérent », le par. 88(3) exige que La Financière tienne compte des montants réellement reçus. Le terme « adhérent » est en effet défini à l’art. 2 du Programme ASRA comme étant « une entreprise agricole, ou tout groupement d’entreprises agricoles que le Programme reconnaît comme admissible, qui adhère au Programme ». Cette définition vise l’adhérent, à titre individuel, au Programme ASRA et non le concept de ferme-type, tout comme la définition de « recettes annuelles », également à l’art. 2, fait référence aux « compensations, subventions ou octrois venant d’organismes gouvernementaux obtenus durant l’année » et non à des sommes fictivement imputées et qui n’ont rien à voir avec les montants directement versés à l’adhérent.

[126] En l’espèce, La Financière n’a pas tenu compte de l’impact des plafonds prévus par les programmes ICP et AID parce que les VNA de la ferme‑type ne les atteignaient pas. Si elle avait pris ces plafonds en considération, l’écart entre les montants effectivement reçus et ceux imputés aurait été considérablement réduit. Certains producteurs se sont plutôt vu déduire des montants allant jusqu’à 700.95 p. 100 (Inter Agro inc.) du montant auquel ils avaient par ailleurs droit en vertu du Programme ASRA. La Financière a fait abstraction des montants réellement reçus.

[127] De plus, il ressort par ailleurs de la preuve que dans le cas de sommes directement allouées à un producteur dans le cadre d’un autre programme, jamais la méthode d’arrimage appliquée dans le passé par La Financière — collective ou individuelle — n’a eu pour effet de faire échec à l’indemnisation à laquelle avaient droit les adhérents en imputant des montants qui faisaient abstraction des limites intrinsèques à ces programmes. Le choix de La Financière dans les dossiers des appelants est donc également en porte-à-faux avec ses pratiques passées.

[128] C’est la conclusion à laquelle est parvenue la juge de première instance et je suis d’avis qu’il n’y a pas lieu d’intervenir à cet égard :

La Financière agricole prétend qu’elle a discrétion pour décider de la méthode d’arrimage. Elle a raison. Cependant, son pouvoir discrétionnaire doit être exercé en conformité avec les paramètres du programme (ou les conditions du contrat) et de manière raisonnable.

En l’espèce, la méthode d’arrimage choisie par La Financière agricole n’était pas raisonnable parce qu’elle ne respectait pas les paramètres du programme qui était en vigueur en 2007 et qu’elle n’était pas équitable.

. . .

En utilisant le modèle des fermes-types pour faire l’arrimage collectif de l’aide offerte par le gouvernement fédéral dans le cadre des programmes ICP et Agri-investissement (démarrage), La Financière agricole a transposé l’effet de plafonnement des VNA au niveau du volume assurable et a ainsi indirectement réduit la couverture d’assurance. Les producteurs dont les VNA excédaient 450 000 $ en ICP et 3 M$ en Agri-investissement (démarrage) ont été pénalisés parce que leurs compensations ont été réduites de manière significative.

La Financière agricole a également attribué aux adhérents qui ont reçu une contribution démarrage dans le cadre du programme Agri-investissement la valeur de la contribution qu’ils auraient dû verser pour obtenir l’équivalent de cette subvention en compensation ASRA, et ce, même si aucune contribution n’était exigée de leur part dans le cadre du programme fédéral.

Le tribunal est d’opinion que La Financière agricole n’a pas exercé son pouvoir discrétionnaire de façon raisonnable lorsqu’elle a décidé de procéder à un arrimage collectif. Elle aurait dû procéder à un arrimage individuel parce qu’un arrimage collectif donnait lieu à des distorsions trop importantes et pénalisait injustement de nombreux adhérents.

Ces distorsions étaient prévisibles. Les représentants de La Financière agricole ont admis, quand ils ont témoigné devant le tribunal, que la décision de procéder à un arrimage collectif était politique et qu’elle avait fait le choix d’avantager certains producteurs au détriment de d’autres. En agissant de la sorte, elle n’a pas respecté ses obligations contractuelles et légales envers les demanderesses. Elle a agi de manière arbitraire.

Pour certains producteurs, la méthode de l’arrimage collectif a été avantageuse parce que la réduction de leurs compensations a été moins élevée que les sommes qu’ils ont reçues, mais pour d’autres, la réduction a été plus élevée que les sommes qu’ils ont reçues.

Dans le premier cas de figure, les adhérents ont bénéficié d’une double indemnisation alors que, dans le second cas de figure, la perte assurée n’a pas été totalement indemnisée malgré les termes du contrat.

En définitive, la méthode d’arrimage choisie par La Financière agricole a eu pour effet de créer deux catégories d’adhérents, ce qui est discriminatoire. En outre, dans nombre de cas, elle n’a pas permis d’éviter la double indemnisation et dans d’autres, elle n’a pas permis aux adhérents de recevoir l’indemnisation prévue au contrat, ce qui est abusif. [Je souligne; par. 161-170.]

[129] En l’espèce, c’est le fait que La Financière a agi d’une manière qui a eu pour effet de surcompenser certains adhérents au détriment des autres, qu’elle a fait abstraction de l’impact des plafonds prévus aux programmes fédéraux sur la couverture d’assurance des adhérents et que les sommes imputées au final n’avaient rien à voir avec les sommes réellement reçues qui pose problème et non le choix d’une méthode d’arrimage particulière.

[130] Enfin, le présent cas se distingue de la plupart des programmes fédéraux ayant existés dans le passé, et ce, dans la mesure où il s’agit ici de sommes allouées directement aux producteurs et non d’une somme globale. Je n’entends donc pas, comme le suggèrent mes collègues, remettre en question la plupart des décisions prises par La Financière aux cours des 15 dernières années, mais seulement la décision qu’elle a prise en l’instance.

[131] Avant de conclure, il y a lieu de dire quelques mots à propos de la modification apportée par La Financière au par. 88(3) en novembre 2008 afin d’ajouter l’alinéa suivant ((2009) 141 G.O. 1, 51, art. 21) :

Ces montants sont déterminés en fonction des caractéristiques de la ferme-type décrite au tableau 4 à moins que La Financière agricole ne juge pertinent d’ajouter aux recettes annuelles les montants réellement reçus par chacun des adhérents compte tenu des modalités spécifiques de paiement prévues pour chacune des interventions gouvernementales.

[132] En vertu des règles d’interprétation, il faut présumer que cette modification a eu un effet utile et qu’elle a conféré à La Financière une discrétion dont elle ne disposait pas jusqu’alors : art. 1425 C.c.Q. Si toutefois, comme le soutient La Financière, il ne s’agissait simplement que d’une précision apportée au par. 88(3) afin d’en clarifier le contenu, cela confirmerait qu’il y avait ambiguïté. Or, toute ambiguïté qui pouvait exister avant l’adoption de ladite modification doit être résolue en faveur de l’adhérent, puisque nous sommes en présence d’un contrat d’adhésion : art. 1432 C.c.Q.

[133] Certes, le Programme ASRA regroupe 16 747 adhérents et les intérêts de ces derniers peuvent varier, mais tous s’attendent à recevoir la juste compensation qui leur est due. Également, tous ne peuvent raisonnablement s’attendre à être avantagés au détriment des autres. Interpréter le contrat en faveur de l’« adhérent », en l’espèce, signifie simplement interpréter le contrat de manière à ce que La Financière ne puisse le priver de tout ou partie de la compensation à laquelle il a droit en raison de sommes fictives.



III. Conclusion

[134] Pour ces motifs, je suis donc d’avis d’accueillir l’appel en partie.

[135] Il y a lieu, selon moi, de réduire le montant de la condamnation ordonnée par la juge de première instance en y retranchant de celui-ci, comme le suggère La Financière, la somme équivalant aux contributions que les appelants auraient dû verser en contrepartie de compensations plus élevées.

[136] Il serait en effet injuste que les compensations accordées soient bonifiées sans tenir compte du montant des contributions afférentes à celles-ci qu’auraient normalement dû payer les adhérents, n’eût été la décision de La Financière. La preuve soumise sur ce point n’a pas été contredite et indique que si un arrimage individuel avait été effectué, le montant auquel auraient eu droit les appelants, une fois les contributions additionnelles déduites, se serait élevé à 7 489 323,59 $ et non à 14 901 559,55 $.



Pourvoi rejeté, la juge Côté est dissidente en partie.

Procureurs des appelants : Beauvais Truchon, Québec; Paradis, Lemieux, Francis, Bedford, Québec.

Procureur de l’intimée : La Financière agricole du Québec, Lévis.