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R. c. Cawthorne

no. de référence : 2016 CSC 32

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Cawthorne, 2016 CSC 32
Appels entendus : 25 avril 2016
Jugement rendu : 22 juillet 2016
Dossiers : 36466, 36844

Entre :
Sa Majesté la Reine
Appelante

et

Matelot de 3e classe Cawthorne
Intimé

- et -

Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario,
procureure générale du Québec, procureur général de la Colombie-Britannique et directeur des poursuites criminelles et pénales du Québec
Intervenants

Et entre :
Sa Majesté la Reine
Appelante

et

Adjudant J.G.A. Gagnon
Intimé

Et :
Sa Majesté la Reine
Appelante

et

Caporal A.J.R. Thibault
Intimé

- et -

Procureur général du Canada, procureur général de l’Ontario,
procureure générale du Québec et procureur général de la Colombie-Britannique
Intervenants

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Brown

Motifs de jugement :
(par. 1 à 44)
La juge en chef McLachlin (avec l’accord des juges Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Brown)

Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.





r. c. cawthorne

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

Matelot de 3e classe Cawthorne Intimé

et

Procureur général du Canada,
procureur général de l’Ontario,
procureure générale du Québec,
procureur général de la Colombie‑Britannique et
directeur des poursuites criminelles et pénales du Québec Intervenants

‑ et ‑

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

Adjudant J.G.A. Gagnon Intimé

et

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

Caporal A.J.R. Thibault Intimé

et

Procureur général du Canada,
procureur général de l’Ontario,
procureure générale du Québec et
procureur général de la Colombie‑Britannique Intervenants

Répertorié : R. c. Cawthorne

2016 CSC 32

Nos du greffe : 36466, 36844.

2016 : 25 avril; 2016 : 22 juillet.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Wagner, Gascon, Côté et Brown.

en appel de la cour d’appel de la cour martiale du canada

Droit constitutionnel — Charte des droits — Justice fondamentale — Forces armées — Indépendance de la poursuite — Droit d’être jugé par un tribunal indépendant — Militaires canadiens accusés d’infractions criminelles — Article 230.1 et paragraphe 245(2) de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, c. N‑5, qui confèrent au ministre de la Défense nationale le pouvoir d’interjeter appel des décisions d’une cour martiale ou de la Cour d’appel de la cour martiale — Ces dispositions violent‑elles l’art. 7 et l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?

Droit criminel — Procès — Preuve — Annulation du procès — Requête en annulation du procès présentée par l’accusé en raison du préjudice causé par un témoignage inadmissible donné en réinterrogatoire — Le juge militaire a‑t‑il commis une erreur en refusant d’annuler le procès?

C a été accusé de deux infractions de pornographie juvénile. Au procès, l’avocat de la défense s’est opposé au témoignage donné en réinterrogatoire par l’ex‑petite amie de C. Le juge militaire a décidé que ce témoignage était inadmissible et a dit au jury de ne pas en tenir compte, mais C a déposé une requête en annulation du procès en raison du préjudice causé par le témoignage. Le juge militaire a rejeté la requête et a donné au jury une autre directive restrictive. C a été déclaré coupable. En appel, les juges majoritaires de la Cour d’appel de la cour martiale ont conclu que le procès aurait dû être annulé et ils ont ordonné la tenue d’un nouveau procès. Le ministre de la Défense nationale (le « ministre ») interjette appel de plein droit à la Cour en vertu du par. 245(2) de la Loi sur la défense nationale, prétendant que le juge militaire n’a pas commis d’erreur en refusant d’annuler le procès. C dépose une requête pour faire casser l’appel du ministre au motif que le par. 245(2), qui confère à ce dernier le pouvoir d’interjeter appel à la Cour, viole l’art. 7 et l’al. 11d) de la Charte.

G et T ont tous deux été accusés d’agression sexuelle. G a été acquitté et le ministre a interjeté appel de cette décision et demandé la tenue d’un nouveau procès. T a soulevé une fin de non‑recevoir parce que l’affaire ne relevait pas de la compétence des tribunaux militaires à cause de l’insuffisance de son lien avec le service militaire. Le juge militaire a accueilli ce moyen et le ministre a interjeté appel de cette décision. G et T ont demandé par voie de requête la cassation des appels formés par le ministre, car l’art. 230.1 de la Loi sur la défense nationale, qui confère au ministre le pouvoir d’interjeter appel à la Cour d’appel de la cour martiale, viole l’art. 7 de la Charte. La Cour d’appel de la cour martiale a rejeté les requêtes en cassation, mais a convenu qu’il y a lieu d’invalider l’art. 230.1 parce qu’il viole le droit à un poursuivant indépendant. Le ministre se pourvoit devant la Cour.

Arrêt : La requête en cassation est rejetée et les pourvois sont accueillis. L’article 230.1 et le par. 245(2) de la Loi sur la défense nationale sont constitutionnels.

Le pouvoir que confèrent au ministre l’art. 230.1 et le par. 245(2) de la Loi sur la défense nationale — soit d’interjeter appel — peut entraîner une privation de liberté. Par conséquent, l’art. 7 de la Charte entre en jeu. Le droit reconnaît le caractère constitutionnel du principe voulant que les poursuivants n’agissent pas à des fins illégitimes, comme des motifs purement partisans. Ce principe est un précepte fondamental de notre système juridique. Il sauvegarde les droits de la personne et l’intégrité du système de justice. En outre, il satisfait aux critères de reconnaissance d’un principe de justice fondamentale. Un poursuivant — qu’il s’agisse d’un procureur général, d’un procureur du ministère public ou d’un autre fonctionnaire exerçant une fonction de poursuivant — a l’obligation constitutionnelle d’agir indépendamment de toute considération partisane et d’autres motifs illégitimes.

À l’instar du procureur général ou des autres fonctionnaires exerçant une fonction de poursuivant, le ministre a droit au bénéfice d’une forte présomption qu’il exerce son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites indépendamment de toute considération partisane. Le simple fait que le ministre est membre du Cabinet n’écarte pas cette présomption. La loi présume que le procureur général — lui aussi membre du Cabinet — peut faire abstraction des obligations partisanes et en fait abstraction dans l’exercice de ses responsabilités de poursuivant et il n’y a aucune raison impérieuse de traiter le ministre différemment à cet égard. Par conséquent, l’octroi par le législateur au ministre d’un pouvoir sur les appels interjetés au sein du système de justice militaire ne viole pas l’art. 7 de la Charte. Quant à l’argument que les dispositions attaquées violent le droit à un tribunal indépendant garanti par l’al. 11d) de la Charte, il ne saurait être retenu.

Le juge militaire dans l’affaire C n’a pas commis d’erreur en refusant d’annuler le procès. Lorsqu’une erreur survient au cours du procès, le juge du procès peut, pour décider s’il convient d’annuler le procès, se demander si l’erreur a été corrigée ou s’il est possible d’y remédier lors du procès. La décision d’annuler le procès ou non relève du pouvoir discrétionnaire du juge, qui doit vérifier s’il existe un danger réel que l’équité du procès ait été compromise. Ce pouvoir discrétionnaire n’est pas absolu, mais la cour d’appel doit se garder d’en mettre systématiquement l’exercice en doute après coup.

Jurisprudence

Arrêts mentionnés : Krieger c. Law Society of Alberta, 2002 CSC 65 (CanLII), [2002] 3 R.C.S. 372; Miazga c. Kvello (Succession), 2009 CSC 51 (CanLII), [2009] 3 R.C.S. 339; R. c. Regan, 2002 CSC 12 (CanLII), [2002] 1 R.C.S. 297; R. c. Power, 1994 CanLII 126 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 601; R. c. Jewitt, 1985 CanLII 47 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 128; R. c. O’Connor, 1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411; R. c. Malmo‑Levine, 2003 CSC 74 (CanLII), [2003] 3 R.C.S. 571; Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4 (CanLII), [2004] 1 R.C.S. 76; R. c. Khan, 2001 CSC 86 (CanLII), [2001] 3 R.C.S. 823.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 11d).

Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 686(1)b)(iii).

Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, c. N‑5, art. 130, 230.1, 245(2).

Doctrine et autres documents cités

Rosenberg, Marc. « The Attorney General and the Administration of Criminal Justice » (2009), 34 Queen’s L.J. 813.

Scott, Ian. « Law, Policy, and the Role of the Attorney General : Constancy and Change in the 1980s » (1989), 39 U.T.L.J. 109.

Sterling, Lori, and Heather Mackay. « Constitutional Recognition of the Role of the Attorney General in Criminal Prosecutions : Krieger v. Law Society of Alberta » (2003), 20 S.C.L.R. (2d) 169.

REQUÊTE en cassation de l’appel d’un arrêt de la Cour d’appel de la cour martiale du Canada (les juges Veit, Zinn et Abra), 2015 CACM 1 (CanLII), 472 N.R. 47, [2015] A.C.A.C. no 1 (QL), 2015 CarswellNat 5288 (WL Can.), qui a annulé les déclarations de culpabilité de possession de pornographie juvénile et d’accès à la pornographie juvénile prononcées contre l’accusé et ordonné la tenue d’un nouveau procès. Requête en cassation rejetée. Pourvoi accueilli.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la cour martiale du Canada (le juge en chef Bell et les juges Deschênes et Cournoyer), 2015 CACM 2 (CanLII), [2015] A.C.A.C. no 2 (QL), 2015 CarswellNat 9263 (WL Can.), qui a déclaré invalide l’art. 230.1 de la Loi sur la défense nationale. Pourvoi accueilli.

David Antonyshyn, Dylan Kerr et B. W. MacGregor, pour l’appelante.

Mark Létourneau et Jean‑Bruno Cloutier, pour les intimés.

François Lacasse et Ginette Gobeil, pour l’intervenant le procureur général du Canada.

Patrick J. Monahan et Jamie Klukach, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

Sylvain Leboeuf, pour l’intervenante la procureure générale du Québec.

Joyce DeWitt‑Van Oosten, c.r., pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.

Joanne Marceau et Patrick Michel, pour l’intervenant le directeur des poursuites criminelles et pénales du Québec.



Version française du jugement de la Cour rendu par

La Juge en chef —

I. Introduction

[1] Les présents pourvois soulèvent deux questions. Premièrement, les dispositions de la Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, c. N‑5, qui confèrent au ministre de la Défense nationale (le « ministre ») le pouvoir d’interjeter appel des décisions d’une cour martiale ou de la Cour d’appel de la cour martiale, violent‑elles l’art. 7 ou l’al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés? Deuxièmement, dans l’affaire Cawthorne, le juge militaire a‑t‑il commis une erreur en refusant d’annuler le procès?

II. Contexte

A. Matelot de 3e classe Cawthorne

[2] En juillet 2012, le matelot de 3e classe Cawthorne participait à un exercice près d’Hawaii. Le 20 juillet, un matelot de 2e classe a trouvé un iPhone à bord du navire. Cherchant à savoir qui en était le propriétaire, le matelot a glissé son doigt sur l’écran. Il a alors vu l’image d’un homme ayant des rapports sexuels avec un enfant. Le matelot a remis le téléphone à un supérieur. Le téléphone appartient au mat 3 Cawthorne.

[3] Le mat 3 Cawthorne a été accusé de deux infractions de pornographie juvénile en application de l’art. 130 de la Loi sur la défense nationale. Le mat 3 Cawthorne n’a pas nié que le téléphone lui appartenait ni qu’il accédait à des images pornographiques d’adolescentes et qu’il en possédait. Il a cependant déclaré qu’il avait l’habitude de télécharger un fil complet d’images pornographiques sans examiner chacune d’elles individuellement. Il a prétendu avoir téléchargé de la pornographie juvénile par inadvertance et qu’il n’avait pas sciemment accédé à de la pornographie juvénile ou été en possession de pornographie juvénile.

[4] Au procès, l’ex‑petite amie du mat 3 Cawthorne a témoigné pour la poursuite. Au cours de son interrogatoire principal, elle a parlé de plusieurs conversations qu’elle avait eues avec l’accusé. Selon elle, il lui a dit qu’il avait été arrêté [traduction] « parce que des images inappropriées se trouvaient sur son téléphone ». Elle lui a demandé de quel type d’images il s’agissait. Elle a déclaré : « Il a dit que c’étaient des enfants et je crois qu’il a dit que c’étaient des garçons et des filles. »

[5] Durant un bref contre‑interrogatoire, on lui a demandé si, dans les conversations qu’elle avait eues avec le mat 3 Cawthorne, ce dernier s’était contenté de l’informer des faits qui lui étaient reprochés (c.‑à‑d. plutôt que d’admettre sa culpabilité). Elle a répondu par l’affirmative.

[6] En réinterrogatoire, on lui a demandé : [traduction] « Pendant ces conversations, vous rappelez‑vous s’il a dit qu’il avait vraiment fait ces choses? » Elle a répondu : « Oui ».

[7] L’avocat de la défense s’y est opposé et le juge militaire a décidé que la réponse du témoin en réinterrogatoire était inadmissible parce qu’elle ne découlait pas du contre‑interrogatoire. Le juge militaire a dit au jury de ne pas tenir compte de la question et de la réponse.

[8] La défense a alors déposé une requête en annulation du procès en raison du préjudice causé par la réponse inadmissible donnée lors du réinterrogatoire. Le juge militaire a rejeté la requête et a donné au jury une autre directive restrictive :

[traduction] [J]e vous donne aussi comme directive de ne pas tirer une conclusion défavorable à l’accusé de cette preuve inadmissible, parce que celle‑ci est à la fois non digne de foi et préjudiciable. Je vous donne donc comme directive de ne tenir aucunement compte de la preuve inadmissible et de ne plus penser à tout ce qui s’y rapporte.

[9] Le jury a rendu un verdict de culpabilité à l’égard des deux chefs d’accusation.

[10] Les juges majoritaires de la Cour d’appel de la cour martiale ont conclu que le procès aurait dû être annulé. La cour a accueilli l’appel du mat 3 Cawthorne et ordonné la tenue d’un nouveau procès (2015 CACM 1 (CanLII)).

[11] Le ministre interjette appel de plein droit à la Cour en vertu de l’al. 245(2)a) de la Loi sur la défense nationale. Il prétend que le juge militaire n’a pas commis d’erreur en refusant d’annuler le procès. Le mat 3 Cawthorne demande la cassation de l’appel du ministre au motif que le par. 245(2) viole l’art. 7 et l’al. 11d) de la Charte.

B. Adjudant Gagnon et caporal Thibault

[12] L’adjudant Gagnon et le caporal Thibault ont tous deux été accusés d’agression sexuelle.

[13] L’adjudant Gagnon a été acquitté. Le ministre a interjeté appel de cette décision et demandé la tenue d’un nouveau procès, parce que le juge militaire a commis une erreur en soumettant au jury la défense de croyance sincère mais erronée au consentement.

[14] Le caporal Thibault a soulevé une fin de non‑recevoir, prétendant que l’affaire ne relevait pas de la compétence des tribunaux militaires à cause de l’insuffisance de son lien avec le service militaire. Le juge militaire a accueilli ce moyen (2015 CM 1001 (CanLII)). Le ministre a interjeté appel de cette décision.

[15] L’adjudant Gagnon et le caporal Thibault ont demandé par voie de requête la cassation des appels formés par le ministre, car l’art. 230.1 de la Loi sur la défense nationale, qui confère au ministre le pouvoir d’interjeter appel à la Cour d’appel de la cour martiale, viole l’art. 7 de la Charte.

[16] La Cour d’appel de la cour martiale a rejeté les requêtes en cassation, mais a convenu qu’il y a lieu d’invalider l’art. 230.1 de la Loi sur la défense nationale. Elle a conclu que le pouvoir de faire appel conféré par la loi au ministre viole le droit à un poursuivant indépendant, droit qui constitue, selon elle, un principe de justice fondamentale au sens de l’art. 7 de la Charte (2015 CACM 2 (CanLII)).

III. Les dispositions législatives contestées

[17] L’article 230.1 et le paragraphe 245(2) de la Loi sur la défense nationale disposent :

230.1. Le ministre ou un avocat à qui il a donné des instructions à cette fin peut, sous réserve du paragraphe 232(3), exercer un droit d’appel devant la Cour d’appel de la cour martiale en ce qui concerne les décisions suivantes d’une cour martiale :

a) avec l’autorisation de la Cour d’appel ou de l’un de ses juges, la sévérité de la sentence, à moins que la sentence n’en soit une que détermine la loi;

a.1) la décision de ne pas rendre l’ordonnance visée au paragraphe 745.51(1) du Code criminel;

b) la légalité de tout verdict de non‑culpabilité;

c) la légalité de la sentence, dans son ensemble ou tel aspect particulier;

d) la légalité d’une décision d’une cour martiale qui met fin aux délibérations ou qui refuse ou fait défaut d’exercer sa juridiction à l’égard d’une accusation;

e) relativement à l’accusé, la légalité d’un verdict d’inaptitude à subir son procès ou de non‑responsabilité pour cause de troubles mentaux;

f) la légalité d’une décision rendue aux termes de l’article 201, 202 ou 202.16;

f.1) la légalité d’une ordonnance de suspension d’instance rendue en vertu du paragraphe 202.121(7);

g) la légalité de la décision prévue à l’un des paragraphes 196.14(1) à (3);

h) la légalité de la décision rendue en application du paragraphe 227.01(2).

245 . . .

(2) Le ministre ou un avocat à qui il a donné des instructions à cette fin peut interjeter appel à la Cour suprême du Canada d’une décision de la Cour d’appel de la cour martiale sur toute question de droit, dans l’une ou l’autre des situations suivantes :

a) un juge de la Cour d’appel de la cour martiale exprime son désaccord à cet égard;

b) l’autorisation d’appel est accordée par la Cour suprême.

IV. Analyse

A. L’octroi au ministre de la Défense nationale du pouvoir d’interjeter appel est‑il inconstitutionnel?

[18] La principale question soulevée dans les présents pourvois est celle de savoir si les dispositions de la Loi sur la défense nationale qui confèrent au ministre le pouvoir d’interjeter appel des décisions d’une cour martiale ou de la Cour d’appel de la cour martiale portent atteinte au droit à la liberté garanti par l’art. 7 de la Charte et, dans l’affirmative, si l’atteinte est justifiée par application de l’article premier de la Charte. Ces dispositions portent également atteinte, soutient‑on, au droit, garanti à l’al. 11d) de la Charte, d’être jugé par un tribunal indépendant.

[19] L’article 7 de la Charte dispose :

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

[20] Le pouvoir que confèrent au ministre l’art. 230.1 et le par. 245(2) de la Loi sur la défense nationale — soit d’interjeter appel — peut entraîner une privation de liberté. L’article 7 entre en jeu.

[21] La question suivante est celle de savoir si la privation de liberté respecte les principes de justice fondamentale. Si elle ne les respecte pas, les dispositions violent l’art. 7.

[22] La réponse se trouve dans la jurisprudence de la Cour sur l’indépendance de la poursuite et l’abus de procédure. Cette jurisprudence établit qu’en droit constitutionnel, les considérations partisanes ou autres considérations illégitimes ne doivent pas influencer les décisions d’un procureur du ministère public.

[23] Notre jurisprudence relative à l’indépendance de la poursuite tend à analyser ce principe sous l’angle du rôle joué par le procureur général. S’exprimant au nom de la Cour dans Krieger c. Law Society of Alberta, 2002 CSC 65 (CanLII), [2002] 3 R.C.S. 372, les juges Iacobucci et Major ont souligné que « [d]ans notre pays, un principe constitutionnel veut que le procureur général agisse indépendamment de toute considération partisane lorsqu’il supervise les décisions d’un procureur du ministère public » (par. 30). La juge Charron a repris cette idée dans Miazga c. Kvello (Succession), 2009 CSC 51 (CanLII), [2009] 3 R.C.S. 339, décrivant l’indépendance du procureur général comme un principe « consacré par la Constitution » qui « veut que le procureur général agisse indépendamment de toute pression politique du gouvernement » (par. 46). Or, la logique de ces affirmations s’étend clairement aux procureurs du ministère public et aux autres fonctionnaires exerçant une fonction de poursuivant. D’ailleurs, les arrêts Krieger et Miazga citent tous deux avec approbation les motifs du juge Binnie (dissident sur un autre point) dans R. c. Regan, 2002 CSC 12 (CanLII), [2002] 1 R.C.S. 297, au par. 157, où il a fait remarquer que le devoir d’un procureur de la Couronne « de s’acquitter de ses obligations d’objectivité et d’indépendance de “représentant de la justice” » répondait aisément aux critères de reconnaissance d’un principe de justice fondamentale au sens de l’art. 7 de la Charte.

[24] Cette jurisprudence établit qu’un poursuivant — qu’il s’agisse d’un procureur général, d’un procureur du ministère public ou d’un autre fonctionnaire exerçant une fonction de poursuivant — a l’obligation constitutionnelle d’agir indépendamment de toute considération partisane et d’autres motifs illégitimes (voir, de façon générale, L. Sterling et H. Mackay, « Constitutional Recognition of the Role of the Attorney General in Criminal Prosecutions: Krieger v. Law Society of Alberta » (2003), 20 S.C.L.R. (2d) 169, p. 170; voir aussi M. Rosenberg, « The Attorney General and the Administration of Criminal Justice » (2009), 34 Queen’s L.J. 813, p. 832‑836).

[25] Ce principe se dégage aussi de la jurisprudence de la Cour sur l’abus de procédure. Nous reconnaissons depuis longtemps que le traitement injuste ou oppressif réservé par le ministère public à un accusé peut constituer un abus des procédures de la cour et justifier une intervention judiciaire (voir R. c. Power, 1994 CanLII 126 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 601, p. 612‑615). La common law et l’art. 7 de la Charte habilitent tous deux la cour à suspendre l’instance

lorsque forcer le prévenu à subir son procès violerait les principes de justice fondamentaux qui sous‑tendent le sens du franc‑jeu et de la décence qu’a la société, ainsi que d’empêcher l’abus des procédures de la cour par une procédure oppressive ou vexatoire.

(R. c. Jewitt, 1985 CanLII 47 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 128, p. 136‑137, cité dans R. c. O’Connor, 1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411, p. 455.)

Il peut y avoir violation de ces principes de justice si la « preuve démontre clairement l’existence de motifs illégitimes [ou] de mauvaise foi » de la part du ministère public (Power, p. 616).

[26] Je conclus que le droit reconnaît le caractère constitutionnel du principe voulant que les poursuivants n’agissent pas à des fins illégitimes, comme des motifs purement partisans. Ce principe est un précepte fondamental de notre système juridique. Il sauvegarde les droits de la personne et l’intégrité du système de justice. En outre, il satisfait aux critères de reconnaissance d’un principe de justice fondamentale qui sont énoncés dans R. c. Malmo‑Levine, 2003 CSC 74 (CanLII), [2003] 3 R.C.S. 571, par. 113, et Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4 (CanLII), [2004] 1 R.C.S. 76, par. 8. Il s’agit par conséquent d’un principe de justice fondamentale au sens de l’art. 7 de la Charte.

[27] Je tiens à souligner que le mot « partisan » a une portée restreinte dans ce contexte. Le mot « partisan » n’est pas, au sens large, synonyme de « politique ». Le procureur général, tout comme les autres fonctionnaires exerçant une fonction de poursuivant, est un [traduction] « défenseur de l’intérêt public » (Sterling et Mackay, p. 179). Comme l’a expliqué la juge L’Heureux‑Dubé dans Power, p. 616 :

[L]e procureur général est un représentant de l’exécutif et, à ce titre, il reflète, de par sa fonction de poursuivant, l’intérêt de la collectivité à faire en sorte que justice soit adéquatement rendue. Le rôle du procureur général à cet égard consiste non seulement à protéger le public, mais également à honorer et à exprimer le sens de justice de la collectivité. Aussi, les tribunaux devraient‑ils être prudents avant de s’adonner à des conjectures rétrospectivement sur les motifs qui poussent le poursuivant à prendre une décision.

[28] Les décisions de poursuivre ou non peuvent avoir de vastes répercussions sur le plan social et la prise en compte de ces répercussions guide à juste titre le poursuivant dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire (ibid.; Rosenberg, p. 821‑822, note de bas de page 24). Il n’est pas loisible à un tribunal d’examiner minutieusement l’exercice de ce pouvoir ou de mettre en question la conception particulière qu’un poursuivant se fait de l’intérêt public. Une politique gouvernementale prévoyant la poursuite stricte de certaines infractions ne contrevient pas à l’art. 7 si elle est motivée par un souci de l’intérêt public. Ce n’est que lorsque les considérations sous‑tendant une poursuite sont partisanes, soit lorsqu’un poursuivant agit non pas pour le bien public, mais [traduction] « pour le bien du gouvernement au pouvoir », que l’intervention d’un tribunal est justifiée (Sterling et Mackay, p. 179, citant I. Scott, « Law, Policy, and the Role of the Attorney General: Constancy and Change in the 1980s » (1989), 39 U.T.L.J. 109, p. 121).

[29] Pour ce qui est de savoir si les objectifs d’un poursuivant sont « illégitimes », cela dépend des faits en cause. Il serait impossible de définir de façon exhaustive toutes les considérations qui sont illégitimes dans le contexte d’une poursuite, mais notre jurisprudence en matière d’abus de procédure fournit certaines indications sur ce point. Cette jurisprudence indique que, quelles que soient les circonstances de l’affaire en cause, la barre à atteindre pour conclure que la conduite d’un poursuivant était motivée par un motif illégitime est très haute avec raison.

[30] Reconnaître que ce principe en est un de justice fondamentale ne modifie pas la doctrine actuelle et bien établie de l’abus de procédure; en fait, les deux font partie intégrante l’un de l’autre. Les allégations de conduite irrégulière du poursuivant, notamment de conduite partisane, seront encore présentées et évaluées en fonction de la doctrine de l’abus de procédure, qui établit la norme applicable pour établir l’existence d’une conduite irrégulière ainsi que la réparation convenable (voir Power, p. 615‑616; O’Connor, p. 465‑468).

[31] Aucune preuve n’indique que les poursuivants ont agi irrégulièrement dans les affaires qui nous occupent. Les intimés disent toutefois qu’une telle preuve n’est pas nécessaire. À leur avis, le principe de l’indépendance de la poursuite requiert à la fois que le poursuivant soit indépendant et qu’une personne raisonnable le perçoive ainsi. Le ministre, disent‑ils, n’est indépendant ni dans les faits, ni en apparence. Ils soulignent que le ministre est un membre du Cabinet qui n’est pas lié par les conventions d’indépendance applicables au procureur général, et que le rôle « quasi judiciaire » du ministre est incompatible avec les fonctions de contrôle et d’administration qu’il exerce à l’égard des Forces armées canadiennes. En conséquence, les intimés soutiennent que l’octroi par la loi au ministre d’un pouvoir sur les appels interjetés au sein du système de justice militaire viole l’art. 7 de la Charte.

[32] Je ne peux partager cet avis. À l’instar du procureur général ou des autres fonctionnaires exerçant une fonction de poursuivant, le ministre a droit au bénéfice d’une forte présomption qu’il exerce son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites indépendamment de toute considération partisane. Le simple fait que le ministre est membre du Cabinet n’écarte pas cette présomption. En effet, la loi présume que le procureur général — lui aussi membre du Cabinet — peut faire abstraction des obligations partisanes et en fait abstraction dans l’exercice de ses responsabilités de poursuivant. Il n’y a aucune raison impérieuse de traiter le ministre différemment à cet égard.
[33] Par conséquent, l’octroi par le législateur au ministre d’un pouvoir sur les appels interjetés au sein du système de justice militaire ne viole pas l’art. 7 de la Charte.

[34] Il se peut qu’une loi instaure un cadre de poursuite qui jette réellement un doute sur l’indépendance d’un poursuivant, par exemple en exigeant de lui qu’il tienne compte de considérations partisanes ou d’autres considérations illégitimes dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Mais faute d’un tel régime législatif et à défaut d’une « preuve [qui] démontre clairement » l’existence d’une conduite partisane dans un cas donné, il n’y a pas violation de l’art. 7 de la Charte.

[35] Les intimés n’ont pas plaidé que la loi viole l’al. 11d) de la Charte, si ce n’est qu’en laissant entendre qu’une poursuite abusive peut vicier l’intégralité du processus judiciaire. À mon avis, l’argument voulant que la loi viole le droit à un tribunal indépendant ne saurait être retenu.

[36] Je conclus donc que les dispositions contestées de la Loi sur la défense nationale ne violent ni l’art. 7 ni l’al. 11d) de la Charte.

B. Dans l’affaire Cawthorne, le juge militaire a‑t‑il commis une erreur en refusant d’annuler le procès?

[37] Le ministère public affirme que la Cour d’appel de la cour martiale n’aurait pas dû modifier la décision réfléchie du juge militaire de ne pas annuler le procès. Il soutient que le témoignage de l’ex‑petite amie du mat 3 Cawthorne n’était pas inadmissible, et que même s’il l’était, le juge militaire a correctement appliqué les bonnes règles de droit. L’intimé affirme que la Cour n’est pas saisie à bon droit de la question de l’inadmissibilité du témoignage et ajoute que le juge militaire a commis une erreur en rejetant la requête en annulation du procès.

[38] Je suis d’avis de faire droit à ce moyen d’appel. Même si le témoignage en cause était inadmissible, ce dont je ne suis pas convaincue, le juge militaire n’a pas commis d’erreur en refusant d’annuler le procès.

[39] Les principes juridiques relatifs à l’annulation d’un procès ont été examinés par le juge LeBel dans les motifs qu’il a rédigés dans R. c. Khan, 2001 CSC 86 (CanLII), [2001] 3 R.C.S. 823. Lorsqu’une erreur survient au cours du procès, le juge du procès peut, pour décider s’il convient d’annuler le procès, se demander si l’erreur a été corrigée ou s’il est possible d’y remédier lors du procès (par. 79). La décision d’annuler le procès ou non « relève du pouvoir discrétionnaire du juge, qui doit vérifier s’il existe un danger réel que l’équité du procès ait été compromise » (ibid.). Ce pouvoir discrétionnaire n’est pas absolu, mais « la cour d’appel doit se garder d’en mettre systématiquement l’exercice en doute après coup » (ibid.).

[40] Les juges majoritaires de la Cour d’appel de la cour martiale ne se sont pas demandé si le juge avait commis une erreur en refusant d’annuler le procès. Ils se sont plutôt concentrés sur la disposition réparatrice du sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46. La disposition réparatrice ne s’applique que lorsqu’une erreur est établie. La question en litige est la suivante : Le juge militaire a‑t‑il commis une erreur susceptible de révision en refusant d’annuler le procès? Ce n’est que si la réponse à cette question est affirmative que nous pouvons recourir à la disposition réparatrice. La Cour d’appel de la cour martiale a fait erreur en ne se posant pas la bonne question (voir Khan, par. 19, la juge Arbour).

[41] À mon avis, le juge militaire n’a pas commis d’erreur en refusant de faire droit à la requête en annulation du procès. Comme l’a dit le juge LeBel dans l’arrêt Khan, aux par. 80 à 82 :

Pour décider si un incident a porté atteinte à l’équité du procès de manière à en justifier l’annulation, il faut tenir compte de toute mesure réparatrice que le juge a prise ou pouvait prendre afin de remédier à l’irrégularité [. . .]

Par conséquent, lorsque le juge du procès se rend compte d’une erreur commise sans pour autant décider d’annuler le procès, la cour devrait considérer la réparation choisie par le juge, le cas échéant, comme l’un des éléments à prendre en compte pour déterminer si le procès a été ou a paru inéquitable. Si la réparation choisie par le juge consiste en une mise en garde au jury sur ce que celui‑ci devrait ou ne devrait pas prendre en considération pour rendre son verdict, il faut reconnaître la capacité du jury de suivre des directives même s’il va de soi que, dans les faits, cette capacité a des limites qui lui sont inhérentes.

Nous ne devons donc pas présumer que les jurés sont incapables de suivre les directives données par le juge. Au contraire, lorsque le juge fait une mise en garde claire et ferme sur l’utilisation de certains renseignements, nous pouvons présumer que le risque que le jury fasse mauvais usage de ces renseignements pour rendre son verdict s’en trouve réduit. [Je souligne.]

[42] Ici, la décision de ne pas annuler le procès relevait du pouvoir discrétionnaire du juge militaire. Ce dernier a raisonnablement tenté de remédier à l’erreur en donnant deux directives, une première sur‑le‑champ et une autre à mi‑procès. Dans cette dernière directive, il a demandé au jury de ne pas tenir compte du témoignage en question parce qu’il était à la fois [traduction] « non digne de foi et préjudiciable ». Rien ne laissait croire au juge que le jury n’était pas disposé à respecter cette directive ou qu’il n’allait vraisemblablement pas la respecter. Je suis d’avis de ne pas modifier sa décision.

V. Conclusion

[43] Dans l’affaire Cawthorne, je suis d’avis de rejeter la requête en cassation de l’appel présentée par le mat 3 Cawthorne. Le paragraphe 245(2) de la Loi sur la défense nationale est constitutionnel. Le pourvoi du ministre est accueilli et les déclarations de culpabilité inscrites à l’issue du procès contre le mat 3 Cawthorne sont rétablies.

[44] Dans l’affaire Gagnon et Thibault, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi du ministre. L’article 230.1 de la Loi sur la défense nationale est constitutionnel. L’affaire est renvoyée à la Cour d’appel de la cour martiale pour qu’elle entende les appels sur le fond.



Requête en cassation de l’appel rejetée. Pourvois accueillis.

Procureur de l’appelante : Service canadien des poursuites militaires, Ottawa.

Procureur des intimés : Service d’avocats de la défense, Gatineau.

Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Ottawa.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

Procureur de l’intervenante la procureure générale du Québec : Procureure générale du Québec, Québec.

Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.

Procureur de l’intervenant le directeur des poursuites criminelles et pénales du Québec : Directeur des poursuites criminelles et pénales du Québec, Québec.