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Pierce c. R.

no. de référence : 2016 QCCA 1163

Pierce c. R.
2016 QCCA 1163
COUR D’APPEL

CANADA
PROVINCE DE QUÉBEC
GREFFE DE

MONTRÉAL
N° :
500-10-005512-130
(500-01-041187-102)

DATE :
Le 11 juillet 2016


CORAM :
LES HONORABLES
MARIE-FRANCE BICH, J.C.A.
JACQUES J. LEVESQUE, J.C.A.
MANON SAVARD, J.C.A.




DAVID LYLE PIERCE
APPELANT – Accusé
c.

SA MAJESTÉ LA REINE
INTIMÉE – Poursuivante




ARRÊT


[1] L'appelant se pourvoit contre un jugement rendu le 26 septembre 2013 par la Cour du Québec, chambre criminelle et pénale, district de Montréal (l'honorable Sylvie Durand), qui l’a déclaré coupable d’agression sexuelle.
[2] Pour les motifs du juge Levesque, auxquels souscrivent les juges Bich et Savard, LA COUR :
[3] REJETTE l’appel.




MARIE-FRANCE BICH, J.C.A.





JACQUES J. LEVESQUE, J.C.A.





MANON SAVARD, J.C.A.

Me Julio Péris
et
Me Rose-Mélanie Drivod
Schurman Longo Grenier
Pour l’appelant

Me Maude Payette
Directeur des poursuites criminelles et pénales
Pour l’intimée

Date d’audience :
4 avril 2016



MOTIFS DU JUGE LEVESQUE


[4] L’appelant a été reconnu coupable d’agression sexuelle sur la personne de E.S. Il se pourvoit en soutenant essentiellement que la juge de la Cour du Québec a erré en droit en ne s’imposant pas de suivre les enseignements de l’arrêt R. c. W.(D.) 1991 CanLII 93 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 742. Il plaide de plus que le verdict est déraisonnable, en soutenant l’idée que la juge a fait une appréciation déraisonnable des faits en concluant que la plaignante était dans un état d’intoxication sévère au moment des deux premières relations sexuelles qui ont eu cours, qu’elle a omis de tenir compte du rôle important de la mère de celle-ci en marge de la plainte déposée auprès des policiers le 9 septembre 2009, et qu’elle a accordé à la plaignante une trop grande crédibilité compte tenu de son témoignage, des conversations évoquées par l’appelant pendant la nuit, des contradictions contenues dans son témoignage ainsi que des divergences entre celui-ci et des déclarations faites antérieurement aux policiers.
le contexte de l’affaire
[5] C’est à l’occasion d’un concert donné à l’aréna de l’Université de Montréal le 8 septembre 2009 que l’appelant et la plaignante, de 26 ans sa cadette, se sont rencontrés en compagnie de 14 autres personnes.
[6] La limousine nolisée par l’appelant est arrivée vers 18 h ce jour-là à l’Hôpital général de Montréal, lieu de travail de la plaignante, pour l’y cueillir et se rendre directement à l’Université de Montréal.
[7] Il n’est pas vraiment contesté que la plaignante ait pu prendre, entre 18 h et 19 h 30, cinq ou six consommations à base d’alcool, ce qui l’a rapidement rendue malade. La preuve établit qu’elle a vomi pendant de longs moments dans les toilettes, et même sur la terrasse à proximité du lieu du concert, jusqu’au moment du retour chez elle, vers minuit. Elle a aussi vomi à l’intérieur de la limousine sur le chemin du retour et, ensuite, à une ou deux reprises dans la toilette de son appartement. L’appelant avait choisi de laisser son groupe d’amis retourner à Cornwall sans lui, afin d’aider la plaignante, vu son état. C’est ainsi qu’il l’a accompagnée chez elle et qu’il y a passé la nuit.
[8] Il y eut des relations sexuelles entre la plaignante et l’appelant entre minuit et six heures, à trois reprises. L’appelant soutient qu’il s’agissait de relations clairement consensuelles, alors que la plaignante affirme ne se souvenir que de très peu de choses, et par bribes seulement, et qu’elle n’a jamais consenti à quelque relation sexuelle et qu’elle s’y est plutôt opposée.
le jugement
[9] D’entrée de jeu, la juge aborde la réelle question en litige : (1) X a-t-elle consenti aux trois relations sexuelles qu’elle a eues avec l’accusé? (2) Était-elle capable de consentir, vu son état d’intoxication?[1]
[10] Elle fait d’abord état de la preuve de la poursuite établie par les témoignages de la plaignante et de L…P..., l’une des personnes venues de Cornwall en compagnie de l’appelant. Elle relate ensuite la preuve de la défense qui tient au témoignage de C…L…, une autre personne venue de Cornwall en compagnie de l’appelant, ainsi que du témoignage de celui-ci. La juge en fait une étude exhaustive en notant les détails qu’il a avancés relativement au consentement qui, à chaque occasion, aurait été donné par la plaignante.
[11] La juge formule ensuite les questions en litige :
[103] La poursuite allègue, d'une part, que, lors des deux premières relations sexuelles, la plaignante était incapable de consentir en raison de son état d'intoxication avancée.

[104] La poursuite allègue, d'autre part, que lors de la troisième relation sexuelle, la plaignante a manifesté par ses paroles et par son comportement l'absence d'accord à l'activité ou encore l'absence d'accord à la poursuite de cette activité.

[105] La défense plaide, quant à elle, que la plaignante a consenti aux trois relations sexuelles et qu'elle était tout à fait en mesure de consentir malgré sa consommation d'alcool.

[références omises]

[12] Lorsqu’elle se livre à l’étude de l’article 273.1 du C.cr. relatif au consentement, la juge apprécie avec justesse l’actus reus et la mens rea de l’infraction reprochée. Elle s’attarde à l’absence de consentement en raison de l’incapacité à consentir, tant à l’égard de l’actus reus que de la mens rea. Elle considère ensuite le moyen de défense relatif à la croyance sincère, mais erronée au consentement ainsi que sa portée limitée.
[13] La juge procède à l’analyse de la preuve en deux étapes : d’abord à l’égard des relations sexuelles qui ont eu cours au début de la nuit « et dont la plaignante garde peu ou pas de souvenirs »[2]. Ensuite, relativement à la relation sexuelle qui a eu lieu au petit matin, « événement dont la plaignante se rappelle »[3].
[14] La juge retient aussi que :
[150] Tous les témoins ont confirmé que X n'allait pas bien, qu'elle vomissait et qu'elle avait besoin d'aide.

[151] Voici les symptômes que la plaignante présente en cours et en fin de soirée :

- elle a de la difficulté à marcher, du moins durant toute la soirée;

- elle a des périodes de somnolence (sur la terrasse et à la toilette);

- elle vomit à de nombreuses reprises, du début de la soirée jusqu'à son arrivée chez elle, où elle vomit encore à deux reprises entre minuit et 2 h.

[…]

[153] P... a admis qu'en fin de soirée, après avoir fumé de la marijuana, elle n'a plus été en mesure d'évaluer la condition de la plaignante. Mais durant une grande partie de la soirée, elle a pu constater que X était ivre, notamment parce qu'elle était incapable de converser et aussi parce qu'elle dormait sur les toilettes et sur les genoux de son mari.

[…]

[155] La plaignante, quant à elle, ne se souvient d'à peu près rien de ce qui s'est passé entre le moment où elle entame son troisième ou quatrième verre de vodka et 2 h du matin. Elle dit n'avoir que des « flashes ». Tout ce dont elle se rappelle, c'est qu'elle a vomi souvent et beaucoup. Le reste est un « black-out » quasi-total.

[156] Elle se rappelle avoir eu connaissance que quelqu'un était entré avec elle dans son appartement, mais ce n'est que lors de la deuxième relation sexuelle, celle de 2 h, qu'elle a vu de qui il s'agissait.

[157] Elle se souvient qu'elle n'avait pas la force de réagir.

[15] En considérant la version de l’appelant, la juge rappelle que :
[158] L'accusé, lui, a bien vu X vomir alors qu'elle était sur la terrasse. Il était alors autour de 23 h. Il savait qu'elle n'allait pas bien. On lui avait dit qu'elle réclamait sa présence parce qu'elle était malade.

[…]

[161] À un certain moment, alors qu'il était à ses côtés, elle a dû retourner à la toilette parce qu'elle était encore malade. L'accusé a vu L... partir avec elle en direction des toilettes.

[162] Il dit que X n'a pas eu besoin d'aide pour marcher jusqu'à la limousine, en fin de soirée.

[…]

[164] À plusieurs reprises dans la soirée puis, une fois rendus chez elle, il lui a demandé « are you OK? ».

[…]

[166] Malgré tout cela, l'accusé estime que la plaignante n'a jamais été ivre (drunk). Il ajoute même qu'elle était « straight », « one of the straightest people of the evening ».

[167] Il affirme aussi que le fait d'être malade, de vomir, ne signifie pas toujours qu'on a trop bu.

[…]

[169] L'accusé allègue plus précisément que :

- il a un souvenir précis de tout ce qui s'est passé ce soir-là;

- les détails concernant sa description de l'appartement ainsi que sur la teneur des conversations qu'il a eues avec la plaignante en font foi;

- d'ailleurs, les informations données par X ont toutes, ou presque, été confirmées lors du témoignage de cette dernière;

- cela confirme, dit-il, qu'elle était en état de converser.

[…]

[172] Que penser de cette perception de l'accusé, selon laquelle la plaignante était sobre (« straight ») ?

[173] Alors que, pour tout le monde, la plaignante était en état d'ébriété avancé, à tel point que chacun devait se relayer auprès d'elle, à la toilette, sur la terrasse, au point où elle a vomi dans les toilettes, puis sur la terrasse, puis chez elle, pour l'accusé, pourtant, elle n'était pas ivre.

[…]

[178] Comment l'accusé peut-il dire que X était une des plus sobres ? Sa version aurait été un peu moins invraisemblable s'il avait à tout le moins reconnu qu'elle avait un peu trop bu. Mais pas soûle du tout ? « Straight »? « One of the straightest »?

[179] Son témoignage est invraisemblable là-dessus et doit être rejeté.

[16] La juge conclut ainsi :
[186] […] les faits, précis, nombreux et corroborés mènent vers une seule conclusion : la plaignante était extrêmement intoxiquée, et ce, durant toute la soirée et une partie de la nuit.

[187] Elle était intoxiquée au point qu'elle n'était pas en mesure de se rendre compte qu'elle pouvait choisir de refuser de participer aux contacts sexuels :

to the point where she could not understand the sexual nature of the act ou [or] realize that she could choose to decline to participate.

[…]

[189] Cette situation équivaut à une absence de consentement au sens de l'article 273.1 (2) b) C.Cr.

[190] Par conséquent, tous les éléments de l'actus reus du crime d'agression sexuelle, à savoir (i) les attouchements, (ii) la nature sexuelle des contacts et (iii) l'absence de consentement ont été établis, et ce, hors de tout doute raisonnable.

[référence omise] [soulignements dans l’original]

[17] En analysant la preuve en lien avec la mens rea, la juge écrit que :
[199] La preuve démontre que l'accusé n'a jamais demandé à la plaignante si elle consentait. Il ne s'est pas soucié non plus de vérifier si elle était en état de le faire.

[…]

[207] Au moment où l'accusé a offert à X de la raccompagner chez elle, il avait l'intention bien arrêtée d'avoir une relation sexuelle avec elle. « I was not there to lead her safely to her bed. » Il n'y a rien là, en soi, de répréhensible. L'accusé pouvait croire – espérer – que cela aboutirait éventuellement par une relation sexuelle. Mais il se devait de prendre des précautions afin de s'assurer de sa capacité à consentir. Il ne les a pas prises.

[…]

[209] Ici, il est plutôt question d'un homme qui n'a pas voulu voir que celle avec qui il voulait avoir une relation sexuelle n'était pas en état de consentir. Il a refusé délibérément de voir les faits et les circonstances.

[…]

[211] Si l'accusé a cru que la plaignante avait la capacité de consentir et qu'elle a réellement consenti, c'est en raison de son ignorance volontaire ou de son insouciance, ou encore parce qu'il n'a pas pris les mesures raisonnables nécessaires dans les circonstances. En conséquence, il est dans l'impossibilité d'invoquer la croyance sincère mais erronée à son consentement.

[18] Pour finalement conclure :
[212] En conclusion, relativement aux deux premières relations sexuelles, l'accusé avait la mens rea requise.

[19] En ce qui concerne la troisième relation sexuelle, la juge note que :
[214] Ici, X a souvenir de ce qui s'est passé et témoigne qu'elle ne consentait pas. Elle ne l'a pas dit expressément à l'accusé. Elle n'a ni crié ni pleuré. Elle a simplement dit et, à plusieurs reprises, qu'elle devait aller travailler.

[215] Elle explique aussi qu'elle a démontré, par son attitude corporelle, qu'elle ne consentait pas. Elle s'est croisé les jambes et l'accusé a dû les lui décroiser. Elle dit aussi qu'elle a repoussé l'accusé avec ses pieds.

I tried to roll over to get off the bed and he just flipped me over and pulled me to him real fast. And he was having sex with me and it hurt and I kept trying to move, but he kept pulling me closer to him, harder and harder. And then when he was done, he kind of pushed me away and said, "you were tight". And I rolled over, got off the bed and I ran to the bathroom and I took a shower because I felt dirty and I wanted to.. I wanted to get clean.

[…]

[220] Selon l'accusé, le réveil aux côtés de X s'est fait dans une atmosphère tout en douceur : ils se sont embrassés avant même d'ouvrir les yeux, ont fait l'amour, puis ont déjeuné et se sont rendus ensemble à son lieu de travail.

[221] L'accusé admet qu'à un certain moment, la plaignante ressentait des douleurs. C'est pourquoi il a cessé de la pénétrer. Les témoignages de l'un et de l'autre concordent là-dessus. Ils concordent aussi sur la position dans laquelle la pénétration a eu lieu, ce que l'accusé appelle le « doggy style ».

[222] Mais, en aucun temps, l'accusé n'a mentionné que X participait à l'acte sexuel : I think she was getting sore, a-t-il dit. Il a pensé, cru et constaté que ça lui faisait mal. Mais, de toute évidence, ils ne s'en sont pas parlé. Lui s'est simplement retiré. L'accusé dit aussi qu'elle n'a pas eu d'orgasme et, qu'aussitôt terminé, elle s'est levée pour aller prendre sa douche.

[référence omise]

[20] Relativement à la crédibilité de l’appelant, la juge note particulièrement :
[237] L'accusé prétend que la relation sexuelle était en continuité avec ce qui s'était passé au début de la nuit. En d'autres mots, à ses yeux, X était consentante le matin tout comme elle l'avait été la veille. Elle n'était pas ivre au début de la nuit, elle était sobre le matin. C'était une suite de relations consensuelles. Un amour naissait entre les deux. Il voulait la marier.

[238] Comment croire sa version pour ce qui est de la relation sexuelle du matin alors que sa version a été considérée invraisemblable quant aux événements de la veille?

[…]

[245] Le témoignage de l'accusé n'a pas été cru ni soulevé de doute raisonnable lorsqu'il a mentionné que la plaignante n'avait pas trop bu et qu'elle était même une des plus sobres de la soirée. Son témoignage quant à sa croyance au consentement, le matin, n'est pas plus vraisemblable.

[246] L'accusé n'a jamais vérifié si la plaignante était en état de consentir la veille. Il ne l'a pas fait non plus le lendemain matin.

[247] En conséquence, la mens rea de l'agression sexuelle qui a eu lieu le matin a été prouvée hors de tout doute raisonnable.

les moyens d’appel
[21] L’appelant formule trois moyens :
1) La juge a omis d’appliquer les enseignements donnés par la Cour suprême du Canada dans R. c. W.(D.), 1991 CanLII 93 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 742, alors qu’elle était en présence de versions contradictoires;

2) La juge a erré dans l’appréciation de la crédibilité et de la fiabilité de la plaignante et n’a pas donné à la preuve de la défense le poids adéquat au regard de l’ensemble de la preuve;

3) Le verdict est déraisonnable.

[22] Il faut d’abord noter que l’appelant n’a pas été autorisé à porter le deuxième moyen en appel. Il s’agit d’un moyen de fait.
[23] Toutefois, lorsqu’il expose ses arguments, l’appelant en traite de façon commune puisqu’ils sont, à ses yeux, interreliés.
la crédibilité de l’appelant
[24] L’appelant soutient que son témoignage était clair, non contredit et confirmé sous plusieurs aspects par les témoignages de L…P… et de C…L…, notamment en ce qui a trait aux agissements de la plaignante sur la terrasse. Cela aurait dû amener la juge à considérer que celle-ci était certes malade, mais qu’elle n’était pas intoxiquée par l’alcool.
[25] Il fait aussi valoir que la partie de son témoignage relative aux comportements de la plaignante à l’intérieur de l’appartement à l’occasion des relations sexuelles était de nature à soulever un doute quant à l’absence de consentement de la plaignante.
[26] Dans R. c. R.P., la Cour suprême précise les normes d’intervention lorsque la crédibilité est le principal fondement d’un argument sur la raisonnabilité du verdict :
[10] Si le caractère raisonnable d’un verdict est une question de droit, l’appréciation de la crédibilité des témoins constitue elle une question de faits. L’appréciation de la crédibilité faite en première instance, lorsqu’elle est revue par une cour d’appel afin notamment de déterminer si le verdict est raisonnable, ne peut être écartée que s’il est établi que celle-ci « ne peut pas s’appuyer sur quelque interprétation raisonnable que ce soit de la preuve » (R. c. Burke, 1996 CanLII 229 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 474, par. 7).[4]

[je souligne]

[27] La Cour suprême, dans R. c. Gagnon, rappelle que les cours d’appel doivent faire preuve de déférence à l’égard des conclusions des juges d’instance en matière de crédibilité[5]. En d’autres mots, dans Keyzer c. R., la Cour affirme :
[32] En somme, en l’absence d’une erreur manifeste et déterminante dans l’appréciation du témoignage du plaignant, la Cour doit faire preuve de déférence à l’égard de l’appréciation du juge du procès de la fiabilité et de la crédibilité du témoignage du plaignant, alors que le juge a tenu compte de ses faiblesses, sans toutefois les juger significatives.[6]

[28] Par ailleurs, il importe de se rappeler, comme l’enseigne l’arrêt R. c. Vuradin, que :
[21] La question primordiale qui se pose dans une affaire criminelle est de savoir si, compte tenu de l’ensemble de la preuve, il subsiste dans l'esprit du juge des faits un doute raisonnable quant à la culpabilité de l'accusé : W.(D.), p. 758. L’ordre dans lequel le juge du procès énonce des conclusions relatives à la crédibilité des témoins n’a pas de conséquences dès lors que le principe du doute raisonnable demeure la considération primordiale. Un verdict de culpabilité ne doit pas être fondé sur un choix entre la preuve de l’accusé et celle du ministère public : R. c. C.L.Y., 2008 CSC 2 (CanLII), [2008] 1 R.C.S. 5, par. 6-8. Les juges de première instance n’ont cependant pas l’obligation d’expliquer par le menu le cheminement qu’ils ont suivi pour arriver au verdict : voir R. c. Boucher, 2005 CSC 72 (CanLII), [2005] 3 R.C.S. 499, par. 29.[7]

[29] La juge a longuement, et même minutieusement, scruté le témoignage de l’appelant. Elle ne l’a pas retenu et s’en est clairement expliquée. Les reproches formulés par l’appelant ne peuvent être retenus. Il n’est pas de notre rôle de refaire les procès ou de substituer notre appréciation à celle du juge :
[11] En l’espèce, la crédibilité était la question clé au procès. Les décisions d’un juge du procès relatives à la crédibilité commandent un degré élevé de déférence. La juge Charron donne les précisions suivantes dans Dinardo :

Dans un litige dont l’issue est en grande partie liée à la crédibilité, on tiendra compte de la déférence due aux conclusions sur la crédibilité tirées par le juge de première instance pour déterminer s’il a suffisamment motivé sa décision. Les lacunes dans l’analyse de la crédibilité effectuée par le juge du procès, telle qu’il l’expose dans ses motifs, ne justifieront que rarement l’intervention de la cour d’appel. Néanmoins, le défaut d’expliquer adéquatement comment il a résolu les questions de crédibilité peut constituer une erreur justifiant l’annulation de la décision (voir R. c. Braich, [2002] 1 R.C.S. 903, 2002 CSC 27 (CanLII), par. 23). Comme notre Cour l’a indiqué dans R. c. Gagnon, [2006] 1 R.C.S. 621, 2006 CSC 17 (CanLII), l’accusé est en droit de savoir « pourquoi le juge du procès écarte le doute raisonnable » . . . [par. 26][8]

[30] La juge a analysé le témoignage de la plaignante en fonction de toute la preuve[9]. Elle reconnaît que ses souvenirs de la soirée ne sont que fragmentaires[10]. Elle présente aussi la théorie de l’appelant quant au manque de crédibilité de la plaignante (sa mémoire sélective[11] et l’influence de sa mère[12]); visiblement elle ne la retient pas. L’appelant invoque principalement des incohérences relatives à des faits périphériques aux relations sexuelles, ce qui ne constitue pas, selon moi, une erreur manifeste et déterminante[13]. Cet argument doit échouer.
le verdict déraisonnable
[31] L’appelant fait valoir que le verdict est déraisonnable. Il prétend que la juge a omis de considérer plusieurs éléments de la preuve :
▪ Au paragraphe 149, la juge a omis de considérer le fait que la plaignante a cessé de boire plus de cinq heures avant la première relation sexuelle. Elle n’a aussi bu que cinq ou six verres.

▪ Au paragraphe 152, elle a éludé les témoignages de L...P… et C...L… quant à l’état de la plaignante. En effet, C...L… a vu la plaignante discuter avec d’autres membres du groupe.

▪ Au paragraphe 186, la juge aurait dû considérer le témoignage de C...L… selon lequel la plaignante pouvait suivre le déroulement d’une conversation à la fin du concert.

▪ L’admission (pièce D-7) contredit le contenu du paragraphe 156 quant aux faibles souvenirs de la plaignante quant aux événements dans son appartement.

[32] Tous ces éléments permettraient de rejeter la conclusion de la juge de première instance quant à l’état d’intoxication de la plaignante l’empêchant de consentir à une activité sexuelle. Au demeurant, la plaignante aurait été en mesure d’effectuer des actions complexes, comme ouvrir la porte de son appartement après s’y être rendue sans aide et informer le chauffeur de la limousine de son adresse. Si la juge de première instance avait considéré ces éléments, elle aurait rejeté la version de la plaignante.
[33] Il est enfin d’avis que la juge aurait aussi dû traiter d’importantes incohérences dans la preuve de l’intimée. Par exemple, l’admission (pièce P-7) mentionne que la plaignante se souvient d’un baiser sur les lèvres lorsqu’elle était sur le divan alors que, dans son témoignage, elle n’en fait pas mention et ne peut expliquer cette note du policier. Son témoignage quant à son état lorsqu’elle parle aux policiers ne correspond pas avec leurs notes. Elle affirme ne pas se souvenir des événements, mais elle se remémore des détails précis comme son pyjama et ses allées et venues à la salle de bain. Son comportement sur le lieu de son travail, le lendemain des événements, est incohérent avec les allégations d’agression sexuelle, mais conforme à sa tentative d’éviter les appels de sa mère.
[34] Le sous-alinéa 686(1)a)i) C.cr. permet à la Cour d’appel d’écarter un verdict de culpabilité s’il est déraisonnable ou qu’il ne peut s’appuyer sur la preuve.
[35] La norme de contrôle applicable à ce moyen d’appel a été établie par la Cour suprême dans les arrêts R. c. Yebes[14] et R. c. Biniaris[15]. La Cour « doit réexaminer l’effet de la preuve et aussi, dans une certaine mesure, la réévaluer » afin de déterminer si le verdict est déraisonnable à la lumière de cette preuve[16].
[36] Dans l’arrêt Richard c. R., la Cour explique la notion de verdict déraisonnable au regard des plus récents arrêts de la Cour suprême :
[25] Il y a lieu de retenir des arrêts plus récents de la Cour suprême dans R. c. Sinclair, R. c. R. (P.) et R. c. W. (H.), les enseignements suivants :

1. Le tribunal d’appel doit d’abord déterminer si le verdict est un de ceux qu’un jury ayant reçu les directives appropriées et agissant de manière judiciaire aurait rendus au vu de l’ensemble de la preuve;

2. Le verdict est déraisonnable si le juge des faits a tiré une inférence essentielle au verdict qui est clairement contredite par la preuve invoquée à l’appui de l’inférence;

3. Le verdict est déraisonnable si le raisonnement qui le soutient est à ce point irrationnel ou incompatible avec la preuve qu’il a pour effet de vicier le verdict;

4. Il faut faire preuve d’une grande déférence dans l’appréciation de la crédibilité faite en première instance lorsqu’il s’agit de déterminer si le verdict est déraisonnable;

5. La cour d’appel qui se prononce sur un verdict de culpabilité doit dûment prendre en compte la position privilégiée des juges des faits qui ont assisté au procès et entendu les témoignages et ne doit pas conclure au verdict déraisonnable pour le seul motif qu’elle entretient un doute raisonnable après l’examen du dossier. Il doit plutôt examiner et analyser la preuve et se demander, à la lumière de son expérience, si l’appréciation judiciaire des faits exclut la déclaration de culpabilité.[17]

[références omises]

[37] La démarche analytique utilisée par la juge est sans reproche. Qu’il suffise de rappeler certains passages de sa décision pour s’en convaincre :
[180] Considérant la preuve présentée, il ne fait aucun doute dans mon esprit que la plaignante était en état d'ébriété durant la soirée et une partie de la nuit. Tous les témoignages concordent là-dessus, sauf pour l'accusé qui, lui, n'a pas perçu les symptômes de la même manière.

[…]

[188] La plaignante était, en conséquence, dans l'incapacité de consentir. La preuve dans son ensemble ne soulève aucun doute raisonnable quant à cela.

[189] Cette situation équivaut à une absence de consentement au sens de l'article 273.1 (2) b) C.Cr.

[190] Par conséquent, tous les éléments de l'actus reus du crime d'agression sexuelle, à savoir (i) les attouchements, (ii) la nature sexuelle des contacts et (iii) l'absence de consentement ont été établis, et ce, hors de tout doute raisonnable.

[…]

[211] Si l'accusé a cru que la plaignante avait la capacité de consentir et qu'elle a réellement consenti, c'est en raison de son ignorance volontaire ou de son insouciance, ou encore parce qu'il n'a pas pris les mesures raisonnables nécessaires dans les circonstances. En conséquence, il est dans l'impossibilité d'invoquer la croyance sincère mais erronée à son consentement.

[212] En conclusion, relativement aux deux premières relations sexuelles, l'accusé avait la mens rea requise.

[38] Quant à la dernière relation sexuelle, elle s’exprime ainsi :
[219] Nous sommes face à deux versions contradictoires. L'accusé prétend qu'elle consentait. La plaignante dit le contraire.

[…]

[228] La plaignante dit qu'elle a offert de la résistance, en se serrant les jambes, en essayant de sortir du lit, en le repoussant avec ses pieds. Elle dit avoir démontré son refus.

[229] Comme le rappelle la Cour suprême dans J.A., la seule question qui se pose à l'égard de l'actus reus est de savoir si la plaignante était subjectivement consentante dans son for intérieur.

[230] Il s'agit d'une question de crédibilité dès que la plaignante affirme ne pas avoir consenti. Dans son appréciation, le juge doit prendre en considération l'ensemble de la preuve.

[231] J'estime que preuve a été faite, et ce, hors de tout doute raisonnable, de l'absence de consentement de la plaignante. Son comportement est compatible avec sa prétention selon laquelle elle n'a pas consenti. Tous les éléments de l'actus reus sont donc prouvés.

[…]

[245] Le témoignage de l'accusé n'a pas été cru ni soulevé de doute raisonnable lorsqu'il a mentionné que la plaignante n'avait pas trop bu et qu'elle était même une des plus sobres de la soirée. Son témoignage quant à sa croyance au consentement, le matin, n'est pas plus vraisemblable.

[246] L'accusé n'a jamais vérifié si la plaignante était en état de consentir la veille. Il ne l'a pas fait non plus le lendemain matin.

[247] En conséquence, la mens rea de l'agression sexuelle qui a eu lieu le matin a été prouvée hors de tout doute raisonnable.

[référence omise]

[39] Il est vrai que l’omission de tenir compte d’éléments de preuve significatifs et favorables à l’accusé peut, dans certaines circonstances, constituer une erreur de droit affectant la raisonnabilité du verdict et justifier l’intervention de la Cour[18].
[40] L’appelant fait particulièrement valoir que la juge a commis une erreur en concluant que la plaignante était dans un état d’intoxication sévère en dépit de la version de l’appelant, ainsi que des deux autres témoins. Il rappelle que la preuve établit clairement que la plaignante a pris tout au plus cinq ou six consommations entre 18 h et 19 h 30. Le délai écoulé entre la dernière consommation et le moment des deux premières relations sexuelles (plus de six heures) fait en sorte, selon lui, qu’elle pouvait être malade, certes, mais qu’elle n’était pas intoxiquée sévèrement par l’alcool.
[41] Cela a pour effet, à ses yeux, de semer le doute sur l’incapacité de la plaignante à percevoir ce qui pouvait se passer, tout en confirmant la version de l’appelant selon laquelle elle savait qu’elle se trouvait avec lui, qu’elle a eu des discussions, alors qu’ils se trouvaient tous les deux sur le sofa, dans le salon, qu’elle a volontairement participé aux activités sexuelles, et qu’en somme elle y a librement consenti.
[42] Cela étant, l’appelant ajoute que sa version était de nature à semer un doute raisonnable à l’égard de l’absence de consentement de la plaignante à l’occasion de chacune des trois relations qui ont eu cours ce matin-là, ce qui justifiait, clairement, un acquittement.
[43] La juge a retenu que l’état de la plaignante faisait en sorte que l’appelant devait prendre des mesures particulières pour vérifier si, en réalité, elle était vraiment consentante.
[44] Que son état soit le résultat d’une intoxication par l’alcool ou qu’il résulte simplement d’un malaise digestif, la situation est incontournable : la plaignante était malade.
[45] La juge n’a pas commis d’erreur déterminante en concluant que l’appelant ne s’est pas soucié de la capacité de la plaignante à consentir librement. D’autant, qu’il était du ressort exclusif de la première juge d’apprécier le comportement de la plaignante ainsi que celui de l’appelant, notamment en ce qui concerne la troisième relation sexuelle.
[46] La juge a conclu que la plaignante y a manifesté son refus et que l’appelant ne l’a pas considéré. Cette conclusion de fait ne saurait, ici, être remise en question, puisqu’il n’est pas de notre rôle de refaire les procès pour substituer nos propres conclusions à celles du premier juge.
[47] Je suis d’avis que la juge a adéquatement tenu compte de la preuve qui lui a été soumise dans son ensemble et que ses motifs exposent bien qu’elle a saisi tous les aspects importants de l’affaire. En ce sens, son verdict s’appuie sur la preuve et peut être considéré comme un verdict raisonnable, puisqu’il est l’un de ceux qu’un jury, ayant reçu des directives appropriées et agissant judiciairement, aurait pu raisonnablement rendre[19].
[48] Pour tous ces motifs, je propose de rejeter l’appel.



JACQUES J. LEVESQUE, J.C.A.