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Ste-Julie (Ville de) c. 9040-5647 Québec inc.

no. de référence : 505-17-005090-107


Ste-Julie (Ville de) c. 9040-5647 Québec inc.
2016 QCCA 737
COUR D’APPEL

CANADA
PROVINCE DE QUÉBEC
GREFFE DE

MONTRÉAL
N° :
500-09-024704-140
(505-17-005090-107)

DATE :
29 avril 2016


CORAM :
LES HONORABLES
FRANÇOIS PELLETIER, J.C.A.
PAUL VÉZINA, J.C.A.
DOMINIQUE BÉLANGER, J.C.A.


VILLE DE SAINTE-JULIE
APPELANTE – demanderesse / défenderesse reconventionnelle
c.

9090-5647 QUÉBEC INC.
INTIMÉE – défenderesse / demanderesse reconventionnelle


ARRÊT


[1] L’appelante se pourvoit contre un jugement rendu le 7 août 2014 par la Cour supérieure, district de Longueuil (l’honorable Francine Nantel), qui reconnaît à l’intimée un droit acquis aux usages commerciaux de :

• vente en gros de métaux et minéraux (sauf les produits de pétrole et les rebuts);

• récupération et démontage d'automobiles;

• vente au détail de matériaux de récupération;

et ordonne à la Ville de Sainte-Julie de lui délivrer un permis d’occupation en conséquence.

[2] Pour les motifs du juge Vézina, auxquels souscrivent les juges Pelletier et Bélanger, LA COUR :

[3] ACCUEILLE l’appel avec les frais de justice;

[4] INFIRME le jugement attaqué et rend le jugement suivant :

ORDONNE à 9090-5647 Québec inc., à ses dirigeants, mandataires et ayants droit, de cesser définitivement et de ne point reprendre les activités et usages suivants sur la propriété décrite à l'acte de vente du 16 mai 2000, publié le 19 mai 2000 sous le numéro 316 436 au bureau de la publicité des droits de la circonscription foncière de Verchères, soit :

a. Toute activité, tout commerce et toute industrie de recyclage, de récupération, de démantèlement de ferraille, de rebuts et de matières résiduelles de toutes sortes, de véhicules usagés, d'automobiles et de pièces d'automobiles;

b. Tout entreposage extérieur de ferraille, de rebuts et de matières résiduelles de toutes sortes, de véhicules usagés, de carcasses et de pièces d'automobiles;

c. Tout entreposage extérieur de boîtes de camions, de remorques, de conteneurs à déchets;

ORDONNE en outre à cette société d’enlever des lieux tous les biens qui y sont entreposés, soit les carcasses de vieilles automobiles et de vieux camions, les boîtes de camions, les remorques, les conteneurs à déchets, toute la ferraille et les rebuts de toute sorte (à l’exception de la machinerie et de l’équipement), et ce, dans les six mois du présent arrêt;

À défaut, AUTORISE la Ville de Sainte-Julie à procéder à l’enlèvement de tous ces biens, aux frais de l’Intimée;

REJETTE la demande reconventionnelle;

Le tout avec dépens.





FRANÇOIS PELLETIER, J.C.A.





PAUL VÉZINA, J.C.A.





DOMINIQUE BÉLANGER, J.C.A.

Me Armand Poupart Jr.
Poupart & Poupart avocats
Pour l’appelante

Me Nathalie Belley
Nathalie Belley, avocate s.a.
Pour l’intimée

Date d’audience :
28 janvier 2016



MOTIFS DU JUGE VÉZINA


[5] L’Intimée exploite une entreprise de récupération de ferraille, sous l’appellation de « Récupération Charland », du nom de son seul actionnaire. Son établissement est situé dans le secteur Touraine de la Ville appelante. Monsieur Charland a acquis l’immeuble en l’an 2000, de la famille Lussier qui y avait déjà exploité, à la fin des années 50, une entreprise du même type – familièrement désignée à l’époque comme une cour à scrap.

[6] Depuis 1976, la Ville interdit pareil usage dans ce secteur. Elle demande donc que l’Intimée cesse son exploitation et débarrasse (sic) les lieux de tous les rebuts accumulés sur place.

[7] Mais cette dernière invoque un droit acquis à cet usage dérogatoire « rattaché à l’historique des usages de l’immeuble ». Ce à quoi la Ville répond que la famille Lussier a abandonné la récupération de ferraille avant 1994, et que, dès lors, son droit acquis à la dérogation s’est éteint. De sorte que l’Intimée, qui acquiert l’immeuble en l’an 2000, ne peut prétendre avoir droit d’y reprendre cet usage non conforme au zonage.

[8] La Juge de première instance tranche et retient que l’usage de la fin des années 50 s’est perpétué jusqu’à ce jour et que le droit acquis subsiste encore. Elle écrit :

[79] De tout temps, le site fut exploité en tant que cour de rebut métallique, communément appelée une « cour à scrap ».

[9] Elle donne donc raison à l’Intimée et rejette en quasi-totalité la demande de la Ville, qui en appelle.

[10] À mon avis, le pourvoi de la Ville est bien fondé, soit dit avec égards pour l’opinion contraire.

[11] L’année 1994 est cruciale, car la Ville adopte alors un règlement dit « d’amnistie » pour modifier le zonage du secteur Touraine et, à cette occasion, elle vérifie et répertorie les usages existants, avec le concours des exploitants du secteur dont la société de la famille Lussier, Les Aciers Arsène Lussier inc. (Aciers Lussier).

[12] Il est vrai que l’exploitation actuelle de l’Intimée s’apparente à celle de la fin des années 50. En la comparant à celle d’Aciers Lussier de 1994, on pourra déterminer si l’usage de cour à scrap était toujours exercé à cette époque et si l’Intimée l’a simplement continué en l’an 2000.

[13] Il est vrai aussi qu’Aciers Lussier bénéficie, après 1976, d’un droit acquis à continuer l’exploitation antérieure. Toutefois, les circonstances de l’adoption du règlement d’amnistie et la participation active d’Aciers Lussier au processus constituent de sa part une reconnaissance non équivoque, quoique implicite, de l’abandon du droit acquis de 1976.

[14] En outre, l’abandon est confirmé par le fait qu’avec les années, Aciers Lussier a cessé la récupération de ferraille pour passer à une nouvelle exploitation bien en place en 1994.

[15] Voyons donc :

1- L’exploitation actuelle;

2- La reconnaissance d’abandon;

3- La nouvelle exploitation, en 1994.

1- L’exploitation actuelle
[16] Le jugement attaqué nous donne la description de l’exploitation actuelle par la Juge, puis par l’Intimée et par la Ville. Il y a peu de différence.

[17] La Juge décrit l’immeuble : un emplacement du secteur de Touraine, d’une superficie de plus de 12 000 mètres carrés, avec une bâtisse commerciale et deux hangars.

[18] Puis, elle dépeint « l’état des lieux » et l’exploitation de Récupération Charland :

[42] Les photos déposées en preuve valent mille mots. Le Tribunal, à la demande… de la défenderesse, a visité les lieux et a constaté l'ampleur du lot et la multitude d'objets qui s'y trouvent.

[…]

[44] La preuve établit que les activités de la défenderesse s'étendent au commerce et industrie de démontage, de récupération et de recyclage d'automobiles, de pièces d'automobiles et de ferraille de toute sorte; [à] l’entreposage de boîtes de camions usagées, servant aussi de bâtiments ou d'abris, et sans fonction de transport; [et à] l’entreposage extérieur de ferraille, de rebuts métalliques de toute sorte, de carcasse et de vieilles automobiles, de pneus; […]

[…]

[48] …la dominance [des activités de l’Intimée] consiste à revendre à profit le métal de toutes sortes.

[49] [En somme], tous les objets métalliques; ferraille, rebuts de métal, véhicules usagés, pièces d'automobiles, matières résiduelles, boîtes de camions, etc. seront vendus si réutilisables ou fondus.

[…]

[75] Dans les faits, monsieur Charland récupère tout article contenant du métal…

[19] La description de l’Intimée est donnée par monsieur Charland. Son activité principale consiste en la cueillette à domicile et l’achat de métal, incluant des carcasses ou des pièces d’automobiles; la revente des pièces utilisables sinon la vente de métal en poids à une fonderie; l’achat de « tout objet qui peut être soit vendu soit "pressé" pour le métal »; l’utilisation de conteneurs et de boîtes de camion comme entrepôts. Il précise que les carcasses d’automobiles occupent plus ou moins 60 % de la surface du terrain. Une activité marginale : la cueillette d’objets hétéroclites, dont des barils bleus en plastique pour les vendre ou les exporter en Haïti ou en Afrique.

[20] La description de la Ville est donnée par son « inspecteur à la réglementation » qui, après une visite des lieux en février 2000, écrit à l’Intimée. La Juge cite sa lettre :

[33] La lettre relève les usages non conformes : [l’exploitation] d'une entreprise oeuvrant dans le domaine de l'achat, du tri, du bottelage[[1]] et de la vente de ferraille et de métaux recyclables [et l]’entreposage de matériaux de récupération.

[21] Dans son mémoire, la Ville précise, en se référant à la preuve :

L’intimée exploite sur l’immeuble une immense cour de récupération de métal provenant principalement de carcasses d’automobiles. Chaque mois, une « presse » se déplace sur les lieux et écrase les carcasses alors vendues au poids. L’intimée évalue à 25 véhicules par mois qui sont ainsi écrasés, soit près de 300 par année. Elle récupère aussi le métal sous toutes ses formes : vieux ordinateurs, chaises, barils, etc. qu’elle fait aussi écraser ou qu’elle revend. […]

[22] Certes, toute l’exploitation constitue un usage non conforme au zonage. Mais, selon la Juge, seule l’activité marginale est illégale puisqu’elle est non protégée par un droit acquis. Aussi trouve-t-on dans le dispositif du jugement :

[97] ORDONNE à 9090-5647 Québec inc. de cesser toutes activités reliées à l'entreposage de biens destinés à l'exportation;

[98] ORDONNE à 9090-5647 Québec inc. de débarrasser des lieux tous les biens entreposés destinés à l'exportation dans les trente (30) jours du présent jugement;

[23] Ces conclusions, non remises en question par l’Intimée, seront confirmées en les intégrant aux conclusions de l’arrêt à venir.

[24] Quant à l’activité principale de récupération de ferraille, la Juge s’interroge si elle est légale par dérogation résultant du droit acquis de 1976. Avec raison, elle retient que l’Intimée « a le fardeau d’établir les droits acquis ».

[25] Ce qui nous amène aux circonstances de l’adoption du règlement d’amnistie, en 1994.

2- La reconnaissance d’abandon
[26] Les dérogations de zonage résultant de droits acquis sont délicates à gérer pour les autorités municipales et souvent une source de tension entre voisins. C’était le cas dans le secteur Touraine en 1994 alors que la Ville s’est attaquée au problème.

[27] Le maire écrit à tous les exploitants du secteur, et donc à Aciers Lussier dont l’actionnaire est Jean Lussier. Sa lettre précise l’objectif de régulariser les droits acquis :

… la Ville …travaille depuis un certain temps à la recherche de solutions visant à régulariser le milieu bâti et l’exercice de certains usages dans le secteur Touraine.

Il explique la solution retenue :

[…] la Ville… a entrepris de modifier son règlement de zonage afin de légaliser… certains droits acquis à la plupart des usages qui sont exercés actuellement dans le secteur de Touraine…

…afin de conférer des droits en bonne et due forme à certains usages actuellement exercés dans le secteur de Touraine,…

Laquelle est toutefois conditionnelle à une déclaration écrite des propriétaires :

…les propriétaires des terrains et bâtiments visés par la présente sont tenus d’enregistrer par écrit les usages qu’ils exercent actuellement en remplissant le formulaire ci-joint…

Le maire souligne l’exigence d’une déclaration des usages existants sur le formulaire prescrit :

Nous tenons à souligner que seuls les usages commerciaux dûment enregistrés (formulaire rempli et retourné au Service du greffe avant le 6 juin 1994)… pourront dorénavant être exercés dans ce secteur…

Et il insiste auprès des exploitants d’entreprises :

Nous vous rappelons une fois de plus qu’il est donc excessivement important que les exploitants d’activités commerciales enregistrent ces usages, en retournant le formulaire ci-joint dûment complété…

[28] On comprend que la Ville cherche une solution aux difficultés inhérentes aux dérogations fondées sur des droits acquis, réels ou prétendus. En régularisant les usages, on élimine les débats sur ces droits, leur existence, leur étendue, etc. La Ville et les exploitants repartent à neuf, peu importe la force ou la faiblesse des prétentions de ces derniers, d’où la qualification d’amnistie accolée au règlement.

[29] On comprend que Aciers Lussier a tout avantage, comme les autres exploitants du secteur, à déclarer avec exactitude les usages (un ou plusieurs) réellement existants sur son immeuble afin de voir ses droits acquis, par nature précaires, transformés en droits fermes, dûment reconnus.

[30] De fait, les exploitants du secteur comprennent la procédure et s’en prévalent, de sorte que, par la suite, le règlement comprendra des usages disparates dont le regroupement ne s’explique que par la volonté de la Ville de travailler à partir de la situation telle qu’elle se présentait. On y trouve une quinzaine d’ « usages spécifiques » dont l’élevage d’animaux à fourrure; le commerce de gros de métaux et produits en métal; le commerce de bois de chauffage; les ateliers de réparation de meubles; le service de toilettage d’animaux.

[31] C’est ainsi que Jean Lussier, pour Aciers Lussier, complète le formulaire officiel où il déclare comme seul usage de son immeuble la vente d’acier neuf et usagé :

Nom(s) du (des) propriétaire(s) de l’immeuble (terrain et bâtiments) pré-identifié ci-haut :

1- Les Aciers Arsène Lussier inc.

2- Jean Lussier président

[…]

[Question] 6- Identifiez à quel(s) type(s) d’usage(s) s’apparente(nt) le plus votre (vos) activité(s) commerciale(s)?

(Cochez toutes les cases nécessaires de manière à refléter le plus fidèlement possible votre situation).

CODE USAGE

[…] […]

Autre(s) usage(s) non indiqué(s) précédemment, spécifiez :

Ventes d’Aciers neuf ou usagé

[…]

Je Jean Lussier

94 /5 /26
Année mois jour

soussigné(e), déclare que les renseignements ci-haut fournis sont à connaissance exacts

[Signature] Jean Lussier

Propriétaire de l’immeuble ou son représentant

[32] Une fois les formulaires complétés, l’inspecteur de la Ville se rend sur place et monte un dossier, avec plans et photos, pour s’assurer que les usages déclarés correspondent bien aux usages actuels.

[33] Enfin, le règlement d’amnistie est adopté et les permis délivrés aux exploitants.

[34] L’objectif de la Ville est atteint. Le règlement élimine les prétentions à des dérogations par droits acquis, sources de coûteux procès (comme celui du présent dossier). Après l’adoption du règlement, une présentation publique en est faite où deux points sont précisés. D’abord, l’on trouve, parmi les usages commerciaux autorisés, celui de « la vente de pièces de véhicules, mais "sans démantèlement sur place" ». Puis, seules trois dérogations par droits acquis demeurent :

Quelques activités exercées dans ce secteur ne sont pas autorisées mais pourront être maintenues puisqu’elles bénéficieront de droits acquis reconnus. Il s’agit de la fabrication de boulons d’ancrage; d’une école de danse; et de la vente de vêtements.

[35] La Juge, au sujet de la portée de ce règlement, exprime un avis que, soit dit avec égards, je ne partage pas. Elle écrit :

[72] Bien que monsieur Lussier ait inscrit au formulaire l'usage de : Ventes d'acier neuf ou usagé » la preuve testimoniale confirme que ses activités étaient beaucoup plus variées, tout comme celles de monsieur Charland, et elles furent validées par la Ville en 1994.

[36] Nous reviendrons au point suivant sur « la preuve testimoniale d’activités plus variées ». Pour l’instant, supposons que ce soit le cas.

[37] Selon la Juge, le règlement d’amnistie aurait « validé » ces autres activités. C’est occulter un aspect essentiel du processus suivi qui ne visait que les usages 1) déclarés formellement sur le formulaire prescrit, 2) vérifiés par l’inspecteur de la Ville et 3) inscrits comme « usages spécifiques » au règlement. Force est de constater qu’il n’y a pas eu d’amnistie générale pour tout usage et que nul usage non déclaré n’a été validé.

[38] Revenons au formulaire. La déclaration d’Aciers Lussier d’un seul usage, la vente d’acier neuf ou usagé, dénie l’existence de tout autre usage, dont celui de la récupération de ferraille.

[39] Cette déclaration constitue une reconnaissance non équivoque, quoique implicite, que la récupération de ferraille, exploitée dans les années antérieures, avait cessé de l’être et n’était plus envisagée pour l’avenir.

[40] Une telle cessation, sans intention de reprise, constitue un abandon de droit acquis. Les auteurs Giroux et Chouinard exposent [2] :

…l'abandon d'un usage non conforme ou la renonciation à un droit acquis peut se faire expressément ou tacitement. L'abandon ou la renonciation tacite peut se faire de multiples façons, entre autres par l'abandon de l'usage lui-même, sans justification quelconque qui puisse laisser présumer qu'il n'y a pas eu intention de renoncer à l'usage ou aux droits acquis.

[41] Cette reconnaissance par Aciers Lussier de l’abandon du droit acquis de 1976 lie l’Intimée, car pour que cette dernière puisse prétendre que ce droit était toujours attaché à l’immeuble acheté en l’an 2000, encore faut-il que le vendeur ne l’ait pas laissé s’éteindre auparavant.

[42] L’abandon d’usage reconnu par la déclaration d’Aciers Lussier est confirmé par la preuve testimoniale et documentaire.

3- La nouvelle exploitation, en 1994
[43] La preuve comprend le dossier de la Ville et les dépositions de son inspecteur ainsi que celles des frères François et Michel Lussier. La version de Jean, le troisième frère, provient d’un jugement de la Cour municipale devant qui il avait témoigné au sujet des droits acquis de 1976.

[44] L’inspecteur vérifie les usages existants en 1994 en préparation du règlement d’amnistie. Il dresse un dossier avec photos et plans.

[45] Le dossier Lussier valide la déclaration du formulaire d’Aciers Lussier que l’usage de l’immeuble est l’exploitation d’une entreprise de vente d’acier neuf et usagé, sans plus.

[46] Les photos nous font voir des supports métalliques de gros gabarit, où sont entreposés en bon ordre divers produits en acier, dont de grandes plaques, des tuyaux carrés, des poutres en I et en H, etc., « vraiment seulement que du profilé d’acier » selon l’expression de l’inspecteur. Le plan indique la disposition des supports sur le terrain et précise les angles de prise des photos qui couvrent toute la superficie. On n’y voit ni rebut ni carcasse d’automobiles. C’est le jour et la nuit par rapport aux photos de l’exploitation actuelle de Récupération Charland.

[47] Les dépositions des frères Lussier vont dans le même sens, en faisant toutefois état de l’achat de quelques carcasses d’automobiles entre 1975 et 1983.

[48] La Juge cite des extraits de la déposition de Jean Lussier donnée en 2002 (il est décédé en 2008). Selon lui, l’activité de l’entreprise était le commerce d’acier :

…l'entreprise achetait dans des encans, ou de syndics de faillite, ou lors de démolitions, les aciers disponibles qui, après avoir été transportés sur le terrain de l'entreprise, puis découpés ou autrement remis en état de servir, étaient enfin revendus soit au gros, soit au détail. Quant à l'acier qui ne pouvait pas être vendu, il était considéré comme du rebut et vendu aux fonderies.

…l'acier que recherchait l'entreprise aux fins de revente était parfois acquis et livré avec de l'acier qui n'avait pas réellement d'intérêt pour elle, par opposition à cet acier usagé qui pouvait être revendu suite au démantèlement de structures, ou au découpage des pièces. C'était le compromis à accepter pour mettre la main sur le « bon » acier usagé.

Il précise que la récupération de ferraille était chose du passé :

…l'entreprise avait déjà fait carrément le commerce de « scrap d'acier », mais cette dimension des activités avait été négligée avec les années au profit des activités relatives au « bon acier ». Il est corroboré par son frère, Pierre Lussier, qui a aussi témoigné du commerce de ferraille ou de « scrap » que son père avait exercé à l'époque.

…à l'occasion et en fait une cinquantaine de fois durant les derniers 20 ans, que l'entreprise fasse l'acquisition de vieux véhicules. Les pièces qui pouvaient être vendues étaient enlevées et les carrosseries ensuite écrasées avec le « loader » et vendues. Il est également arrivé, une fois, que l'entreprise achète dans un encan une pelle mécanique (ou peut-être était-ce une grue), la démantèle, vende quelques-uns de ses cylindres et l'envoie ensuite aux rebuts.

[49] En outre, le juge de la Cour municipale qui l’a entendu en 2002 « retire de son témoignage une impression que la cannibalisation de véhicules, il y a une trentaine d'années, était une activité relativement peu significative sur la propriété. »

[50] François Lussier a continué l’exploitation avec son frère Jean jusqu’en 1982, comme avant : « j’ai continué pas mal pareil », dit-il.

[51] Il précise l’achat occasionnel de carcasses d’automobiles. La Juge note :

[37] Les témoignages se résument ainsi :

[…]

…son frère et lui ont continué d'acheter dans les encans des lots qui contenaient parfois des vieilles autos, il les gardait. « Bien, ça aidait beaucoup pour les droits acquis d'une Ville ».

[Après 1983] … il y avait ces vieilles autos-là qu'il n'a pas voulu s'en débarrasser complètement parce que lui il disait toujours ça, que les autos, ça a commencé « icitte » avec des autos puis ça va toujours être avec des … il va toujours y avoir des autos sur le terrain. Parce que la fonction du terrain ça a commencé avec ça.»

[52] Michel Lussier a travaillé deux ans, de 1965 à 1967, avec son père. Il est retourné sur les lieux à l’occasion. Il témoigne :

[Après 1975] …la priorité a été mise sur le fer neuf et usagé réutilisable dans la construction.

Quant aux carcasses d’automobiles :

Quelques années avant 2000, il se souvient d’avoir eu deux ou trois autos sur le terrain mais pas une plus grande quantité.

Et en voyant les photos de l’exploitation de Récupération Charland, il déclare :

C’est très différent de ce que mes frères faisaient.

[53] La Juge écarte la preuve que constitue le dossier d’inspection de 1994. Elle écrit :

[71] À la lumière de tous les témoignages, le Tribunal ne peut que conclure que les activités de monsieur Charland ne sont pas si éloignées de celles de la famille Lussier, et ce, malgré les photographies soumises en preuve. Une image illustre un instant précis alors qu'à un autre moment l'image peut décrire tout autre chose.

[54] À mon avis, soit dit avec égards, il y a là une erreur manifeste sans laquelle le jugement aurait été différent.

[55] Certes, une photo ne donne qu’une vision instantanée qui peut parfois être trompeuse par rapport à la réalité en cours lorsqu’elle est prise. Mais on ne saurait ainsi qualifier le dossier administratif de l’inspecteur qui comporte de nombreuses photos et un plan des lieux dressé dans le but exprès de vérifier et de confirmer l’usage des lieux.

[56] La question n’était pas de déterminer s’il y avait quelques carcasses d’automobiles, mais si Aciers Lussier faisait toujours usage de son immeuble pour l’exploitation d’une entreprise de récupération de ferraille.

[57] La récupération, selon les frères Lussier, constituait au mieux une activité minime et marginale qui ne saurait être qualifiée d’exploitation ou d’activité commerciale de récupération.

[58] L’activité requise pour conserver un droit acquis doit être d’une ampleur suffisante, comme le juge Gendreau l’écrivait pour la Cour[3] :

Pour ma part, j’estime qu’il ne peut pas y avoir interruption de l’usage si le bénéficiaire des droits acquis pose des gestes et des actes dont la nature et l’ampleur sont suffisamment importantes par rapport au projet ou à l’activité pour conclure que ces droits sont en réalité exercés même si, pour un temps, ils ne le sont pas dans leur forme définitive.

[59] L’intention seule ne suffit pas. Envisager de reprendre éventuellement la récupération est insuffisant pour conserver un droit acquis, il faut exercer réellement l’usage. Les auteurs Giroux et Chouinard[4] écrivent à ce sujet :

Les droits acquis ne survivent pas par la seule intention. L'exercice de ces droits doit se prouver par un genre et une intensité d'activités qui ne doivent pas être futiles ou factices.

[60] Si Jean Lussier croyait conserver un droit acquis par la seule présence de quelques carcasses d’automobiles, il faisait une erreur de droit.

[61] D’ailleurs, il est prudent. Dans l’acte de vente, il prend soin d’obliger l’acheteur à « vérifier lui-même auprès des autorités compétentes que la destination qu’il entend donner à l’immeuble est conforme aux Lois et règlements en vigueur », ce que celui-ci déclare avoir fait – sans toutefois mentionner à la Ville l’usage de récupération de ferraille.

[62] Il exige aussi de l’acheteur l’engagement de ne pas le concurrencer par « une activité commerciale… consistant dans le commerce d’acier neuf ou usagé ou réutilisable, l’acheteur pouvant cependant continuer à vendre des métaux pour récupération… »

[63] Il déclare un droit acquis par rapport à la Loi sur la protection du territoire agricole du Québec, mais aucun autre.

[64] Force est de conclure que Aciers Lussier avait abandonné l’usage de la récupération de ferraille avant l’année 1994, pour un usage autre, celui de la Vente d’acier neuf et usagé.

[65] L’intimée ne peut prétendre à un droit acquis à cet usage lié à l’immeuble lorsqu’il l’acquiert en l’an 2000.

Les conclusions recherchées par la Ville
[66] La Ville recherche les conclusions suivantes :

[1] S'autorisant de l'article 227 de la Loi sur l'aménagement et l'urbanisme (« LAU »), la Ville de Sainte-Julie (« Ville ») recherche les conclusions principales suivantes :

D'ORDONNER à la défenderesse, ses dirigeants, mandataires et ayants droit, de cesser définitivement et de ne point reprendre les activités et usages suivants sur la propriété décrite à l'acte de vente du 16 mai 2000, publié le 19 mai 2000 sous le numéro 316 436 au bureau de la publicité des droits de la circonscription foncière de Verchères, soit :

a. Toute activité, tout commerce et toute industrie de recyclage, de récupération, de démantèlement de ferraille, de rebuts et de matières résiduelles de toutes sortes, de véhicules usagés, d'automobiles et de pièces d'automobiles;

b. Tout entreposage extérieur de ferraille, de rebuts et de matières résiduelles de toutes sortes, de véhicules usagés, de carcasses et de pièces d'automobiles;

c. Tout entreposage extérieur de boîtes de camions, de remorques, de conteneurs à déchets;

d. Toute utilisation de toute machinerie servant à l'une ou l'autre de ces activités et usages, sauf pour débarrasser et nettoyer les lieux de tous ces biens au terme de l'ordonnance ici recherchée;

e. Toute la machinerie, l'équipement et l'entreposage de la machinerie servant à ces activités;

D'ORDONNER à la défenderesse de débarrasser les lieux de tous les biens qui y sont entreposés en dérogation à la réglementation municipale, soit les carcasses et vieilles automobiles et vieux camions, les boîtes de camions, les remorques, les conteneurs à déchets, toute la ferraille et les rebuts de toute sorte, tous les biens reliés aux activités commerciales et industrielles de recyclage, de récupération et de métal, et de pièces d'automobiles, y compris la machinerie et ce DANS LES TRENTE JOURS DU JUGEMENT À INTERVENIR, sous toutes peines que de droit. À défaut par la défenderesse de se conformer dans les délais impartis au jugement, la Ville requiert l'autorisation de procéder aux travaux d'enlèvement et de nettoyage aux frais de la défenderesse.

[67] Ce texte est bien répétitif, mais comme la situation traîne depuis longtemps, la Ville insiste afin de prévenir tout nouveau débat sur un point de détail. Les conclusions seront donc reprises dans l’arrêt, sous les réserves suivantes.

[68] La machinerie et l’équipement sur place, dont une chargeuse (loader) et un tracteur ne sont pas intrinsèquement liés à l’usage illégal. Il ne sera pas ordonné à l’Intimée de les retirer, étant bien entendu qu’ils ne peuvent servir que pour un usage conforme au zonage.

[69] L’Appelante demande de débarrasser les lieux dans les 30 jours, c’est trop court.

[70] L’Intimée peut envisager de vendre les rebuts de valeur et expédier le reste à un dépotoir reconnu. Ou déménager son entreprise dans un autre endroit où son exploitation sera conforme. Ou encore adopter une autre solution légale.

[71] Quelle que soit la solution envisagée, il y a lieu de lui laisser un délai raisonnable pour la mettre en oeuvre. Maintenant que l’usage est déclaré illégal et que la ferraille va être retirée des lieux, il n’y a pas lieu de précipiter les choses et d’augmenter les coûts inutilement.

[72] Un délai de six mois paraît raisonnable.

[73] Les conclusions de la Juge qui accueillaient en partie l’action de la Ville se trouvent intégrées dans les conclusions plus générales ci-dessous.

[74] Pour ces motifs, je suis d’avis que la Cour doit :

▪ ACCUEILLIR l’appel avec les frais de justice;

▪ INFIRMER le jugement attaqué et rendre le jugement suivant :

ORDONNER à 9090-5647 Québec inc., à ses dirigeants, mandataires et ayants droit, de cesser définitivement et de ne point reprendre les activités et usages suivants sur la propriété décrite à l'acte de vente du 16 mai 2000, publié le 19 mai 2000 sous le numéro 316 436 au bureau de la publicité des droits de la circonscription foncière de Verchères, soit :

a. Toute activité, tout commerce et toute industrie de recyclage, de récupération, de démantèlement de ferraille, de rebuts et de matières résiduelles de toutes sortes, de véhicules usagés, d'automobiles et de pièces d'automobiles;

b. Tout entreposage extérieur de ferraille, de rebuts et de matières résiduelles de toutes sortes, de véhicules usagés, de carcasses et de pièces d'automobiles;

c. Tout entreposage extérieur de boîtes de camions, de remorques, de conteneurs à déchets;

ORDONNER en outre à cette société d’enlever des lieux tous les biens qui y sont entreposés, soit les carcasses de vieilles automobiles et de vieux camions, les boîtes de camions, les remorques, les conteneurs à déchets, toute la ferraille et les rebuts de toute sorte (à l’exception de la machinerie et de l’équipement), et ce, dans les six mois du présent arrêt;

À défaut, AUTORISER la Ville de Sainte-Julie à procéder à l’enlèvement de tous ces biens, aux frais de l’Intimée;

REJETER la demande reconventionnelle;

Le tout avec dépens.




PAUL VÉZINA, J.C.A.


[1] Selon Termium Plus®, le bottelage est l’opération consistant à grouper, pour en faire des colis de manutention facile, des objets difficiles à charger ou à décharger par leur forme et leurs dimensions : planches, tubes, profilés, etc. (bundling).
[2] Lorne Giroux et Isabelle Chouinard, « Les pouvoirs municipaux en matière d’urbanisme », dans Droit public et administratif, Collection de droit 2015-2016, Vol. 7, Cowansville, Éditions Yvon Blais, École du Barreau, p. 467 ; Charron c. Excavation Blainville, J.E. 78-468 (C.A.).
[3] Papachronis c. Ste-Anne-de-Bellevue, 2000 CanLII 7467 (QC CA), J.E. 2000-1490, par. 9 (C.A.).
[4] Supra, note 2.