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Lemarbre c. R.

no. de référence : 750-01-041505-130

Lemarbre c. R.
2016 QCCQ 2332
COUR DU QUÉBEC

CANADA
PROVINCE DE QUÉBEC
DISTRICT DE
SAINT-HYACINTHE
LOCALITÉ DE
SAINT-HYACINTHE
« Chambre criminelle »
N° :
750-01-041505-130


DATE :
15 AVRIL 2016
______________________________________________________________________

SOUS LA PRÉSIDENCE DE
L’HONORABLE
GILLES CHARPENTIER, J.C.Q.
______________________________________________________________________


ALAIN LEMARBRE
Requérant
c.
LA REINE
Intimée

______________________________________________________________________

JUGEMENT SUR UNE REQUÊTE EN ARRÊT DES PROCÉDURES EN
VERTU DES ARTICLES 7, 11b) ET 24 (1) DE LA
CHARTE CANADIENNE DES DROITS ET LIBERTÉS
______________________________________________________________________



INTRODUCTION

[1] Le requérant est accusé d’avoir conduit un véhicule automobile le 14 avril 2013 alors que sa capacité de conduire était affaiblie par l’effet de l’alcool ou d’une drogue et alors qu’il avait consommé une quantité d’alcool telle que son alcoolémie dépassait 80 mg d’alcool par 100 ml de sang.

[2] Le jour du procès, il présente une requête en arrêt des procédures pour délais déraisonnables en vertu des articles 7, 11b) et 24 (1) de la Charte canadienne des droits et libertés.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[3] La présente affaire soulève deux questions en litige qui se résument ainsi :

a) le délai écoulé depuis l’émission de la dénonciation enfreint-il le droit du requérant prévu à l’article 11b) d’être jugé dans un délai raisonnable?

b) le cas échéant, l’arrêt des procédures est-il le remède approprié?

LES FAITS PERTINENTS À LA REQUÊTE EN ARRÊT DES PROCÉDURES

[4] Dans un but de commodité et d’efficacité, le Tribunal va qualifier immédiatement les délais encourus.

[5] Le 14 avril 2013, le requérant est arrêté et comparaît le 17 juin 2013 sous les chefs d’accusation ci-haut décrits. Il s’agit d’infractions sommaires. Le même jour, l’intimée remet au requérant la preuve disponible et le dossier est reporté pour la forme au 21 octobre 2013. Il s’agit d’un délai inhérent de 126 jours.

[6] Le 21 octobre 2013, une remise de consentement entre les parties est faite au 24 février 2014 pour permettre au requérant de prendre connaissance de la preuve divulguée et pour permettre à l’intimée de répondre à une demande de complément de preuve. Il s’agit d’un délai inhérent de 126 jours.

[7] Le 21 février 2014, le requérant signifie à l’intimée une requête en divulgation supplémentaire.

[8] Le 24 février 2014, la requête en divulgation et le procès sont fixés au 13 mai 2015. Il s’agit d’un délai institutionnel de 443 jours.

[9] Le 30 avril 2014, le requérant demande par courriel à l’intimée de prendre position en regard de la requête en divulgation de la preuve.

[10] Le 13 mai 2015, alors que chacune des parties était prête à procéder et l’expert du requérant était présent, le procès est reporté pour encombrement du rôle et fixé au 12 août 2015. Il s’agit d’un délai institutionnel de 91 jours.

[11] Suite à un appel téléphonique de l’intimée au requérant, le dossier est devancé au 11 août 2015. À cette date, l’intimée déclare ne pas avoir de preuve à offrir sur le chef d’infraction de conduite avec plus de 80 mg d’alcool dans le sang et le requérant est par conséquent acquitté de celui-ci. Elle annonce également qu’elle n’est pas disponible pour procéder le lendemain sur le chef d’infraction de conduite avec les facultés affaiblies.

[12] Le 11 août 2015, le procès est fixé au 28 octobre 2015. Il s’agit d’un délai institutionnel de 78 jours.

[13] Le 28 octobre 2015, le procès est reporté pour encombrement du rôle alors que chacune des parties était prête à procéder. Le dossier est remis au lendemain pour fixation de la date du procès.

[14] Le 29 octobre 2015, le procès est fixé au 29 janvier 2016. Il s’agit d’un délai institutionnel de 92 jours.

[15] Le 29 janvier 2016, le Tribunal a entendu la requête en arrêt des procédures pour délais déraisonnables.

LE PRÉJUDICE

[16] Le requérant soutient que les délais encourus sont d’une telle ampleur qu’il est justifié pour le Tribunal d’en inférer un préjudice tel qu’exposé dans l’arrêt Godin, [2009] CSC 26.

[17] Au surplus, il témoigne des ennuis en découlant sous la forme d’un affidavit.

[18] Le requérant occupe deux emplois, soit à titre d’homme de service au garage à la Ville de Montréal ainsi que camionneur occasionnel pour une entreprise de transport. Dans le cadre de ces emplois, un permis de conduire est indispensable et une condamnation signifierait la perte immédiate de ceux-ci.

[19] Depuis son arrestation, il vit un stress et une angoisse continuelle à cause des accusations criminelles pesant contre lui et la conséquence de la perte de son permis de conduire s’il est déclaré coupable.

[20] Le stress occasionné par les multiples dates de procès lui a causé de l’insomnie et de l’incertitude en regard de choix incertains pour la continuité de sa vie (voyage, retraite, changement de véhicule). Ces inquiétudes s’appuient sur la conséquence de la perte de son permis de conduire qui lui occasionnerait des difficultés financières et l’empêcherait de pouvoir se payer ces projets.

[21] Il a de plus subi des pertes salariales occasionnées par les remises alors qu’il était présent pour l’audition de son procès qui n’a pas eu lieu.

[22] Il a également assumé les frais de l’expert qui était présent ainsi que les honoraires professionnels de son avocate qui ont ainsi considérablement augmenté.

[23] Bien qu’il était présent lors de l’audition de cette requête, le requérant n’a pas été contre-interrogé par l’intimée sur son affidavit.

LES PRÉTENTIONS DES PARTIES

[24] Le requérant prétend qu’un délai total de 33 mois et demi s’est écoulé depuis l’arrestation en avril 2013 jusqu’au 29 janvier 2016 et 23 mois et 5 jours depuis la première fixation de la date du procès. Ces délais dépassent de beaucoup les lignes directrices énoncées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Morin.

[25] En conséquence de cette violation, l’arrêt des procédures est le seul remède possible.

[26] L’intimée plaide que les lignes directrices de la Cour suprême sont une orientation et non un cadre et il ne s’agit pas d’un calcul purement mathématique.

[27] Elle souligne que la réalité juridique actuelle des requêtes en divulgation et leur complexité fait en sorte que les délais relatifs à celles-ci devraient être imputables au requérant.

[28] Elle soutient également qu’il n’y a pas de corrélation entre le préjudice allégué et les délais encourus et que le requérant a le fardeau d’établir celui-ci.

LE DROIT APPLICABLE

[29] L’article 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés édicte que tout inculpé a le droit d’être jugé dans un délai raisonnable.

[30] Cette disposition vise à assurer la protection des droits individuels de l’accusé notamment le droit à un procès équitable.

[31] L’arrêt Morin, 1992 CanLII 89 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 771 a reconnu que la détermination de la longueur du délai ne consiste pas en l’application d’une formule mathématique ou administrative, mais plutôt dans une décision judiciaire qui soupèse les intérêts que la disposition vise à protéger et les facteurs qui, inévitablement, entraînent un délai.

[32] Dans l’arrêt Morin, le juge Sopinka énonce les facteurs à considérer pour analyser la longueur d’un délai déraisonnable :

a) la longueur du délai;

b) la renonciation à invoquer certaines périodes dans le calcul;

c) les raisons du délai, notamment :

i) les délais inhérents à la nature de l’affaire;

ii) les actes de l’accusé;

iii) les actes du ministère public;

iv) les limites des ressources institutionnelles;

v) les autres raisons du délai.

d) le préjudice subi par l’accusé.

[33] Il s’agit d’un processus de pondération qui exige un examen de la longueur du délai et de son évaluation en fonction d’autres facteurs.

[34] Au terme de cette analyse, le Tribunal détermine si le délai est déraisonnable compte tenu des intérêts que l’alinéa 11b) de la Charte vise à protéger, de l’explication du délai et du préjudice subi par l’accusé.

[35] Dans cette même décision ainsi que dans l’arrêt Godin, [2009] CSC 26, la Cour suprême établit comme acceptable un délai d’attente de 8 à 10 mois pour obtenir un procès devant une cour provinciale dans un dossier d’infraction sommaire.

[36] À la lumière de la jurisprudence, il est clair que l’accusé, et surtout la société, ont intérêt à ce que les procès se tiennent dans des délais raisonnables et c’est la base même des arrêts Morin et Godin de la Cour suprême du Canada.

[37] Les accusés doivent être fixés sur leur sort et la société doit également être fixée sur le sort des accusés puisqu’il en va de la protection de celle-ci.

[38] Il convient donc d’analyser la longueur du délai en regard des raisons qui le justifient. De plus, la jurisprudence reconnaît que plus le délai est long et plus le préjudice subi par l’accusé en découle et se présume.

[39] Dans le présent cas, la longueur du délai (23 mois et 5 jours) dépasse de beaucoup les lignes directrices de la Cour suprême. À première vue, il apparaît déraisonnable et il importe d’en faire l’analyse.

[40] Le requérant n’a renoncé à aucun délai et chacune des parties a toujours été prête à procéder.

[41] L’intimée plaide que le délai encouru pour la fixation de l’audition de la requête en divulgation de la preuve devrait être imputable au requérant. Le Tribunal n’abonde pas dans ce sens, car la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Lamoureux a décrit le fardeau de preuve imposé à un accusé en regard d’une infraction de conduite avec plus de 80 mg d’alcool par 100 ml de sang.

[42] Dans la foulée de cette décision et celle de l’arrêt Stinchcombe, l’intimée a le fardeau de divulguer la preuve pertinente au requérant et de multiples décisions ont précisé et nuancé l’étendue de cette obligation.

[43] Au surplus, l’audition prévue le 13 mai 2015 ne concernait pas que la requête en divulgation, mais incluait l’audition du procès. Ce délai n’est donc pas imputable au requérant.

[44] À deux reprises, le dossier a été reporté pour encombrement du rôle et cela décrit bien les limites institutionnelles du district.

[45] Malgré cela, il importe de comparer ce délai avec celui d’autres décisions similaires.

[46] Dans l’arrêt L’Écuyer, [2012] QCCS 1091, le juge Champagne conclut que le juge de première instance n’a pas erré en décidant qu’un délai de 16 mois imputable à la poursuite était déraisonnable suivant les enseignements de la Cour suprême.

[47] Dans l’arrêt Beaudoin, 705-01-058931-090, le juge Beaulieu conclut qu’un délai de 16 mois à partir du dépôt des accusations est déraisonnable et réitère que l’accusé n’avait pas nécessairement à faire une preuve d’un préjudice précis.

[48] Dans l’arrêt Pierre-Justin Dion, [2009] QCCS 9329, le Tribunal considère un délai de 29 mois comme étant déraisonnable en matière de conduite avec les facultés affaiblies.

[49] Dans l’arrêt Jasmin Guénette, 500-01-036585-104, la juge Dépôt conclut qu’un délai de 38 mois est inacceptable et souligne que malgré l’absence de preuve spécifique de préjudice, elle présume de celui-ci en raison de la longueur du délai et ordonne l’arrêt des procédures.

[50] À la lumière de ces jurisprudences, le Tribunal considère que le délai total de 23 mois et 5 jours est déraisonnable.

[51] Suite à cela, l’arrêt des procédures est-il le remède approprié?

[52] Plus le délai est long, plus le préjudice se présume. Dans le présent cas, comme il s’agit d’une infraction sommaire relativement simple, ce délai est excessif et on peut aisément en inférer un préjudice.

[53] De plus, l’affidavit soumis par le requérant convainc le Tribunal de l’existence d’un préjudice dans la nature même des occupations de celui-ci. En effet, la perte de son permis de conduire aurait une conséquence directe sur ses deux emplois et constitue certainement une préoccupation de tous les jours.

[54] Dans l’arrêt Shawn Waters, 550-01-061901-122, le juge Laflamme abonde dans le même sens alors que l’accusé est également camionneur.

[55] L’arrêt des procédures en vertu de l’article 24 (1) de la Charte est un remède exceptionnel. Comme la Cour suprême le signalait dans l’arrêt Morin, le droit à un procès équitable est protégé par la tentative de faire en sorte que les procédures aient lieu pendant que la preuve est disponible et récente.

[56] En raison du long délai, du préjudice inhérent qui en découle et de la preuve du préjudice personnel subi par le requérant, le Tribunal considère que l’arrêt des procédures est le seul remède envisageable en l’espèce.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

ACCUEILLE la requête en arrêt des procédures pour délais déraisonnables;

ORDONNE l’arrêt des procédures sur le chef de conduite avec les facultés affaiblies.





__________________________________
GILLES CHARPENTIER, J.C.Q.


Me Brigitte Martin
Procureure du requérant

Me Marie-Claude Morin
Procureure de l'intimée


Date d’audience :
Le 29 janvier 2016