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Horvath v. Canada (Ministre de la citoyenneté et de l'immigration)

no. de référence : 2000 CanLII 16427

Date : 20001026

Dossier : IMM-3406-00

Ottawa (Ontario), le 26 octobre 2000

En présence de : Monsieur le juge Muldoon

Entre :

GABOR HORVATH, ANDREA HORVATH née VAGO



demandeurs

- et -

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

1. Introduction

[1] Il s'agit d'une requête présentée en vue d'obtenir une ordonnance de sursis à l'exécution des mesures d'expulsion prises contre les demandeurs. Les demandeurs sollicitent la prolongation de leur séjour jusqu'à ce que les deux événements suivants se produisent : l'achèvement du traitement de la demande de résidence permanente présentée par Gabor Horvath en vertu du Programme d'immigration des gens d'affaires de la section de l'immigration de l'ambassade du Canada à Paris (France) et le prononcé de la décision de la Cour fédérale relativement à une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire de la décision d'exécuter la mesure de renvoi à l'égard des demandeurs.


2. Les faits

[2] Les demandeurs sont mari et femme et ils sont citoyens de la Hongrie. Leurs deux jeunes enfants, âgés de trois et de un an, sont nés au Canada et sont citoyens canadiens de naissance.

[3] Les demandeurs sont arrivés au Canada en juillet 1996 et n'ont pas réussi à obtenir le statut de réfugié au sens de la Convention qu'ils avaient revendiqué. Le 11 mai 1999, le juge Cullen a rejeté leur demande d'autorisation et de contrôle judiciaire de la décision qui refusait de leur accorder le statut de réfugié vu le défaut de produire le dossier de la demande. Les demandeurs ont par la suite présenté une demande en vue de devenir des demandeurs non reconnus du statut de réfugié au Canada (DNRSRC). Le 23 juin 1999, l'agent chargé des DNRSRC a rejeté la demande parce que les demandeurs ne l'avaient pas présentée à l'intérieur du délai requis.

[4] Lorsque les demandeurs ont revendiqué le statut de réfugié initialement, ils ont été visés par une mesure d'interdiction de séjour conditionnelle qui est devenue exécutoire lorsque l'on a conclu qu'ils n'étaient pas des réfugiés au sens de la Convention. La mesure d'interdiction de séjour les enjoignait à quitter le Canada à l'intérieur d'un délai de 37 jours suivant la réception de la décision de leur demande à titre de DNRSRC. Étant donné qu'ils n'avaient pas quitté le Canada à l'expiration du délai, les mesures d'interdiction de séjour sont devenues des mesures d'expulsion par l'effet de la loi. On a enjoint à la famille Horvath, par voie de lettre datée du 16 juin 2000, de se présenter à l'aéroport international Pearson le 15 juillet 2000, afin d'être renvoyée en Hongrie.


[5] Le 16 juin 2000, le même jour que la convocation, Gabor Horvath a présenté une demande de résidence permanente en vertu du Programme d'immigration des gens d'affaires à la section de l'immigration de l'ambassade du Canada à Paris (France). Sa femme, Andrea Horvath, était visée par la demande à titre de personne à charge qui l'accompagne. Lors de l'audience, cette preuve a été contestée. L'avocat du ministre a affirmé que l'ambassade ne possédait aucun document relatif à la demande de M. Horvath en date du 6 juillet 2000. L'avocat des Horvath a déposé un affidavit de M. Horvath, daté du 7 juillet 2000, selon lequel son consultant en immigration avait présenté la demande en son nom. Il a également déposé une copie du reçu du courrier recommandé relatif la demande qui a été envoyée le 16 juin 2000. En plaidoirie, l'avocat du ministre a fait remarquer à la Cour que le premier affidavit de M. Horvath affirmait à tort que la date de la demande était le 15 mai 2000. Autrement, l'avocat du ministre n'a pas formulé d'objection quant à l'affidavit de M. Horvath. Étant donné le reçu du courrier recommandé et la possibilité de retard attribuable au traitement de la demande, la Cour donne foi à la preuve selon laquelle M. Horvath a présenté une demande à la section de l'immigration de l'ambassade du Canada à Paris (France) pour immigrer au Canada à titre de travailleur autonome.

[6] Le 29 juin 2000, treize jours après avoir présenté la demande à l'ambassade, les demandeurs ont présenté une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire afin de contester la décision rendue par l'agent d'exécution, le 16 juin 2000, qui prévoit l'exécution des mesures d'expulsion prises à l'égard des demandeurs.

[7] M. Horvath travaille à titre d'entrepreneur indépendant et son épouse l'aide à exploiter son entreprise. Les demandeurs paient de l'impôt sur le revenu et ont acquis un actif de plus de 40 000 $ et ont contracté des dettes de 5 000 $.


[8] Tel que mentionné précédemment, les demandeurs cherchent à obtenir un sursis à l'exécution de la mesure d'expulsion jusqu'à ce qu'ils aient reçu les deux décisions relatives à la demande de résidence permanente, et l'appel et le contrôle judiciaire de la décision de l'agent d'exécution d'exécuter la mesure d'expulsion.

3. Question préliminaire

Compétence de la Cour fédérale de statuer sur la présente requête

[9] L'avocat du ministre a formulé une objection initiale relativement à la compétence de la Cour de prononcer un sursis en l'espèce conformément à l'article 18.2 de la Loi sur la Cour fédérale[1]. L'article 18.2 de la Loi sur la Cour fédérale prévoit :


Mesures provisoires

18.2 La Section de première instance peut, lorsqu'elle est saisie d'une demande de contrôle judiciaire, prendre les mesures provisoires qu'elle estime indiquées avant de rendre sa décision définitive.

Interim orders

18.2 On an application for judicial review, the Trial Division may make such interim orders as it considers appropriate pending the final disposition of the application.


Les prétentions du ministre

[10] L'avocat du ministre affirme que le Cour fédérale n'a pas la compétence de prononcer un sursis pour empêcher l'exécution d'une mesure de renvoi si la validité de la mesure de renvoi n'est pas contestée. En l'espèce, les demandeurs contestent l'exécution de la mesure, et non pas la mesure elle-même. De fait, ils contestent le moment auquel ils devraient se présenter pour le renvoi, et non pas le fait de savoir s'ils devraient se présenter pour le renvoi. Dans les circonstances, la Cour n'a pas compétence pour instruire la requête.


[11] L'avocat du ministre cite Shchelkanov c. M.E.I.[2] pour étayer sa thèse. Dans Shchelkanov, le juge Strayer était d'avis que la Cour ne devait pas accorder le sursis à l'expulsion en attendant qu'il soit statué sur un contrôle judiciaire lorsque le contrôle judiciaire en instance devant la Cour ne vise pas la contestation de la mesure d'expulsion, mais plutôt la contestation de l'action ou de l'inaction du ministre relativement à une demande qui donne lieu à une décision discrétionnaire en faveur du demandeur conformément au paragraphe 114(2). En résumant les circonstances dans lesquelles la Cour peut accorder une injonction interlocutoire, il a écrit :

[7] Selon moi, il ne convient de prononcer une injonction interlocutoire ou le sursis qu'en présence d'une allégation (constituant une question sérieuse) selon laquelle le défendeur ou l'intimé est en train, ou sur le point, d'accomplir un acte illégal. (Il ne pourrait y avoir d'exception que dans le cas où le défendeur ou l'intimé agirait de manière à entraver le bon déroulement des procédures de la Cour, point auquel je reviendrai plus loin.) Pour saisir l'importance de cette exigence, il suffit de tenir compte de l'ordonnance que la Cour pourrait rendre en statuant définitivement sur l'affaire dont elle est saisie. Si, au terme de la procédure, la Cour ne pourrait interdire de façon permanente l'activité relativement à laquelle est demandé le sursis provisoire, sur quel fondement pourrait-elle interdire provisoirement cette même activité? Devant une demande de sursis, la démarche devrait être la suivante : à supposer que le requérant parvienne enfin à prouver toutes ses allégations, l'acte qu'il conteste pourrait alors être interdit provisoirement, et devrait l'être en fait, en raison du préjudice irréparable que causera entre-temps la continuation de cet acte illégal.

[...]

[10] Comme je l'ai mentionné plus haut, il y a une situation dans laquelle j'admets qu'il soit « indiqué » que la Cour prononce le sursis à l'expulsion en attendant qu'il soit statué sur une demande d'autorisation ou de contrôle judiciaire à l'égard d'une décision fondée sur des motifs d'ordre humanitaire. Il s'agit du cas où la hâte que met le ministre à exécuter la mesure d'expulsion entrave cette Cour dans l'exercice de ses fonctions relativement à la demande d'autorisation ou de contrôle judiciaire. Cela pourrait se produire, par exemple, si, après le rejet de la demande fondée sur le paragraphe 114(2), à supposer que celle-ci ait été présentée en temps utile, l'expulsé n'avait pas eu une possibilité raisonnable de consulter un avocat et de fournir un affidavit destiné à être utilisé par cette Cour dans le cadre de la demande d'autorisation et de contrôle judiciaire se rapportant à ce rejet. Il n'existe pas de telles circonstances en l'espèce. (Shchelkanov)


[12] Dans ses prétentions écrites, l'avocat du ministre a également invoqué plusieurs décisions de la Cour pour étayer son argumentation, y compris Esaydaye Singh c. M.C.I.[3], Mabel Brossard De Portiansky c. M.C.I.,[4] Garganis c. M.C.I.[5], Isahak Elmi Ali c. M.E.I.[6], et Paul c. M.C.I.[7].

[13] L'avocat du ministre fait remarquer que les demandeurs ont négligé de contester les mesures de renvoi qui étaient en vigueur pendant plus d'un an avant qu'on leur ordonne de quitter. Ils ne peuvent pas maintenant demander à la Cour de surseoir à l'exécution des mesures qu'ils considèrent eux-même légales.

Les prétentions des demandeurs

[14] L'avocat des demandeurs allègue que la Cour a émis des opinions diverses, et que jusqu'à ce que la question soit tranchée, la Cour devrait accorder le sursis.

[15] L'avocat des demandeurs cite Muncan c. M.E.I.[8] à l'appui d'une interprétation plus large de l'exercice du pouvoir discrétionnaire. Dans Muncan, le juge Campbell résume la jurisprudence qui a trait à l'article 18.2, et conclut qu'il n'existe pas de restriction fondée sur la compétence limitant le pouvoir discrétionnaire que la Cour est en droit d'exercer en vertu de l'article 18.2 :

Comme je l'ai dit dans mes motifs oraux, je suis d'avis qu'il n'existe pas de restriction fondée sur la compétence limitant l'exercice du pouvoir discrétionnaire conféré par l'article 18.2. La question de savoir s'il convient d'exercer ce pouvoir dépend des circonstances de chaque affaire.


Relativement à une demande visant à surseoir à une mesure de renvoi prévue par la Loi sur l'immigration, il importe de se demander, selon moi, s'il est juste et équitable de l'accorder. Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration a certes le pouvoir discrétionnaire de prendre une mesure de renvoi alors qu'une demande de contrôle judiciaire concernant le statut du requérant en vertu de la Loi sur l'immigration est pendante, mais le requérant peut se prévaloir de l'article 18.2 pour demander qu'il soit sursis à l'exécution de la mesure. Lorsqu'il le fait, ce n'est pas, de toute évidence, la validité de la mesure d'expulsion qui est en cause, mais la question de savoir s'il est « indiqué » (le critère appliqué par le juge Strayer dans la décision Shchelkanov) de laisser prendre effet à la mesure de renvoi alors qu'une demande de contrôle judiciaire est pendante. Pour répondre à cette question, il faut analyser tous les faits constituant le contexte juridique et pratique de l'affaire.

Par conséquent, en considérant tout le contexte afin de déterminer s'il convient ou non d'exercer le pouvoir discrétionnaire conféré par l'article 18.2, je conclus qu'on adopte une perspective beaucoup trop technique en exigeant que la mesure d'expulsion fasse l'objet d'une demande de contrôle judiciaire ou en restreignant l'application du critère applicable en matière d'injonction aux seules circonstances de la mesure d'expulsion elle-même. (Muncan)

[16] Dans Melo c. M.C.I.[9], le juge Pelletier ne retient pas les motifs de Shchelkanov et souscrit aux motifs du juge Noël dans Bal c. M.E.I.[10] Il déclare alors :

Quelle qu'ait été la décision de la Cour d'appel dans l'affaire Akyampong, précitée, cet arrêt n'a pas été suivi et son autorité est donc mise en doute. Les diverses théories sur la source de la compétence de la Cour pour surseoir à une ordonnance d'expulsion en attendant qu'une décision soit rendue dans une procédure indirecte doivent demeurer des théories jusqu'à ce que la Cour d'appel tranche la question directement, si elle peut le faire, ou indirectement si elle a l'occasion d'apprécier la portée de l'article 18.2 de la Loi sur la Cour fédérale dans une autre affaire. Le côté humanitaire et le bon sens de l'approche du juge Noël s'imposent à moi et je les fais miens. Je suis d'avis, avec égards, que l'arrêt Shchelkanov et les autres décisions qui l'ont suivi ne m'empêchent pas de surseoir à l'ordonnance d'expulsion même si elle n'est pas elle-même en cause. (Melo)

[17] Finalement, dans Hosein c. M.E.I.[11], le juge Mackay a décidé que le libellé de l'article 18.2 conférait à la Cour la compétence de prononcer un sursis provisoire dans les situations où une demande de contrôle judiciaire était pendante devant la Cour. Il a constaté que :

À mon avis, le pouvoir de la Cour d'ordonner une suspension d'instance n'est pas limité à l'article 18.2 de la Loi sur la Cour fédérale, par la nécessité de demander l'autorisation d'obtenir un contrôle judiciaire et, dans un cas approprié, surtout dans un cas où la question soulevée dans une demande d'autorisation est soutenable, mais perdrait son intérêt pratique ou le pouvoir de la Cour deviendrait futile par l'omission d'accorder une suspension, une suspension peut être ordonnée si la Cour le juge indiqué. (Hosein)


Mu_oz et Rizzo

[18] Dans Mu_oz c. M.C.I.,[12] la Cour a déclaré ce qui suit en ce qui a trait à sa compétence :

Non seulement l'avocate de l'intimé conteste-t-elle la compétence de la Cour pour connaître de la présente demande de sursis, mais elle cite également à l'appui de sa proposition l'affaire Shchelkanov v. M.E.I., (1994) 76 F.T.R. 151. Il arrive fréquemment que de nombreux juristes de grand savoir présument que cette décision de Monsieur le juge Strayer prive la Cour de sa compétence relativement aux demandes de sursis à une mesure de renvoi, à moins que la légalité de la mesure de renvoi soit directement contestée. Le soussigné, pas plus tard que le 28 août, a invoqué cette décision dans l'affaire Owusu c. M.C.I., IMM-2247-95. Dans cette affaire, les requérants avaient échoué dans toutes les évaluations qu'ils avaient pu obtenir, tant sous le régime de la catégorie des demandeurs non reconnus du statut de réfugié au Canada que pour des raisons d'ordre humanitaire, mais ils avaient bel et bien obtenu ces évaluations, contrairement aux requérants en l'espèce. Aucun sursis n'a donc été accordé, mais la Cour, sur le fondement de l'affaire Shchelkanov, notamment, a refusé de se déposséder de la compétence « puisque, alors, la Cour ne pourrait pas agir dans certaines circonstances imprévues et extrêmes » . (Aujourd'hui, cette phrase pourrait sembler clairvoyante aux yeux du crédule, mais le soussigné ne prétends pas être clairvoyant). Ce que l'on voit ici est en réalité profondément injuste. Dieu merci, la Cour est compétente pour se pencher sur cette affaire.

Il arrive parfois, peut-être trop rarement, que les juges craignant que le caractère rigide du droit mène a une injustice certaine et évidente, invoquent cette compétence résiduelle pour permettre une décision inhabituelle, comme l'a fait Madame le juge Simpson dans sa décision à la fois intéressante, stimulante du point de vue intellectuel et inhabituelle rendue le 16 juin 1995 dans Calderon c. M.C.I., IMM-5067-94, [[1995] A.C.F. no 955].

Par conséquent, dans les circonstances extrêmes exposées en l'espèce, où les requérants ne peuvent simplement pas obtenir en temps opportun une révision fondée sur des raisons d'ordre humanitaire qui a de fortes chances d'être favorable, la Cour exerce sa compétence pour prévenir l'injustice et pour garantir une meilleure administration de cette loi du Canada, le paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration. Il est à noter que la Cour a pour tâche d'améliorer l'application du droit au Canada et que la Constitution renvoie à une meilleure administration des lois du Canada (en anglais, toutes deux renvoient à une « better administration » ); il n'est donc pas seulement question de bien appliquer cette loi du Canada, ni certainement de la paralyser. (Mu_oz)

[19] Finalement, dans Rizzo c. M.C.I.[13], la Cour a mis l'accent sur l'importance de conserver la compétence pour remédier aux mauvaises applications de la loi :

La Cour a déjà déterminé que l'attitude insouciante et nonchalante du personnel du ministre concernant la demande d'un requérant fondée sur des motifs d'ordre humanitaire constituait une mauvaise application du droit au Canada permettant à la Cour d'exercer sa compétence pour la prévenir ou y remédier : Munoz c. M.C.I. (Rizzo)


Décision: compétence

[20] La Cour rejette donc l'objection préliminaire du ministre et conserve la compétence pour statuer sur la présente affaire. En dépit du fait que les membres de la Section de première instance ont des opinions divergentes, la Cour a conclu antérieurement qu'elle devrait conserver la compétence pour remédier aux mauvaises applications de la loi. Cette position requiert que la Cour examine le bien-fondé de la requête en appréciant les critères énoncés dans Toth c. M.E.I.[14] pour déterminer si un sursis doit être prononcé dans les circonstances de l'espèce. Fondamentalement, le problème qui se pose avec ces décisions qui épousent un refus de compétence est qu'elles semblent concéder un pouvoir incontestable au ministre, ce que le Parlement n'a pas fait, ni osé faire.

Le critère énoncé dans l'arrêt Toth

[21] Dans l'arrêt Toth, la Cour d'appel fédérale a décidé que les critères de l'arrêt Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores Ltd[15] doivent être pris en compte au moment de décider si l'on doit accorder un sursis en matière d'immigration. Le demandeur doit donc prouver dans un premier temps qu'il existe une question grave à trancher, ensuite il doit établir qu'il subira un préjudice irréparable si le redressement n'est pas accordé, et enfin la Cour doit évaluer la prépondérance des inconvénients entre les parties.


Partie 1 : Question grave

Les prétentions des demandeurs

[22] Les demandeurs soutiennent qu'il existe une question grave parce qu'ils se proposent de contester la décision de l'agent d'exécution qui a négligé de tenir compte de l'intérêt de leurs enfants. Les demandeurs citent Francis (Litigation Guardian of) v. M.C.I.[16] pour appuyer leur thèse.

[23] Dans l'affaire Francis, on a ordonné l'expulsion de la mère de deux enfants nés au Canada. La Cour fédérale a refusé d'accorder l'autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire aux enfants et la mère avait épuisé ses recours devant la Cour fédérale. Les enfants ont présenté une demande devant la Cour de l'Ontario (Division générale) dans le but d'obtenir, notamment, une ordonnance annulant la mesure d'expulsion. Ils ont prétendu que l'expulsion violait les droits qui leur étaient conférés en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés. Monsieur le juge McNeely a accueilli la demande et a annulé toutes les mesures d'expulsion prises contre la mère. La Cour d'appel de l'Ontario a accueilli l'appel interjeté par le ministre et a renversé la décision du juge McNeely. Le 1er juin 2000, la Cour suprême du Canada a accordé une autorisation d'interjeter appel, comme à l'habitude, sans fournir de motifs. Les demandeurs soutiennent que le fait d'accorder l'autorisation d'interjeter appel indique que la Cour suprême du Canada a conclu que l'affaire comporte une question qui revêt de l'importance pour le public canadien[17]. Par conséquent, la première partie du critère énoncé dans l'arrêt Toth est satisfaite, étant donné que la cause des demandeurs porte sur une question semblable à celle de Francis.


[24] Les demandeurs se fondent également sur l'arrêt Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.)[18] pour affirmer que l'article 7 de la Charte trouve application dans le cadre d'instances civiles. La question en litige dans G.(J.) était de savoir si des parents sans ressources visés par une demande d'ordonnance judiciaire présentée par le gouvernement pour leur retirer la garde de leurs enfants ont le droit constitutionnel d'être représentés par un avocat rémunéré par l'État. La Cour suprême a conclu que le gouvernement du Nouveau-Brunswick avait, dans les circonstances particulières de l'espèce, l'obligation constitutionnelle de fournir à l'appelante des services d'avocats rémunérés par l'État. L'affaire était devenue théorique lorsque vint le moment qu'elle soit entendue par la cour, cependant cette dernière a décidé que la conduite de l'État, en retirant à un parent la garde de ses enfants, constituait de l'ingérence et que le droit d'un parent à la « sécurité de la personne » garanti par l'article 7 entrait en jeu. Des juges minoritaires ont également conclu que le droit des parents à la « liberté » garanti par l'article 7 entrait également en jeu. L'avocat des demandeurs fait ici référence à l'arrêt G.(J.) pour souligner que les décisions de l'État ayant trait aux enfants constituent des décisions qui touchent la « sécurité de la personne » et enclenchent la protection garantie par l'article 7 de la Charte.

[25] Les demandeurs citent Paterson c. M.C.I.[19] pour illustrer le principe énoncé dans G.(J.). Dans Paterson, le juge Reed a sursis à l'exécution de la mesure d'expulsion dans les circonstances de l'espèce :

Ce n'est pas l'endroit pour effectuer une analyse relative à la signification de l'expression « principes de justice fondamentale » contenue à l'article 7 et pour déterminer si cette expression oblige les décideurs à tenir compte des dispositions des conventions internationales relatives aux droits de la personne qu'a signées le Canada lorsqu'ils sont appelés à rendre des décisions qui portent atteinte à la sécurité de la personne.


Qu'il suffise de dire que, compte tenu des faits particuliers de l'espèce et des nombreux arguments de l'avocat de la demanderesse énoncés précédemment, je suis convaincue qu'il existe une question sérieuse à juger. (Paterson)

[26] Enfin, les demandeurs ont l'intention de plaider lors de l'audition du contrôle judiciaire que l'agent d'exécution a fait des déclarations iniques lorsqu'il a noté qu'aucune demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire n'était en instance en ce qui avait trait aux demandeurs. Cette déclaration laisse entendre à tort que les demandeurs n'ont pas essayé de régulariser leur statut, alors qu'ils tentent de fait de régulariser leur statut par l'entremise du Programme d'immigration des gens d'affaires.

Les prétentions du ministre

[27] L'avocat du ministre fait valoir que cette requête ne révèle aucune question grave parce qu'il n'appartient pas à l'agent d'exécution de décider ce qui est constitue l'intérêt supérieur des enfants. L'avocat cite Simoes c. M.C.I. [20] pour appuyer ce point de vue. Dans Simoes, une citoyenne de la Jamaïque a présenté une requête en vue d'obtenir une ordonnance de sursis à son expulsion, jusqu'à ce que sa demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire soit tranchée, ou jusqu'à ce que sa demande en vue d'obtenir un jugement déclaratoire enjoignant au ministre de prendre en compte l'intérêt supérieur de ses deux enfants canadiens soit tranchée, avant que toute décision d'exécuter la mesure de renvoi ne soit prise. Monsieur le juge Nadon a dit :


[7] Dans la requête dont j'ai été saisi, la demanderesse sollicite le sursis à l'exécution de cette mesure de renvoi et soutient qu'il y a deux questions sérieuses connexes à trancher. En premier lieu, la demanderesse soutient que l'agent chargé d'exécuter la loi aurait dû reporter le renvoi à cause de la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire qui était en instance et de l'intérêt de ses deux enfants canadiens. Au cours de l'audition de la requête, l'avocat de la demanderesse a soutenu que l'agent chargé de l'exécution avait commis une erreur en ne reportant pas la mesure de renvoi qui avait été prise étant donné que la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire qui était en instance intéressait des enfants canadiens. À cet égard, il a cité l'arrêt Baker c. Canada 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 817, à l'appui du principe selon lequel il faudrait toujours tenir compte de l'intérêt des enfants.

[8] Toutefois, l'avocat a également concédé qu'il n'incombe pas à l'agent chargé de l'exécution de tenir compte de l'intérêt des enfants [Voir Note 5 ci-dessous] et que le fait que l'agent a de fait tenu compte de leurs intérêts [Voir Note 6 ci-dessous] constitue une erreur susceptible de révision devant cette cour.

Note 5: Cela relève clairement du mandat de l'agent qui examine la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire de la demanderesse.

Note 6: L'avocat cite le passage suivant des notes de l'agent en date du 23 mai 2000 : « L'avocat a également demandé si l'intérêt des enfants avait été pris en considération. J'ai informé l'intéressée et son avocat qu'il en avait de fait été tenu compte. »

[9] À mon avis, cet argument est incohérent, et ce, pour le motif fondamental suivant : comment peut-il y avoir une question grave en ce qui concerne l' « obligation » de l'agent chargé d'exécuter la loi de reporter l'exécution de la mesure étant donné qu'une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire intéressant des enfants canadiens est en instance, alors que l'avocat de la demanderesse soutient en même temps que l'agent ne peut pas tenir compte des intérêts des enfants et qu'en le faisant, il a commis une erreur? (Simoes)

[28] Par conséquent, s'il n'incombe pas à l'agent d'exécution de prendre en compte l'intérêt supérieur des enfants, alors aucun litige ne survient lorsque l'agent d'exécution ne le fait pas. Cependant, en dépit du fait que l'agent ne soit pas tenu de prendre en compte l'intérêt supérieur des enfants, l'avocat du ministre laisse entendre qu'il l'a tout de même fait.

[29] En ce qui concerne l'application de l'arrêt Baker c.M.C.I.[21], le juge Nadon ajoute dans Simoes :


[10] À cet égard, la présente affaire est semblable à l'affaire Marcus Fabian Emmanuel et le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, dossier de la Cour IMM-2465-00, en date du 17 mai 2000, qui portait sur la suspension d'une convocation enjoignant au demandeur de se présenter en vue d'être renvoyé. Dans cette affaire-là, les demandeurs avaient soutenu qu'une question grave se posait à l'égard de l'application de l'arrêt Baker à un sursis à l'exécution d'une mesure de renvoi. Le juge Dawson a rejeté cet argument et a fait remarquer ce qui suit, aux paragraphes 11 et 12 :

Pour établir l'existence d'une question grave, on doit démontrer que la question est soulevée par la demande fondamentale et qu'elle est étayée par des éléments de preuve.

En l'espèce, la demande fondamentale cherche à obtenir une ordonnance en annulation de la convocation relative au renvoi du demandeur et non de la mesure d'expulsion. À mon avis, la convocation ne soulève pas, dans les circonstances, de question grave pour ce qui est de l'applicabilité de l'arrêt Baker.

[11] Je souscris entièrement à l'avis exprimé par le juge Dawson. À mon avis, l'arrêt Baker n'oblige pas l'agent chargé du renvoi à effectuer un examen approfondi de l'intérêt des enfants, et notamment du fait que les enfants sont Canadiens. Cela relève clairement du mandat d'un agent qui examine Les articles 49 et 50 traitent des cas de sursis à l'exécution prévus par la loi : par exemple, lorsque le demandeur a interjeté appel et qu'aucune décision n'a encore été rendue, ou lorsque d'autres procédures ont été engagées. les raisons d'ordre humanitaire. « Inclure » pareil mandat au stade du renvoi donnerait en fait lieu à la présentation d'une demande préalable à la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire, ce qui n'est pas, à mon avis, ce que la loi exige. L'article 48 de la Loi sur l'immigration prévoit ce qui suit : « Sous réserve des articles 49 et 50, la mesure de renvoi est exécutée dès que les circonstances le permettent » .

[12] À mon avis, le pouvoir discrétionnaire que l'agent chargé du renvoi peut exercer est fort restreint et, de toute façon, il porte uniquement sur le moment où une mesure de renvoi doit être exécutée. En décidant du moment où il est « raisonnablement possible » d'exécuter une mesure de renvoi, l'agent chargé du renvoi peut tenir compte de divers facteurs comme la maladie, d'autres raisons à l'encontre du voyage et les demandes fondées sur des raisons d'ordre humanitaire qui ont été présentées en temps opportun et qui n'ont pas encore été réglées à cause de l'arriéré auquel le système fait face [...] Ainsi, en l'espèce, le renvoi de la demanderesse, qui devait avoir lieu le 10 mai 2000, a pour des raisons de santé été reporté au 31 mai 2000. En outre, à mon avis, l'agent chargé du renvoi avait le pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi tant que l'enfant de la demanderesse, qui était âgée de huit ans, n'avait pas terminé son année scolaire [...].

[13] En ce qui concerne les demandes fondées sur des raisons d'ordre humanitaire qui sont en instance, à coup sûr, le fait que pareille demande ne soit toujours pas réglée n'empêche pas l'exécution d'une mesure de renvoi valide [...]. Comme le juge Noël l'a avec raison fait remarquer : « Décider autrement reviendrait en fait à permettre aux demandeurs de surseoir automatiquement et unilatéralement à l'exécution de mesures de renvoi valablement prises en déposant la demande appropriée et ce, selon leur volonté et à leur loisir. Cette conséquence n'est certainement pas celle visée par le législateur. » [...]

[14] En ce qui concerne les demandes fondées sur des raisons d'ordre humanitaire mettant en cause des enfants canadiens, je ne puis souscrire à l'avis exprimé par la demanderesse -- à savoir, que l'agent chargé du renvoi doit reporter le renvoi d'un parent dont les enfants sont canadiens en attendant le règlement de la demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire qu'ils ont présentée. La demanderesse sollicite un jugement déclaratoire enjoignant à l'agent chargé d'exécuter la loi de tenir compte de l'intérêt de ses enfants avant d'exécuter la mesure de renvoi. Comme je l'ai mentionné, l'article 48, qui s'applique à l'agent chargé du renvoi, ne peut pas être ainsi interprété. À cet égard, la Cour d'appel fédérale a fait les remarques suivantes, dans l'arrêt Langner c. MEI, (1995) 184 N.R. 230, à la page 232 :


Les appelants, procédant par action en jugement déclaratoire, demandent rien de moins à cette Cour, essentiellement, que de déclarer que le seul fait que des personnes, qui n'ont par ailleurs aucun droit de demeurer au Canada, aient eu un enfant au Canada, empêche le gouvernement canadien de mettre à exécution une ordonnance d'expulsion validement prononcée contre elles. Bref, il suffirait d'avoir un enfant en territoire canadien et d'invoquer les droits de citoyenneté canadienne de cet enfant, pour contourner les lois canadiennes d'immigration et obtenir indirectement ce qu'il n'était pas possible d'obtenir directement dans le respect des lois.

En outre, en ce qui concerne le fait de séparer les enfants de leurs parents, la Cour d'appel a dit ce qui suit, à la page 234 :

[...] un enfant n'a pas de droit constitutionnel à n'être jamais séparé de ses parents: il suffit de penser à l'emprisonnement, à l'extradition, voire au divorce, pour constater que le droit de l'enfant est d'être là où son meilleur intérêt demande qu'il soit, et ce n'est pas nécessairement dans le meilleur intérêt d'un enfant qu'il soit en compagnie de ses parents.

[15] En effet, cela confirme que l'intérêt de l'enfant est une considération importante, mais pas une considération qui en soi et à elle seule peut empêcher l'application de la loi -- par exemple, sous la forme d'une mesure de renvoi. C'est ce que montre la Convention relative aux droits de l'enfant, R.T. Can. 1992 no 3, qui non seulement traite, au paragraphe 3(1) [...], de l'intérêt des enfants, mais qui prévoit aussi la possibilité que les enfants soient séparés de leurs parents dans le contexte d'une détention, d'une expulsion, d'un emprisonnement ou d'un décès.

[...]

À mon avis, il est clair que la Convention vise à protéger le bien-être de l'enfant plutôt qu'à empêcher un gouvernement d'expulser ou d'emprisonner un parent. Bref, l'existence d'un enfant ne peut pas empêcher un gouvernement d'appliquer ses lois d'une façon aussi absolue que l'affirme la demanderesse. À cet égard, j'estime donc qu'il n'y a pas de question sérieuse. (Simoes) (non souligné dans l'original).

[30] Suivant le raisonnement du juge Nadon dans Simoes, l'avocat du ministre invoque également Langner c. M.E.I.[22] pour étayer sa thèse. Dans Langner, un couple a demandé à la Cour de rendre des jugements déclaratoires selon lesquels, en raison de la présence au Canada de leurs deux enfants, les intérêts en matière de citoyenneté de ces derniers étaient tels que les parents étaient entièrement à l'abri de toute procédure d'expulsion. La Cour d'appel a confirmé la décision du juge Denault, qui a rejeté la demande lors du procès :

[5] Monsieur le juge Denault, en première instance, a rejeté la demande des appelants. Il a eu tout à fait raison de ce faire.


[6] La Charte canadienne des droits et libertés ne saurait trouver application en l'espèce. La décision des parents appelants d'emmener leurs enfants en Pologne avec eux ou de les confier aux membres de leur famille qui vivent au Canada est une décision qui leur est propre et que, selon toute vraisemblance, ils prendront dans le meilleur intérêt des enfants. Le gouvernement canadien n'a rien à voir avec cette décision, qui en est une d'intérêt strictement privé. Il n'est en l'espèce aucune action gouvernementale susceptible d'entraîner l'application de la Charte. (Langner)

[31] Les commentaires de la Cour d'appel fédérale dans Langner n'étaient pas influencés par la décision Baker, cependant la décision du juge Nadon dans Simoes a été rendue après Baker. Par conséquent, Simoes paraît constituer une bonne cause de jurisprudence sur laquelle le ministre peut se fonder pour expulser les demandeurs.

[32] En ce qui concerne les enfants, contrairement à la prétention des demandeurs, l'agent d'exécution a examiné soigneusement le dossier pour prendre en compte l'intérêt des enfants. L'agent d'exécution a consigné les notes qui suivent :

[TRADUCTION]

· Les deux enfants sont nés au Canada et toute décision affectant les parents aura des conséquences graves sur les enfants.

· Les vérifications faites auprès de l'aide sociale ne révèlent aucun recours récent à l'aide sociale.

· Leur revendication du statut de réfugié pourrait, charitablement, être décrite comme frivole.

· Les clients sont présentement visés par une mesure de renvoi exécutoire. À ce titre, ils n'ont aucun statut. Ils n'ont pas non plus présenté une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire pour que leur cause soit examinée et ils m'ont dit qu'ils ne désirent pas présenter une telle demande. À la place, ils ont présenté une demande outre-mer en vue d'obtenir un visa d'immigrant de l'ambassade du Canada à Paris. Ils veulent demeurer au Canada parce que leur demande est fondée en partie sur leur entreprise au Canada qui sera inexistante s'ils quittent le Canada. Dans ces circonstances, il n'existe pas de voie judiciaire par laquelle ils pourraient demeurer au Canada. Qui plus est, si on leur accorde une entrevue, ils devraient alors être renvoyés de toute façon, sans aucune garantie d'être admis de nouveau au Canada. De fait, ils devraient demander et obtenir le consentement du ministre avant de pouvoir revenir au Canada un jour.

[...]

. En ce qui a trait aux enfants, j'ai également tenu compte de leurs intérêts. En tant que Canadiens, ils ont les droits et les avantages dont jouissent tous les Canadiens. Toutefois, permettre aux parents de travailler illégalement au Canada ne constitue pas un de ces droits. Dans d'autres circonstances il serait peut-être possible de permettre aux parents de rester au Canada, en partie dans l'intérêt des enfants, si les parents étaient sérieusement en voie de régulariser leur statut. À ce titre, la seule consolation que je peux offrir aux enfants nés au Canada est de faire en sorte que l'expulsion soit la moins troublante possible pour la famille. Je me suis formellement assuré que les parents soient au fait de leurs droits d'appel et qu'ils aient une occasion raisonnable d'exercer ces droits. De plus, s'ils décident de quitter sans aller devant les tribunaux, ou quoi qu'il en soit, ils ont une occasion raisonnable de régler leurs affaires et de quitter pacifiquement. Pour tous ces motifs, ma décision porte que l'on procède à l'expulsion. (Notes de l'agent d'exécution) (non souligné dans l'original)


Décision : question grave

[33] L'arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (P.G.)[23] prévoit que la Cour doit déterminer le critère à la première étape en se fondant sur le bon sens et sur un examen extrêmement restreint du fond de l'affaire. Les exigences minimales à remplir pour satisfaire à ce critère ne sont pas élevées. Suivant cet arrêt, la Cour conclu à l'existence d'une question grave en l'espèce. La question de la protection des enfants pourra être valablement plaidée lors d'un contrôle judiciaire subséquent.

[34] Bien qu'il existe une question grave à juger en l'espèce, la Cour rejette plus particulièrement l'argument des demandeurs selon lequel leur avocat n'a pas à prouver l'existence d'une question grave en l'espèce, parce que la Cour suprême du Canada a accordé l'autorisation d'interjeter appel dans Francis. Le fait que la Cour suprême du Canada accorde l'autorisation d'interjeter appel dans une affaire peut fournir une telle preuve lorsque la question portée en appel est évidente à la lecture des décisions des tribunaux inférieurs. Cependant, la Cour ne peut pas présumer deviner quelle question sous-tend la décision d'accorder l'autorisation d'interjeter appel lorsque plusieurs questions éventuelles émanent d'une cause. Il existe en l'espèce une question grave indépendamment de l'autorisation d'interjeter appel dans Francis.


Partie 2 : préjudice irréparable

Les prétentions des demandeurs

[35] Les demandeurs affirment que leur renvoi du Canada leur causera un préjudice irréparable parce que leur entreprise s'en ressentirait et ne survivrait pas. Ils prétendent que leur entreprise a généré des ventes de 60 000 $ l'année dernière et qu'ils avaient un revenu net combiné de 22 000 $. Ils prévoient générer des ventes de 100 000 $ l'année prochaine. En outre, ils ont amassé 40 000 $ d'actif et 5 000 de dettes.

[36] Les demandeurs se fondent sur l'arrêt Toth dans lequel la Cour d'appel fédérale a conclu qu'il existait une probabilité raisonnable que l'entreprise de la famille du demandeur ferme ses portes si le demandeur était expulsé et que la famille immédiate ainsi que d'autres personnes qui dépendent de l'entreprise familiale en souffrent.

Les prétentions du ministre


[37] Le ministre conteste la preuve qui a trait à l'importance de l'entreprise des demandeurs. Le ministre est d'avis que les demandeurs ont gonflé leurs allégations relatives à leur revenu passé et futur. Les déclarations d'impôt font état du fait que leur revenu net combiné était environ de 22 000 $, ce qui est sensiblement inférieur à leurs revenus bruts allégués. Dans l'hypothèse la plus optimiste, cela paraît être une petite entreprise que les demandeurs peuvent facilement déménager en Hongrie. Qui plus est, le ministre conteste les attestations bancaires vu que les demandeurs ont mis ensemble leurs dépenses personnelles et celles de l'entreprise. Finalement, le ministre soutient que les demandeurs ont fait fi d'une mesure de renvoi valide et qu'ils ont amassé des éléments d'actif et des dettes alors qu'ils travaillaient illégalement au Canada. Selon le point de vue du ministre quant à la présente affaire, si les demandeurs avaient quitté lorsqu'ils étaient tenus de le faire, ils n'auraient subi aucun préjudice.

[38] Le ministre cite Sanchez c. M.C.I.[24] pour la prémisse selon laquelle le fait de fermer une entreprise ne constitue pas toujours un préjudice irréparable.

[7] [...] Le fait qu'il puisse être contraint de fermer son commerce et de faire expédier des biens de sa résidence au Canada à sa nouvelle résidence au Costa Rica ne constitue pas un préjudice irréparable. Il est au courant de la mesure d'expulsion prise contre lui depuis le 2 octobre 1995, et il ne semble avoir pris aucune mesure depuis pour mettre fin à son entreprise. (Sanchez) (non souligné dans l'original)

[39] Les demandeurs étaient au courant de la mesure de renvoi depuis un an et ils n'ont pas fait le nécessaire pour réduire progressivement les opérations de leur entreprise. Le ministre cite également la décision Siljanovski c. M.C.I.[25] dans laquelle le juge Blais a affirmé que la nécessité de fermer une entreprise ne constitue pas nécessairement un préjudice irréparable.

[40] L'avocat du ministre note que dans Toth, la Cour disposait d'éléments de preuve relatifs à une entreprise. En l'espèce, on soutient qu'il n'existe pas une telle preuve. La preuve démontre tout au plus une entreprise marginale en raison de laquelle le demandeur ne subirait aucun préjudice si ce n'est de l'inconvénient d'expédier ses outils en Hongrie.


[41] Enfin, en réponse à la prétention selon laquelle les demandeurs ne seraient pas en mesure de gagner leur vie en Hongrie, l'avocat du ministre allègue que M. Horvath a obtenu un diplôme d'études secondaires et qu'il possède un certificat de formation professionnelle en tant que technicien et réparateur d'appareils pour les industries chimiques et alimentaires. Il a travaillé à son propre compte dans le domaine de la rénovation et a travaillé à titre de traducteur dans le passé. Par conséquent, les demandeurs sont très qualifiés pour reprendre le travail dans leur Hongrie natale.

Décision : préjudice irréparable

[42] Les demandeurs ne subiront pas de préjudice irréparable s'ils sont expulsés. En dépit des prétentions des demandeurs, le ministre affirme à juste titre que la preuve démontre qu'il s'agit d'une petite entreprise. Les demandeurs n'ont pas fourni de preuve contraire, et ils n'ont pas non plus étayé leur prétention selon laquelle ils généreront des ventes de 100 000 $ l'an prochain. De plus, la jurisprudence démontre que le fait de réduire progressivement les opérations d'une entreprise ne constitue pas nécessairement un préjudice irréparable. En dernier lieu, la preuve démontre que les Horvath possèdent des compétences qui vont leur permettre de gagner leur vie en Hongrie. Par conséquent, aucun préjudice irréparable ne sera causé entre le moment où ils quitteront le Canada et celui où les décisions relatives au contrôle judiciaire ou au statut seront rendues. Finalement, les demandeurs n'ont pas à être séparés de leurs enfants parce que ces derniers peuvent retourner en Hongrie avec eux.

Partie 3 : prépondérance des inconvénients

Les prétentions des demandeurs


[43] Les demandeurs soutiennent que la prépondérance des inconvénients les favorise étant donné que le ministre a eu amplement l'occasion d'exécuter la mesure d'expulsion et qu'il ne l'a pas fait. Comme la mesure d'expulsion n'a pas été exécutée, les demandeurs prétendent être établis au Canada. Il serait moins commode de les renvoyer que de les laisser rester ici pendant qu'ils attendent une décision quant à leur statut. La façon dont les demandeurs vont régulariser leur statut n'est pas importante : ils ont choisi de le faire en présentant une demande dans le cadre du Programme d'immigration des gens d'affaires.

Les prétentions du ministre

[44] Un précédent dangereux sera créé si on accorde un sursis aux demandeurs dans la présente affaire. Des milliers de demandeurs à travers le monde présentent des demandes mises en attente à des bureaux de visa à l'étranger. Ils ne viennent pas au Canada, comme les demandeurs en l'espèce, pour présenter une demande de cette manière. Cette façon de faire rend inopérante l'exigence selon laquelle les candidats immigrants doivent présenter une demande de l'étranger, à moins que le paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration trouve application, et qu'il existe des raisons d'ordre humanitaire qui permettent de passer outre à cette exigence. Les demandeurs ont eu amplement l'occasion de quitter le pays. Qui plus est, ils ont eu amplement l'occasion de régulariser leur statut. Ils ont choisi de faire ni l'un ni l'autre. Par conséquent, la prépondérance des inconvénients penche en faveur du ministre pour qu'il fasse observer la loi et qu'il expulse les demandeurs.

Décision : prépondérance des inconvénients


[45] La prépondérance des inconvénients favorise fortement le ministre en l'espèce. En agissant de la sorte, les demandeurs rendent inopérante l'exigence selon laquelle les candidats immigrants doivent présenter des demandes de l'étranger à moins que le paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration trouve application. Si la Cour accueille la présente requête, quiconque désire éviter d'être renvoyé du Canada n'aura qu'à présenter une demande à une ambassade du Canada à l'étranger et le ministre ne pourrait pas agir jusqu'à ce qu'une décision soit rendue. Une telle décision peut prendre beaucoup de temps. De plus, étant donné qu'ils sont visés par une mesure d'expulsion valide, les demandeurs ne peuvent pas retourner au Canada après une entrevue à Paris sans un permis du ministre. Si la Cour accueille la présente requête, les demandeurs contourneraient en réalité aussi cette exigence.

[46] Le 23 juin 1999, les demandeurs ont été avisés par lettre qu'ils n'étaient pas des DNRSRC et qu'ils disposaient de 37 jours pour quitter le Canada. Ils n'ont pas tenu compte de la mesure prise contre eux et n'ont pas fait le nécessaire pour régulariser leur statut au Canada. À titre d'exemple, ils ont choisi de ne pas présenter une demande fondée sur des raisons d'ordre humanitaire en vertu du paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration. Les demandeurs n'ont rien fait avant le 16 juin 2000, un an plus tard, date à laquelle ils ont reçu l'ordre de se présenter à l'Aéroport international Pearson afin d'être renvoyés en Hongrie. Le jour même, ils ont présenté une demande d'immigration à l'ambassade du Canada à Paris (France). Deux semaines plus tard, le 29 juin 2000, ils ont présenté une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire pour contester la décision d'exécuter la mesure d'expulsion valide. Les demandeurs demandent maintenant à la Cour d'accorder un sursis pour leur donner le temps de contester l'exécution de la mesure d'expulsion. Les demandeurs ont disposé de suffisamment de temps au cours de l'année qui a précédé l'exécution de ladite mesure pour la contester. Il n'existe aucune mauvaise application de la loi en l'espèce. En réalité, en raison du fait qu'ils ont attendu si longtemps pour agir, les demandeurs se sont imposés eux-mêmes une échéance que la Cour ne prorogera pas. Les demandeurs sont libres de donner suite à leur demande d'interjeter appel et de contrôle judiciaire de l'extérieur du Canada. Comme la Cour l'a déclaré dans Owusu c. M.C.I. :[26]


Peut-être feront-ils ce qu'ils auraient dû faire dès le début, c'est-à-dire présenter une demande « en règle » à l'extérieur du Canada. Cette Cour n'a rien contre eux : ils semblent être de braves gens susceptibles de devenir de bons citoyens canadiens, mais s'ils doivent atteindre leur objectif, ils doivent le faire en conformité avec le droit applicable. (Owusu)

O R D O N N A N C E

La présente requête est rejetée. Bien que les demandeurs aient démontré l'existence d'une question grave, ils n'ont pas su démontrer qu'ils subiraient un préjudice irréparable s'ils étaient expulsés en Hongrie. De plus, la tardiveté de leurs efforts et les méthodes choisies pour régulariser leur statut fait pencher la prépondérance des inconvénients en faveur du ministre.

F.C. MULDOON

J.C.F.C.

Traduction certifiée conforme

Kathleen Larochelle, LL.B.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

NO DU GREFFE : IMM-3406-00

INTITULÉ DE LA CAUSE : Gabor Horvath et autres c. M.C.I.



LIEU DE L'AUDIENCE : Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE : Le 10 juillet 2000

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

et ORDONNANCE PAR : Le juge Muldoon

EN DATE DU : 26 octobre 2000

ONT COMPARU :

Irvin H. Sherman, c.r. pour les demandeurs

Stephen H. Gold pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Martinello & Associates

Don Mills (Ontario) pour les demandeurs

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada pour le défendeur


[1] L.R.C. (1985), ch. F-7.

[2] (1994), 76 F.T.R. 151, [1994] A.C.F. no 496 (1re inst.).

[3] C.F. 1re inst., 4 avril 2000, IMM-4399-97, juge Denault.

[4] C.F. 1re inst., 3 février 2000, IMM-481-00, juge Dawson.

[5] C.F. 1re inst., 9 septembre 1999, IMM-4468-99, juge Nadon, [1999] A.C.F. no 1686 (1re inst.).

[6] C.F. 1re inst., 17 novembre 1992, 92-T-1647, juge Strayer.

[7] (1993), 61 F.T.R. 111, [1993] A.C.F. no 63.

[8] C.F. 1re inst., 24 février 1998, IMM-2701-97, juge Campbell; [1998] A.C.F. no 248 (1re inst.).

[9] C.F. 1re inst., 27 mars 2000, IMM-742-00, juge Pelletier; 2000 CanLII 15140 (CF), [2000] A.C.F. no 403 (1re inst.).

[10] 1993 CanLII 2955 (CF), [1993] 2 C.F. 199 (1re inst.), (1993), 63 F.T.R. 226.

[11] (1992), 53 F.T.R. 86, [1992] A.C.F. no 226 (1re inst.).

[12] (1995), 100 F.T.R. 201, (1995), 30 Imm. L.R. (2d) 166 (C.F. 1re inst.).

[13] (1997), 1997 CanLII 4708 (CF), 125 F.T.R. 269, [1997] A.C.F. no 124 (C.F. 1re inst.).

[14] (1988), 1988 CanLII 1420 (FCA), 86 N.R. 302 (C.A.F.), (1998), 6 Imm. L.R. (2d) 123 (C.A.F.).

[15] 1987 CanLII 79 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 110, (1987), 38 D.L.R. (4th) 321 (C.S.C.).

[16] (1998), 1998 CanLII 14841 (ON SC), 40 O.R. (3d) 74 (1re inst.), infirmé (1999) O.R. (3d) (C.A.), permission d'interjeter appel accordée [1999] C.S.C. no 558.

[17] Loi sur la Cour suprême, L.R.C. (1985), S-26, art. 40.

[18] 1999 CanLII 653 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 46, (1999), 177 D.L.R. (4th) 124 (C.S.C.).

[19] (2000), 4 Imm. L.R. (3d) 65 (C.F. 1re inst.), [2000] A.C.F. no 139 (1re inst.)

[20] C.F. 1re inst., 16 juillet 2000, IMM-2664-00, IMM-2775-00, juge Nadon , 2000 CanLII 15668 (CF), [2000] A.C.F. no 936 (1re inst.) .

[21] 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 R.C.S 817, (1999), 174 D.L.R. (4th) 193 (C.S.C.).

[22] (1995), 97 F.T.R. 118, (1995), 184 N.R. 230 (C.F. 1re inst.).

[23] 1994 CanLII 117 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 311, (1994), 111 D.L.R. (4th) 385 (C.S.C.).

[24] C.F. 1re inst., 8 décembre 1995, IMM-2884-95, juge Richard, [1995] A.C.F. no 1647 ((1re inst.).

[25] C.F. 1re inst., 14 juin 2000, IMM-2388-00, juge Blais, [2000] A.C.F. no 923 (1re inst.).

[26] C.F. 1re inst., 29 août 1995, IMM-2247-95, juge Muldoon, [1995] A.C.F. no 1166 (C.F. 1re inst.).